Les mains dans les poches : Robert Bentchley (Les enfants, pour quoi faire ?)

Faut-il encore présenter Robert Benchley ? Dire qu’il faut collectionner d’urgence ce spécialiste du supplice des week-ends, maître en décalage, humour noir et poil à gratter ? Oui, celui qui se demande, dans un livre qui vient de reparaître en poche aux Nouvelles Editions Wombat, Les Enfants pour quoi faire ?

Robert Benchley (1889-1945) fut chroniqueur pour Vanity Fair et le New Yorker. Un auteur de textes insolents, absurdes, d’une drôlerie irrésistible. À lire n’importe quel jour de la semaine, ou les week-ends, pour prendre la mesure de leur supplice, et surtout pas, comme le recommande ironiquement son fils dans la préface, « à dose homéopathique ».

La cinquantaine d’articles rassemblée dans Le Supplice des week-ends illustre à merveille l’étendue du rire selon Benchley, qui excelle à croquer le quotidien et les paradoxes de la modernité. Que le registre soit celui de la satire, de la dérision, du nonsense, il s’agit toujours de saisir le détail faisant dérailler la logique, l’apparence ou la façade. Benchley est pince-sans-rire, profondément ironique, il ne cesse de se moquer de lui-même et de ses contemporains et aucun de ses textes, pourtant publiés dans la presse américaine dans la première moitié du XXè siècle (1915-1945), n’a pris une ride.

Benchley saisit son époque sur le vif, la met en perspective, l’interroge, la questionne, l’humour est son levier. Tout devient drôle sous sa plume acérée, la vie judiciaire, les écrits scientifiques, la vie sociale du triton, les visites chez des amis le week-end, la paperasse administrative et bureaucratique, toutes les absurdités crées par les obligations sociales que Benchley expose, décortique, dont il s’amuse avec brio et verve. C’est absolument irrésistible.

Vous saurez comment écrire le scénario d’une tragédie américaine, un opéra, parler français (si vous êtes Américain), couper aux barbants récits de voyage de vos amis, échapper au péril dominical, pourquoi Budapest n’existe pas, etc. Benchley pastiche les guides de développement personnel, vous explique comment survivre à un voyage en train avec des enfants, comment passer son temps à ne rien faire au bureau et avoir l’air débordé, et même « Comment venir à bout de tout ce qu’on doit faire » : « Le principe de mon énergie et de mon efficacité incroyable n’est pourtant pas bien compliqué. Il repose sur l’application d’un principe psychologique bien connu, dont j’ai poussé le perfectionnement à un degré tel qu’il est maintenant devenu presque trop perfectionné, et qu’il faudra me faudra bientôt lui restituer un peu du côté rudimentaire qu’il avait initialement.
Ce principe psychologique, le voici : N’importe qui peut accomplir n’importe quelle tâche, aussi lourde soit-elle, pourvu que ce ne soit pas celle qu’il est censé accomplir à ce moment-là ».

Frappé du coin du bon sens, non ? On se demande donc bien pourquoi personne ne (le) collectionnerait.
De sourires en éclats (de rire), un univers délirant se construit, comme dans la seconde partie de Pourquoi personne ne me collectionne ? (Rivages poche), lorsque l’auteur se livre à une parodie judiciaire et policière.
Les Crimes fascinants
est une microfiction, sous forme d’enquêtes, suite à une « récente série d’assassinats étranges survenus dans la petite ville française de Messy-sur-Saône ».
Une affaire célèbre et pourtant « sans intérêt », entre sens et nonsense, qui passionnera « les gens qui s’intéressent aux meurtres (et qui, à part peut-être les victimes elles-mêmes, ne s’intéresse pas aux meurtres ?) ». On suivra donc le récit désopilant de Benchley, des « indices révélateurs » aux « conseils aux gangsters ».

Toute la première partie du recueil est, elle, centrée sur nos tracas quotidiens, ces tâches ingrates et répétitives qui deviennent des odyssées du rire sous la plume caustique et délirante du chroniqueur : la déclaration de revenus, la rédaction de lettres (source, on le sait, de la majeure partie des conflits mondiaux), le rangement de son bureau (première – bonne – résolution de l’année) :

« Le premier acte de ma campagne pour faire de cette toute nouvelle année une bien meilleure année, pour vous comme pour moi, c’est de ranger mon bureau. Je me suis attelé à cette tâche il y a maintenant un peu plus d’une semaine, mais, jusqu’ici, je n’ai pas dépassé le deuxième tiroir de gauche. Je suis persuadé que des gens ont dû s’introduire ici en cachette au cours des trois ou quatre dernières années et déposer des choses dans ces tiroirs pendant que je dormais ».

