L’humanité au-delà de la langue : Pomme Z de Ginevra Bompiani (Le grand entretien)

Ginevra Bompiani © Christine Marcandier

Ce que Ginevra Bompiani dit à ses lecteurs dans Pomme Z, c’est que l’humanité et le vivant valent plus que toute langue, plus que toute littérature, plus que toute autre idée d’absolu. La langue est loin pour elle d’être un outil conceptuel, la langue est une émotion, un moyen pour ressentir les autres, pour les approcher. Le mot est un mot surtout parce qu’il fait l’expérience de la voix et parce qu’il va à la rencontre du monde. Dès lors écrire pour Ginevra Bompiani, signifie porter à la connaissance du lecteur ces rencontres qui ont percé, nourri, accru sa vie mais qui auraient pu être comme « transcendées » si elle n’était pas un peu restée en deçà, si elle avait su faire taire cette forme d’émoi, de délicatesse de discrétion qui l’a inévitablement séparée des chemins de personnes rencontrées.

Le livre se présente comme un recueil de textes-souvenirs comme une mémoire de l’amitié perdue et retrouvée dans ces lignes. La force du texte tient à la splendeur des portraits esquissés de ces gens célèbres qui précisément dans l’amitié libre, détachée de tout lien de prestige, se livre simplement à l’entente des êtres. Gilles Deleuze, Ingeborg Bachman, Anna Maria Ortese, Elsa Morante, José Bergamín, Sonia Orwell, Giogio Manganelli, Jean-Paul Manganaro (l’excellent traducteur de ce recueil) sont ces proches qui, grâce à Ginevra Bompiani, nous deviennent proches par l’éloignement dont elle dépeint ici le mouvement.

C’est peut-être d’une fissure qu’elle nous parle, de ce qui se place comme dans un intervalle entre moi et autrui, de ce savoir de l’amitié qui empêche la communication familière qui me paraît se trouver aux antipodes de l’auteur. Elle nous dit que le silence est beaucoup plus parlant que toute parole, que le langage se place en dehors de l’entente. Le sentiment amical passe par la reconnaissance d’une certaine étrangéité qui surgit du rapport authentique ayant lieu au-delà des artifices d’un dialogue revendiquant juste la vérité d’un faux-semblant.

Pour cette raison la rencontre entre une vieille femme bosniaque et l’écrivain ouvre le recueil avec l’ouverture même à une présence qui, dans sa séparation fondamentale, s’offre comme une véritable exigence du rapport entre les êtres. Partie pour la Bosnie-Herzégovine pour y acheminer un convoi de vivres vers des populations de réfugiés, l’écrivain fait la rencontre d’une figure qui a trait au « mythe », la femme s’adresse à l’auteur dans une langue à elle incompréhensible mais qui résonne plus que tout autre mot connu. C’est l’humain qui fait son apparition, avec la fragilité d’une vie qui n’est faite que pour mourir. La vieille femme de Bosnie qui a risqué sa vie pendant la guerre, rejoint dès lors l’amie Elsa Morante qui en saluant l’auteur depuis son lit d’hôpital, lance un tout dernier et définitif « ciao, ciao, ciao ».

Ginevra Bompiani recherche l’effet régénérant de la touche « pomme + Z » qui en technologie donne la possibilité de revenir en arrière. Dissiper le définitif et le clos, s’en détourner même pour appeler précisément la continuité d’un regard, d’un sourire, d’un ciao.

D’une rive à l’autre rive s’accomplit dans ce recueil la césure existant entre vie et mort. Une césure qui donne à cette grande communauté du sensible que Ginevra Bompiani dresse, la saveur du myrte sauvage qui naît de ce côté là de la Méditerranée.

Ginevra Bompiani, Pomme Z, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, éd. Liana Levi, mai 2017, 128 p., 13 € — Lire un extrait

Le grand entretien
Ginevra Bompiani, « L’écriture est d’abord un affect »

Paris, 3 avril 2017, par Christine Marcandier et Simona Crippa