Marguerite Yourcenar est connue pour avoir accompagné la plupart de ses publications ou de ses rééditions d’un nombre important de préfaces, avant-textes, postfaces, notes diverses dans le but avéré d’orienter leur interprétation par la critique ou même par ses lecteurs, au nom de son autorité d’auteur.
Elle s’inscrit en cela dans la tradition classique des grands auteurs français : souvenons-nous de la fameuse Préface de Molière pour Le Tartuffe pièce qui avait fait scandale, en 1664, à la Cour du Roi et dans laquelle il s’explique, ajoutant même, dans les versions suivantes, 3 Placet adressés au Roi, pour se justifier ! Ou celle de Victor Hugo, en 1830, pour Hernani, qui est un discours direct au lecteur. Ou le long et minutieux Avant-propos de Balzac, en 1842, pour La Comédie Humaine. Dans tous les cas, il s’agit d’une manifestation plus ou moins autoritaire ou habile de l’auteur sur son propre texte.
C’est ainsi que Yourcenar a obtenu des Éditions Gallimard le privilège de rédiger elle-même la partie Chronologie pour la publication du volume de ses Œuvres Romanesques pour la Bibliothèques de La Pléiade (1982), contrairement à la tradition de cette collection. Elle termine son « Avant-Propos » par cette affirmation péremptoire, se référant aux éditions remaniées de certains de ses textes : « tout texte publié dans la Pléiade étant, par définition, un texte définitif ». Par ailleurs, elle a accordé plusieurs entretiens à des journalistes culturels dans lesquels elle explique longuement ses textes, ses choix.
Elle a aussi joint à deux de ses principales œuvres des paratextes explicatifs : pour Mémoires d’Hadrien des Carnets de notes et d’une Note et pour L’Œuvre au noir d’une Note de l’auteur. Dans le but de se présenter comme un écrivain équilibré, mesuré, distancié, responsable de sa vie et de son destin, et, bien sûr, de sa production. Dans tous les cas, l’autorité de Yourcenar est proclamée et revendiquée hautement, sans discussion aucune. C’est une façon pour elle de construire son œuvre dans sa cohérence et son image aux yeux des autres.
Ce désir de maîtrise totale des textes par son auteur apparaît aussi dans la correspondance que les éditions Gallimard ont entrepris de publier depuis 1995. En effet, Yourcenar a écrit des centaines de lettres, tout au long de sa vie, établissant des doubles pour nombre d’entre elles, mais n’a permis à ses ayants droit que la publication posthume du courrier le moins intime : plus de 2000 d’entre elles sont conservées dans le Fonds Yourcenar de la Houghton Library, de l’université américaine de Harvard. Un certain nombre de ces lettres sont destinées, par une clause testamentaire, à rester sous scellés pendant 70 ans après la mort de Yourcenar, c’est-à-dire jusqu’en 2057. Ce qui ouvre des perspectives intéressantes aux futures générations de chercheurs !
Ce contrôle permanent au-delà de sa mort est une première forme d’autorité chez elle. Yourcenar s’inscrit, de fait, dans la grande tradition de la correspondance littéraire. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si la correspondance des grands écrivains est seulement une communication de caractère privé à laquelle nous accédons par effraction, comme des intrus dans un échange qui, en principe, ne s’adresse pas à nous, mais dont l’écrivain a permis, donc souhaité et contrôlé, la divulgation.
Dans le cas de Yourcenar, ce ne sont pas des lettres croisées et nous n’avons donc qu’une face de cette interface que suppose tout échange épistolaire. C’est précisément l’intérêt de ces correspondances croisées. Citons, parmi des centaines, celles d’Alain Fournier et de Jacques Rivière, d’Albert Camus et de Pascal Pia, de Paul Celan et de son épouse, d’André Gide et de Jacques Schiffrin et, plus récemment, proche des auteurs que nous abordons, celle de Pierre Drieu La Rochelle et de l’argentine Victoria Ocampo, ou en 2016 celle d’Albert Camus à André Malraux out d’André Breton à Simone Kahn, sa première épouse.