Ce bureau bordélique est à l’image de l’inventaire à la Benchley : il sera question, dans le recueil, aussi bien de bicyclettes que d’une brochure intitulée Le Contrôle du nématode à galles, de politiques que d’assureurs, et même, d’un plan quinquennal (ou peut-être en six ans). Seul lien de ce désordre apparent, le regard que Robert Benchley porte sur les êtres et les choses, acute (aigu). On ajouterait bien inénarrable. Mais les récits existent.

On comprend alors le saugrenu de ce titre : pourquoi personne ne me collectionne ? « Qu’est-ce qui répugne tant aux collectionneurs chez moi et dans mes livres ? Je suis plutôt bien de ma personne – dans un genre assez peu commun – et je parle le français couramment – je vais même jusqu’à émailler certains de mes écrits de phrases en français. (…) Malgré cela, des professionnels hospitaliers m’ont raconté qu’en moyenne les patients qui s’en allaient lassaient derrière eux plus d’exemplaires de mes livres que de ceux de n’importe quel auteur. Les gens pourraient au moins faire l’effort d’emporter mes livres chez eux, non ? »

Poursuivons la découverte de ces anti-guides de développement personnel avec Les enfants pour quoi faire ? un recueil de quinze textes et d’autant de bébés, moutards et petits monstres. Il s’ouvre sur un appendice au fameux livre du Dr Emmett Holt, Comment prendre soin de son enfant, fiches qui répondent aux questions pratiques et essentielles non abordées par le célèbre pédiatre, du bain aux repas, des habits aux promenades. La suite du livre se focalise sur des expériences non moins fondamentales de la vie des parents : porter bébé, l’éduquer (bataille perdue d’avance, «de toute façon, je ne vois pas où peut mener toute tentative pour éduquer les enfants, sinon au chaos»), voyager avec lui, laisser épanouir sa créativité innée (pour boucher les serrures à la pâte à modeler ou piétiner les capucines des voisins), le faire lire, l’emmener au musée, mais aussi l’école, les vacances, tout est là : Les Enfants, pour quoi faire ? est une somme, parodiant les livres éducatifs, les bons conseils pédagogiques, les idées reçues et conservatismes, les passant au prisme d’un regard qui décape.

Aujourd’hui « un enfant de trois ans ne peut pas porter son petit poing potelé à la bouche pour en retirer un morceau de tapis à moitié mâchouillé sans faire aussitôt l’objet d’un séminaire psychologique de spécialistes de la protection de l’enfance, suivi d’une étude publique, en compagnie de cinq cents autres enfants qui ont mis la main à leur bouche pour une raison ou une autre, intitulée : Le ratio du suçage de pouce chez les enfants d’âge périscolaire et sa relation avec la mastication des tapis ». Puisqu’il faut tout expliquer, décrypter, justifier, rationaliser, Benchley pousse la logique à son paroxysme, il explique, décrypte, justifie, rationalise mais de manière surréaliste et décalée :

Pourquoi faut-il prohiber l’usage de gants de toilette pendant le bain de l’enfant ? parce que « les gants de toilette sont trop faciles à avaler et, après en avoir avalé six ou sept, l’enfant a tendance à être ballonné et léthargique ».

Pourquoi l’enfant refuse-t-il de répondre à la question de la gentille Mme Kalbfleisch « il dit quoi le chien-chien ? » ? Parce que le chien-chien n’existe pas et que le chien, appelé avec précision et « respect », « ne peut rien dire. Il aboie, si c’est ce à quoi vous pensez ».

Pourquoi ne pas prendre le train avec un (ou pire plusieurs) enfant(s) ? Parce que cela « équivaut grosso modo à voyager en troisième classe en Bulgarie. Il paraît qu’il n’existe aucune catégorie au monde inférieure à la troisième classe des chemins de fer bulgares ».

Pourquoi emmener ses enfants au musée est une très mauvaise bonne idée ? « Au dernier décompte, le mot « regarde » a été crié quatre-vingt deux fois, et chaque fois vous avez regardé. Quarante-trois questions vous ont été posées, auxquelles vous avez donné quarante réponses incorrectes et, pour trente-quatre d’entre elles, l’erreur a été découverte. Il est grand temps que vous rentriez chez vous ». Après avoir lu Benchley et ses quinze chroniques hilarantes, vous disposerez d’une batterie d’arguments imparables pour justifier votre refus de vous reproduire.

Robert Benchley, Les enfants, pour quoi faire ? traduit de l’anglais (USA) par Frédéric Brument, Nouvelles éditions Wombat, collection « poche comique », n° 5, 128 p., 6 € 50