La jouissance létale du fascisme

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Un jour, il y a des années maintenant, j’ai lu une phrase stupéfiante. Cette phrase figurait dans un livre de philosophie. À l’époque, encore lycéen, je n’étais pas sûr de toujours bien saisir ce qui était écrit dans ce genre d’ouvrages. Mais lire était en soi un événement. Je sentais que quelque chose s’accordait à mon être en le désaccordant du monde que par ailleurs il subissait. Je lisais pour m’alléger. Je lisais comme on dévale une pente.

Je m’aperçois aujourd’hui que mon acte de lecture ressemblait, en son ordre, à celui de Mouchette, cette gamine au destin bouleversant filmée par Bresson.

Je n’ai pas cessé depuis de voir ce corps menu s’enroulant sur lui-même plusieurs fois de suite, dégringolant dans le fouillis en noir et blanc des herbes du talus avant de s’immobiliser in extremis au bord de la rivière.

Oui, je lisais façon Mouchette. Comptait alors moins ce que je pouvais comprendre de ces lignes, de ces pages, que l’effet que produisait sur moi tout ce qui m’en échappait. Valait plus à mes yeux la folie du dévalement que la peur de sombrer dans une eau très profonde. Reste que cette phrase-là, je l’ai comprise aussitôt.

Quelques années plus tard, deux ou trois, guère plus, j’ai vu un film. J’aimais beaucoup le cinéma et je découvrais avec passion les livres des philosophes qui allaient m’accompagner et qui l’ont fait depuis. Les choses étaient liées. Les prestiges, la magie du premier m’attiraient dans une caverne de velours rouge tandis que la lecture des seconds m’incitait à examiner pourquoi j’aimais tellement y aller. Était en jeu, ici et là, je le pressentais, l’exposition d’une vérité nouvelle sous le rapport d’une lumière et d’une durée que j’apprenais à reconnaître pour les faire miennes.

Si je dis ce soir qu’une scène de ce film m’a chaviré, je me tiens néanmoins encore sur le bord de cette vérité. Il me faut par conséquent en dire davantage. Lorsque j’ai vu la scène en question — en réalité, c’est le film tout entier qui se condensait en quelques plans —, m’est soudain apparu qu’elle s’enveloppait dans cette phrase lue auparavant.

Une phrase de philosophie n’est pas plus paraphrasable qu’un théorème de mathématique. Elle ne l’est pas plus qu’un poème qui dit, au mot et au silence près, ce qu’une langue pensive lui fait dire. Si bien qu’on devrait le plus souvent se contenter de la citer. Ce serait déjà bien. De la ruminer, comme dirait Nietzsche. Ce serait mieux. Éventuellement de la commenter, c’est-à-dire à la lettre de penser avec elle.

Je ne la commenterai pas ici, faute de temps, mais la citerai bientôt. Avant cela, je voudrais raconter brièvement la scène du film.

Une journée particulière d’Ettore Scola

Nous sommes à Rome, le 8 mai 1938. Les images d’archives nous rappellent que ce jour-là, Hitler rencontre Mussolini et qu’à cette occasion, une cérémonie officielle doit avoir lieu. Elle rassemblera un peuple, effet d’une fiction performative, avec l’emphase qu’on sait.

Comprenons bien ce qui se passe.

L’arrivée du Führer et de sa clique implique ipso facto que tous les corps vivants des femmes et des hommes se rejoignent sous le ciel romain pour célébrer l’événement. Les maisons, les appartements vont ainsi se vider provisoirement de leurs habitants pour la bonne raison que la désertion de la sphère privée est la condition de l’esthétisation de l’espace public. Chacun se doit donc d’y être, chacun doit y voir ce qui sera montré, écouter ce qui sera déclaré, hurlé, amplifié. Chacun doit aussi y être vu et, ce faisant, connaître l’exaltation mimétique que suppose le culte partagé de la force et de l’ordre tels que les chefs de meute savent le mettre en intrigue en le dramatisant.

J’en viens maintenant à la scène. Pour cela, doivent apparaître le corps d’une femme et celui d’un homme. Deux corps soustraits à l’injonction générale qui marque cette journée.

Sans se connaître, ces deux-là vivent dans le même immeuble. La femme s’appelle Antonietta, l’homme Gabriele. Elle est l’épouse d’un admirateur ordinaire du Duce et la mère dévouée de six enfants. Lui, Gabriele, est un intellectuel. Il y a peu, il travaillait encore à la radio avant d’en être exclu à cause de son homosexualité. Aujourd’hui, ni elle ni lui ne vont assister à la parade militaire. Restée seule à la maison puisqu’à jamais requise par les tâches ménagères, elle n’ira pas. Lui non plus n’ira pas, pour des raisons qu’on imagine.

