Nous existons deux fois, par le corps et par la pensée : « Le monde existe deux fois, dans les choses et dans nos esprits, qui en sont la modalité subjective ». Cette phrase de Pierre Bergounioux est tirée des entretiens (2007-2012) rassemblés en un volume chez Fayard, Exister par deux fois. Des réflexions sur la littérature, le monde, la société, l’histoire qui éclairent non seulement l’œuvre, singulière, fondamentale, de Pierre Bergounioux mais aussi notre époque, que l’on soit familier ou non de ses livres.
Pour décaler volontairement un titre de Milan Kundera, on pourrait à propos de ce volume parler de Fête de l’intelligence, illustrant, à chaque page, cette affirmation datée de 2012 : la littérature est « une des formes de conscience les plus hautes ». Certes, et c’est la loi de ce type de recueil, d’un entretien l’autre certains propos se répètent, mais ces récurrences prouvent aussi la cohérence d’une pensée, d’un univers littéraire. On peut lire ce volume comme le journal et laboratoire d’un écrivain qui revient sur ses années de formation, son appartenance « à la dernière génération d’un monde très ancien, de la société agraire traditionnelle », son départ, via livres et études, de « cet univers fermé, anachronique » qu’il n’a pour autant jamais renié, définissant cette expérience comme celle d’un « transfuge ». Il s’agissait alors de « naître, pour la seconde fois », de « tenter de devenir ».
Mais jamais l’itinéraire n’est pensé comme exclusivement solitaire. Pour Pierre Bergounioux tout chemin est collectif, lié à une altérité : ses proches, ses élèves mais aussi sa génération, la société — toujours il faut « chercher la signification d’une œuvre dans les conditions sociales qui l’ont engendrée ». On n’écrit pas hors du monde mais pleinement dedans, « c’est sous la dictée des choses que je noircis mon papier ». On écrit toujours « pour un tiers », le lecteur, soi, nos contemporains mais aussi pour les morts — « c’est, en partie, aux morts que je m’adresse, à ceux qui n’eurent pas le loisir, les moyens de se reconnaître ». Être, de fait, dans « la connaissance approchée de soi, donc d’autrui ». Ce dont témoigne la forme même de ce volume, dialogue, sans cesse recommencé.
Pierre Bergounioux explique le « trouble » à l’origine de ses textes, celui, enfant et adolescent, de « la discordance sentie entre les données immédiates de l’expérience et la soudaine rumeur de l’extérieur », celui, devenu adulte et écrivain, le poussant à « fixer le trouble dont j’étais plein, dans l’ordre distinctif de l’écrit ». Il revient sur ces noms qu’il considère comme des révolutions majeures dans l’ordre de nos perceptions : Descartes et Faulkner d’abord mais aussi Stendhal, Rimbaud ou ces écrivains « sur les marges des grands centres », Proust, Joyce, Kafka.
Si la pensée s’ancre dans quelques certitudes, elle avance aussi via doutes et quêtes. « Qu’est-ce que la littérature ? Forme-t-elle un domaine distinctif d’expression ? ». Comment comprendre la prégnance actuelle du roman américain ? Comment penser le champ littéraire contemporain (Michel Houellebecq, Richard Millet, François Bon) ? Comment appréhender Internet, notre rapport au présent, à l’aune de cette phrase de Nobert Elias que Pierre Bergounioux juge si « juste » : « L’homme n’est pas tant un être qu’un devenir ». Là est notre expérience quotidienne — celle du « vivre », première — mais aussi celle de « l’expression approchée de l’expérience en quoi consiste la littérature ».
Ce volume est aussi l’occasion de commentaires sur les grandes figures et les thèmes majeurs de son œuvre, Descartes, Faulkner, les sixties, l’individu (« chacun d’entre nous est du social individué, de l’histoire incarnée »), la mémoire ; de refuser l’étiquette de romancier, tenter d’échapper aux catégories, se placer du côté des « ébauches, enquêtes, notules, essais, chroniques, mémoires, récits, recherches, gribouillis », une liste plurielle, ouverte. Comme ce recueil, trace d’un devenir, d’une pensée vers l’avant et œuvre ouverte. Dans l’un des entretiens, Pierre Bergounioux dit à Gilbert Moreau penser à « un mot du psychanalyste Groddek : « on a tous les âges à chaque instant » ». Et son commentaire pourrait aussi définir la forme de palimpseste de ce volume, son feuilleté de temps intimes, littéraires et collectifs : « Extérieurement, je suis bien le monsieur d’un certain âge que le temps a fait de moi mais dedans, une poupée gigogne, la totalité emboîtée de ceux qu’on a été, jour après jour ».
Pierre Bergounioux, Exister par deux fois, Fayard, « A venir », 296 p., 20 € (14 € 99 en version numérique)