Quand le philosophe devient son personnage

Friedrich Nietzsche

Un philosophe d’envergure ne saurait entrer dans une classification, ni dans une cour d’école. En raison de quel mystère Kant serait-il un philosophe qui se laisserait réduire à « l’idéalisme », au « phénoménisme », au « criticisme » ou que sais-je comme autre catégorie pédagogique pour en clarifier le débordement inquiétant ? Qui ne saurait voir la faille entre les trois Critiques se tournant pour ainsi dire le dos, dans une danse des facultés qui frisent l’antinomie, le paralogisme ?
Kant ne serait pas « réaliste » alors que justement il fait descendre le poids du jugement dans le réel. Il suit un caméléon miré dans les fruits de l’expérience. Kant serait-il hors réalité pour contester, comme il le fait, le « réalisme des Idées » ? Qu’importent toutes ces nomenclatures laborieuses, ces mises à l’examen scrupuleuses sachant que la philosophie n’a pas de noms. Ce sont là de pauvres catégories qui ne laissent rien transparaître d’une pensée.

Il faudrait demander plutôt à un écrivain comme Kleist ce qu’il comprend de l’œuvre de Kant pour saisir ce qu’il en est de la philosophie. « Il y a peu, dit-il, j’ai fait la connaissance de la philosophie de Kant, et il me faut maintenant te communiquer une pensée à son sujet, n’ayant pas lieu de craindre qu’elle t’ébranlera aussi profondément que moi. Nous ne pouvons pas trancher si ce que nous appelons la vérité est vraiment la vérité, ou si cela nous apparaît seulement ainsi. Dans le second cas, la vérité que nous amassons ici n’est plus rien après la mort et tout effort pour acquérir une propriété qui nous suive aussi dans la tombe est vain. Si la pointe de cette pensée ne touche pas ton cœur, ne souris pas cependant d’un autre qui s’en trouve blessé au plus profond, dans son intérieur le plus sacré. Mon but unique, mon but suprême a sombré et je n’en ai plus aucun ! ». Qui ne voit ici que la pensée est une blessure, un ébranlement qui sombre au plus bas d’un mode d’existence, touchant à une corde que ne sauraient faire vibrer ni « réalistes », ni « philosophes analytiques » ou « philosophes continentaux » dont le partage n’a strictement aucun intérêt pour qui pense, pour qui comme James ne se demandait pas s’il appartient au pragmatisme, au pluralisme, au monisme, tant il faisait tournoyer ces noms, en les échangeant contre une « expérience radicale ».

Hegel

Pour avoir une juste vision de Hegel, on ne l’interrogera pas par des catégories d’entendement, par la pauvre passoire des écoles en mal d’une marque de fabrique. Quelle marque conviendrait à Hegel, lui qui en a déchirées au centuple, lui qu’il faut interroger peut-être par celui qui comme Georges Bataille dira que « sur un portrait de lui âgé, j’imagine lire l’épuisement, l’horreur d’être au fond des choses, d’être Dieu. Hegel fou… ». Lire Hegel n’a véritablement rien à voir avec l’envers du « transcendantalisme critique » ou un « nouveau métaphysicalisme » qui n’a de nouveau que le flottement imprononçable. Voyez cette phrase que Hegel lâche entre deux paragraphes :
« L’homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans sa simplicité (…). Dans des représentations fantasmagoriques, il fait nuit tout autour : ici surgit alors brusquement une tête ensanglantée, là une autre apparition blanche ; et elles disparaissent tout aussi brusquement. C’est cette nuit qu’on aperçoit lorsqu’on regarde un homme dans les yeux, une nuit qui devient terrible, c’est la nuit du monde qui se présente alors à nous ».

La Phénoménologie de l’esprit est truffée de formules de ce genre. Il en va ainsi de toute grande philosophie, celle de Fichte qui s’enfonce dans « un rêve de lui-même », celle de Deleuze qui joue des « yeux rouges » ou enfourche une « ligne de sorcière ». Que dire de Kierkegaard ou Nietzsche si ce n’est qu’ils sont puissamment monstrueux sous ce rapport, totalement inclassables, en ce que leur lecture nous fait suivre le clou qui descend dans la chair et qui fait d’eux des Christ d’un genre nouveau. La philosophie, trop souvent, est réputée abstraite. Elle fige. Elle enferme le réel dans des catégories. Bergson rêve de faire sauter ce cadre étroit. Il va introduire du mouvement dans la pensée. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui dure : comment le mouvement peut-il durer ? Comment peut-il se prolonger et même se modifier ? Ce rêve de faire durer le mouvement correspond à la naissance du cinéma. Bergson est strictement contemporain de cette nouveauté. Il entre dans une époque où l’image ne se contente plus de faire un tableau. Au lieu que l’image séjourne dans un instantané, elle invente son propre mouvement. Il s’agit d’une création redoutable quand la photographie sort de son cadre pour faire du cinéma, pour enchaîner, animer différents plans dans une seule séquence. Ne fallait-il pas que la pensée, elle aussi, témoigne de ce décadrage mobile, de cette profondeur qui bascule de l’avant-plan vers l’arrière-plan pour creuser une fuite infinie ? Ne fallait-il, pour ce faire, que Bergson devienne une tortue, prise de vitesse par Achille ?

Peut-être est-ce ce que Deleuze voulait dire lorsqu’il affirmait que la philosophie a besoin de personnages conceptuels, que les philosophes créent des « personnages vivants ». D’où le besoin de reconsidérer Nietzsche et la place de Zarathoustra dans son œuvre. Non plus des heures de la journée comme « Aurore », ni des ambiances comme « Le gai savoir » mais, entre ces heures et ces climats, le personnage auquel le philosophe s’identifie en perdant son nom propre…

A l’aune d’un critère si créateur, quand la philosophie se fait création, toutes les doctrines adossées au marketing d’une marque, d’un emblème, ressemblent à un banc d’école éculé, luisant et crasseux à mourir. Le philosophe, le penseur privé ne saurait jamais se reconnaître dans ces affiches, sachant que ses écrits n’adviennent que devant la difficulté de penser ce qu’il pense, et qu’un sobriquet, entendu de tous, ferait tourner au comique. L’époque est à l’énonciation d’absurdités adornées d’étiquettes comme une marchandise dont la nouveauté tient à l’emballage et à rien de moins qu’à une logique de supermarché. Quel est ton personnage et jusqu’où a-t-il entraîné ton écriture ? Telle est la question que le philosophe est amené à se souffler sans cesse à l’oreille.