Avec Yourcenar, il s’ensuit une frustration assez gênante à la lecture de ces centaines de lettres: nous n’avons jamais le texte de l’autre, ni son message d’origine ni sa réponse à celui de Yourcenar. Le discours de Yourcenar en devient absolu, autoritaire, sans appel. Sa parole est dominante, et l’on aimerait bien, dans de nombreux cas, lire le texte de l’autre, pour mieux comprendre celui de Yourcenar.
La correspondance publiée à ce jour porte sur les années qui vont de 1903 à 1963. Elle est donc incomplète puisque Yourcenar meurt en décembre 1987. Le premier titre, Lettres à ses amis et quelques autres, 1909-1987 (1995) renvoie à l’attitude ironique de Yourcenar avec certains de ses correspondants ; le deuxième D’Hadrien à Zénon, 1951-1956 (2004) à ses deux principaux personnages et les autres à des extraits de ses textes qui correspondent à sa philosophie de la vie. : Une volonté sans fléchissement, 1957-1960 (2007) et Persévérer dans l’être, 1961-1963 (2011).
On peut, au passage, se poser la question de la pertinence de ces titres choisis pour ces volumes de correspondance, titres qu’à l’évidence Yourcenar n’avait pas choisis, de son vivant. Ce qui n’est pas le cas, par exemple, pour le troisième volet de ses souvenirs, Quoi ? L’Éternité, livre posthume certes, mais dont le projet était bien avancé et annoncé comme tel, avec ce titre, par Yourcenar dans toutes ses déclarations écrites et orales.
Il n’en demeure pas moins qu’il eût été peut-être plus sage d’adopter, comme cela se fait pour la plupart des correspondances de grands écrivains, la formulation plus neutre de « Correspondance de Marguerite Yourcenar ». Comme ce fut le cas, pour ne citer que quelques exemples récents, avec : André Gide : Correspondance, 1922-1950 ; Paul Verlaine : Correspondance générale, Tome I, 1857-1885 ; Claude Debussy, Correspondance (1872-1918) ; Gustave Flaubert, Correspondance, tome V, 1876-1880 ; Marcel Proust, Correspondance ou Lettres comme récemment d’André Breton à Simone Kahn.
On comprend, bien sûr, les raisons des spécialistes qui ont fait cet excellent et nécessaire travail de sélection pour le premier volume qui se présente comme une Anthologie, et de reproduction purement chronologique pour les trois autres parus à ce jour. Ils ont certainement voulu donner une sorte de cohérence à un ensemble qui peut paraître, au lecteur d’aujourd’hui, à la fois chaotique, dispersé et fragmentaire, et vite obscur comme l’est toute vie humaine
En tout cas, il est fascinant de voir comment Yourcenar contrôle ses textes, leur interprétation, leur publication dans des revues littéraires ou des journaux, les illustrations de nouvelles éditions, les adaptations au théâtre de certaines œuvres, le choix de ses éditeurs, ses droits d’auteur, l’organisation de ses tournées de conférence ou ses propres voyages etc….
Avec le premier volume de la série D’Hadrien à Zénon (Yourcenar, 2004) nous découvrons, par exemple, dans la correspondance de l’année 1951, la terrible bataille entre l’auteur et les éditions Gallimard qui veulent éditer Mémoires d’Hadrien au nom d’un ancien contrat signé en 1938, que Yourcenar juge obsolète. On sait que la revue de La Table Ronde avait présenté de bonnes pages du livre au cours de l’été 1951, et qu’elles furent particulièrement remarquées. Mémoires d’Hadrien sera publié par les éditions Plon en décembre 1951.