Antonietta est une femme simple. Elle est filmée ici, vêtue d’une blouse, un oiseau dans les mains. En caressant le plumage de l’animal, elle cache comme elle peut son embarras d’être en présence de Gabriele, l’homme distingué, bien élevé, qui de son côté converse au téléphone. Combiné raccroché, l’homme se retourne, l’air préoccupé, lorsque l’idée lui vient, saugrenue, magnifique, d’enseigner à cette femme très belle, un peu triste, une danse. Voilà qu’il esquisse déjà quelques pas : « uno, due, tre… uno, due, tre… uno, due, tre ». Miracle du cinéma, avant même d’être engagés par ce duo improvisé, les pas tracés à la craie sur le sol du salon : « tre, due, uno… tre, due, uno… tre, due, uno ». Voilà qu’il prend maintenant le bras de la femme. Qu’il l’invite à le suivre : « uno, due, tre… uno, due, tre… uno, due, tre ». Mais qu’est-ce qui se passe ? « Ma che stiamo facendo ? », demande la femme timide, empruntée, qui ne sait pas danser, qui cache à la va-vite son bas troué dans sa pantoufle, que nul n’a peut-être regardé comme le fait à présent cet homme doux et joueur. « La rumba ! » répond Gabriele, « La rumba ! » Pendant quelques minutes, au son d’un disque posé sur le gramophone, l’innocence joyeuse d’un couple d’inconnus qui danse anéantit la mise au pas commandée par l’Histoire.

Lorsque j’ai vu cette scène, lorsqu’à l’écran se sont mis à danser les corps vivants et si beaux d’Antonietta et de Gabriele tandis qu’en ville tous les autres acclamaient les tyrans, la phrase que j’avais lue m’est revenue. Elle trouvait tout-à-coup une résonance inattendue. Au son de cette rumba, elle renforçait cette puissance qui m’avait, je l’ai dit, sidéré dès la première lecture.

Il me faut maintenant citer la phrase.

Vous verrez comme moi qu’elle est aussi éclairante que redoutable de vérité. Vous verrez comme moi que sa portée reste inentamée.

La voici : « Hitler faisait bander les fascistes. Les drapeaux, les nations, les armées, les banques font bander beaucoup de gens. »

Cette phrase est de Gilles Deleuze et de Félix Guattari. On la trouve à la page 352 de ce premier livre écrit à quatre mains par deux penseurs majeurs de notre temps et publié en 1972, L’anti-Œdipe.

Il est hors de question de se demander, précisément parce que nous les aimons, ce qui, pour leur part, fait bander les deux personnages d’Une journée particulière, le film d’Ettore Scola que j’évoque ce soir. Il est hors de question de se le demander car il en va de leur liberté et, en retour, de la nôtre. Pour autant je sais, nous savons, nous qui les avons vu danser et rire, nous qui les avons vu vivre des moments d’une tendresse inouïe et paradoxale — inouïe car paradoxale — que ce n’est pas, que ça ne peut pas être ce pantin criminel qui a pour nom Hitler.

Que faire désormais de ce montage qui fait se rencontrer une phrase et un plan de cinéma ? Difficile de répondre en deux mots, sinon qu’il faut peut-être au moins se demander, se demander enfin, je veux dire sérieusement, ne serait-ce que pour débrouiller un tant soit peu cette affaire effroyable de tentation fasciste chronique, bref pour comprendre — ce que par nature une campagne électorale met de côté —, ce qui peut bien faire bander les fascistes.

S’il s’agit de saisir l’adhésion des plus démunis, il va de soi qu’on ne tient pas pour rien les déterminations conjoncturelles — le fascisme se nourrit toujours de la misère (économique, sociale et symbolique) — mais, reprenant ici la distinction précieuse entre cause et raison, on doit voir dans ces déterminations de simples causes, en tant qu’elles produisent les effets, non ce qui permet de rendre compte en vérité de ladite adhésion.

Cerner les raisons de celle-ci supposerait plutôt de se demander pourquoi, dans la manifestation ostentatoire d’une violence haineuse et régressive, dans l’usage délétère du langage, le désir de l’humain peut se perdre à ce point qu’il croit ici trouver son bien.

Se demander en somme pourquoi, au lieu d’opter pour l’aventure d’une existence qui se construit infiniment, le désir d’un sujet, celui d’une foule, se met à lorgner vers la mort et, simultanément, à tirer, de se vautrer dans le fini, une jouissance étrange. Une jouissance létale, celle des êtres qui choisissent justement de n’être plus, sauf à célébrer la haine, à œuvrer pour la mort, celle des autres, de tous les autres qu’ils ne sont pas, qu’ils ne supportent pas de savoir en vie, et, sans qu’ils sachent, d’avoir toujours déjà ainsi loué leur propre mort.

Je crois qu’il est salutaire de se poser ces questions-là.

Oui, il est temps de le faire, en gardant à l’esprit ces mots qu’écrivait Pier Paolo Pasolini à la fin de sa vie : « Nous n’avons rien fait pour qu’il n’y ait pas de fascistes. Nous les avons seulement condamnés, en flattant notre conscience avec notre indignation ; plus forte et impertinente était notre indignation, plus tranquille notre conscience […] »