Ce monde, le corps, le silence, par Frank Smith et Jean-Philippe Cazier

nous n’écrivons pas dans la langue mais dans l’air et dans la terre
nous écrivons de la poésie
nous écrivons de la poésie allemande
nous écrivons de la poésie juive
c’est ce que fait la phrase
écrire vers autre chose et le laisser se taire
dans cette langue détruite
c’est ce que la phrase cherche
l’écriture détruite
le silence politique du monde
le silence de chaque victime de l’histoire
le silence de chaque vie de l’histoire
le silence de chaque animal de l’histoire
le silence de chaque ciel de l’histoire
de chaque pluie de chaque rêve
le vivant des choses du monde
ce que dit le silence
la nuit de la nuit du silence
des peuples effacés le silence des animaux
le silence de chaque visage
le silence de chaque désert
le corps dit qu’il est un autre
le corps a les cheveux rouges
le corps écoute des voix dans sa tête
le corps écrit sur une page blanche ce que disent les voix
le corps écrit avec son sang rouge
le corps écrit que Dieu n’existe pas
le corps est frappé par un commando fasciste du groupe Occident
le corps est en sang écrit avec son sang
le corps est frappé par un commando du Parti Communiste Français
le corps dit qu’il est toujours en construction
il dit c’est-à-dire le corps toujours en destruction
le regard du corps est bleu comme le regard des enfants et des chiens
le corps est aveugle
le corps parle de l’histoire et d’écrire des livres différents
le corps dit qu’il faut rendre leur cri aux mots
il dit qu’autre chose viendra mais nous ne savons pas
il dit que ce qui viendra n’a pas d’équivalent dans la pensée
il dit que c’est cela qui est écrit de livre en livre
que nous ne pouvons pas savoir ce qui viendra après que tout aura été détruit
que nous ne pouvons pas savoir ce qui viendra après l’histoire de l’humanité
il dit que ce sera peut-être de la musique
le corps a les yeux fermés
le corps montre son visage et ce visage n’est rien
le corps regarde et ce regard n’est rien
le corps est aveugle son regard est inconnu
le visage du corps est inconnu
le corps fume une cigarette
le corps dit que le soleil ne se couche jamais
le corps écrit aussi sur les murs
il écrit sur les murs blancs avec son sang rouge
le corps parle de l’histoire de l’humanité et de la masse innombrable des morts
de l’histoire de l’humanité et du nombre infini des corps massacrés
le nombre sans fin des corps massacrés est le nombre absolu
le nombre innombrable qui n’a pas d’équivalent dans la pensée
le langage des corps morts de l’histoire est le langage absolu
le langage silencieux qui n’a pas d’équivalent dans la pensée
le corps lit Hannah Arendt et parle du totalitarisme
il dit que l’histoire c’est le totalitarisme et que l’histoire n’a pas d’avenir
il dit que le capitalisme c’est le totalitarisme comme le communisme et toute pensée connue ou inconnue jusqu’à présent
le corps dit que la fin du totalitarisme est dans l’avenir
que la fin du totalitarisme sera la fin des mots et des images
sera la fin du capitalisme et des mots et des images car les mots les images le capitalisme sont la même chose
qu’autre chose viendra mais nous ne savons pas
que nous ne pouvons pas savoir ni le dire ni le montrer
qu’il nous faudra autre chose que les mots et les images pour montrer et dire
le corps lit l’Ecclésiaste et parle du vent
il dit l’avenir sera le vent
que la fin du capitalisme viendra avec le vent
que la fin du totalitarisme vient avec le vent
que nos mots et nos images seront comme le vent et se dispersent
que seul le vent existera et que le monde alors pourra recommencer
que seul le vent existe et que le monde alors peut recommencer
que le vent est toujours une violence qui ruine la syntaxe
il dit que seul le vent existe le hasard et le vent sans mémoire
l’ample chant du monde
j’écris des textes qui ne sont pas dit-il
des textes qui sont sans rien
nous manquons de l’intelligence du vent et du rien dit le corps
seul le vent existe
le corps s’appelle Omar
le corps parle des crimes de Staline
le corps dit que nous sommes pauvres nous sommes sans rien
le corps parle de la lutte des classes qui est une lutte des corps
le prolétariat est une classe des corps opprimés
ce monde est autant le vôtre que le nôtre dit le corps
ce monde est autant le monde des pauvres que des riches
ce monde est celui de vos corps et de nos corps
ce monde est autant celui des hommes que des femmes que des animaux des arbres et des nuages et du vent
ce monde est celui de tous nos corps qui sans cesse ressuscitent
nous manquons de l’intelligence de ces choses dit le corps
nous ne sommes pas encore assez pauvres pour le comprendre dit le corps
les pauvres sauveront le monde
tout recommencera dit la phrase
la lune la nuit la mer
les corps qui parlent
mon corps parle de lacs et de forêts dit le corps
le monde viendra peut-être
les lacs et les forêts
le silence
le monde la vie le soleil
ce sera comme un début
le mot ciel qui sera le ciel
le corps vit au milieu des bidonvilles dans une banlieue ouvrière à la périphérie de la ville riche
le corps demande comment les corps peuvent-ils être révolutionnaires ?
le corps répond que les corps sont en eux-mêmes révolutionnaires
les corps sont la destruction et le silence dont la révolution a besoin
les corps sont le désir dont la révolution a besoin
les corps qui dorment et les corps qui travaillent
les corps qui baisent et les corps qui meurent
les corps qui parlent et les corps qui dansent
les corps qui regardent et les corps et les corps
le corps fume une cigarette en buvant un café
le corps dit que les mots sont des sons et de la matière
le corps dit que les mots sont aussi des corps
que le mot soleil est aussi le soleil est la lune est le vent
que le mot ciel est traversé d’oiseaux qui traversent mon corps
mon corps parle et ses mots embrassent tes mots dit le corps
mon corps parle de la guerre
mon corps dit qu’il est un tigre et qu’il est en guerre
mon corps dit qu’il est un tigre et qu’il est une guerre
mon corps est un bruit de mitraillettes
mon corps a du sang rouge sur le visage
le sang des tigres est rouge et le sang des nuages
mon corps nage dans une piscine de sang à Los Angeles
mon corps est un tigre lâché dans les rues de Los Angeles
mon corps est une rafale de mitraillette dans les rues de Los Angeles
le corps voit une explosion de napalm dans sa tête
le corps voit dans sa tête les policiers français qui fusillent des manifestants algériens à Paris en 1961
le corps voit dans sa tête les dizaines de corps algériens jetés dans la Seine en 1961
le corps voit entend le monde dans sa tête car sa tête est le monde est son corps
le corps voit entend le monde dans sa tête car sa tête est un langage est un film de cinéma
le monde est un langage est un film de cinéma
le monde est un langage est des images politiques car le monde est politique est le corps est politique
le corps et le monde sont la même politique révolutionnaire
le corps et le monde sont un langage et un film muets
le corps et le monde sont silencieux car le silence est la seule politique
le silence et l’obscurité du regard sont politiques
écouter le vent et parler comme le vent sont la seule politique
le vent et le silence échappent aux formes du langage totalitaire dit le corps
le monde sera un mot que personne n’aura encore jamais prononcé
le silence sera un mot que personne n’aura encore jamais prononcé
le silence sera un monde que personne n’aura encore jamais prononcé

Extrait d’un texte en cours