Yourcenar veut publier son texte chez Plon, au point d’en retarder la sortie jusqu’à obtenir finalement gain de cause, cas étrange d’un auteur qui censure une œuvre, dont elle sent qu’elle est un chef d’œuvre, pour affirmer sa liberté dans le choix de son éditeur. C’est ainsi qu’elle écrit à Roger Martin du Gard : « Au point de dégoût et d’exaspération où j’en suis, le succès, et même la publication, m’importent bien moins que la liberté. » Ce combat et cette réflexion sont le meilleur exemple de ce qu’était la forte personnalité de Yourcenar.
Dans le cycle D’Hadrien à Zénon, le deuxième volume prend comme titre une citation de Yourcenar elle-même : « Une volonté sans fléchissement » (2007). En effet, cette affirmation d’une volonté permanente dans l’organisation de sa vie et de son œuvre, est revendiquée au détour d’une longue lettre à l’universitaire Henri Godard. Elle prend le temps de lui expliquer les rapports de l’histoire et du roman dans son livre et affirme que la sagesse hadrianique : « demande une attention perpétuellement en éveil, une volonté sans fléchissement et sans raidissement dont bien peu de nous sont capables, surtout au milieu des vaines violences, des bruyants lieux communs, et des écrasantes routines de notre temps. ». Affirmations encore d’actualité…
Bien qu’auréolée du succès mondial des Mémoires d’Hadrien, (1951) Yourcenar continue, dans ces lettres qui couvrent les années 1957-1969, de se montrer très combative, entêtée parfois, intransigeante toujours, dans la justification de ce qu’elle estime être son bon droit. Elle écrit souvent à Jean Mirat, un de ses avocats, à Marc Brossollet, autre avocat, à Gaston Gallimard. Elle obtient de ce dernier qu’il publie ses textes dans l’ordre qu’elle a choisi, entre anciens et nouveaux, et exige ensuite vigoureusement ses droits d’auteur, de même qu’au Théâtre des Mathurins pour la pièce Electre.
Cette succession de messages pourrait sembler ennuyeuse, répétitive, dépassée à un lecteur qui ne chercherait pas à avoir une connaissance exhaustive de la vie de Yourcenar. Et pourtant, on ne peut qu’admirer cette femme qui, de sa maison lointaine de l’île des Monts-Déserts, ou parfois d’une chambre d’hôtel quand elle est en déplacement, envoie des listes d’errata très précis et pressants pour la publication ou la nouvelle édition de textes comme Feux, son essai sur Piranèse, les Charités d’Alcippe, ou Denier du rêve. Par exemple, son livre de traduction des poèmes de Cavafy à peine publié, elle envoie une liste de 76 corrections à apporter le plus vite possible.
C’est dans le même esprit qu’elle exige que les Carnets de Notes de « Mémoires d’Hadrien » soient placés en fin de volume et non en début et qu’elle écrit à Charles Orengo : « Un journal de bord d’un écrivain, comme vous l’appelez, n’a de valeur (et alors, parfois du point de vue psychologique et technique) que lorsque le lecteur a déjà pris connaissance de l’œuvre dont il s’agit. Présenté avant cette œuvre, et en tête de volume, il ne serait plus qu’un témoignage d’égotisme et de vanité introspective de mauvais aloi. Quel que soit mon désir de voir paraître ce texte, qui à sa place est essentiel, je serai < forcée de retirer ma permission de le publier dans cette édition > préférerai ne pas le voir paraître du tout à le voir paraître en tête de l’œuvre. »
Au scénariste et acteur Frank Andron qui lui parle d’une possible adaptation au cinéma des Mémoires d’Hadrien, elle dit l’intérêt qu’elle manifeste pour ce projet mais ajoute aussitôt : « Mais je tiendrais, bien entendu, à avoir le plus complet droit de regard sur le commentaire (qui, en pareil cas, est presque toujours l’écueil), comme aussi sur les œuvres d’art et paysages choisis, ainsi que sur le style de la production »
Les choses sont claires…