Colette Fellous : « la vie sur toi » (Pièces détachées)

Colette Fellous Pièces détachées © Christine Marcandier

Comment (re)construire depuis des Pièces détachées, quand tout n’est plus que chaos et fragments ? Telle pourrait être la question centrale posée par Colette Fellous dans son dernier roman. Écrire le monde qui vous entoure depuis un profond sentiment de deuil, la mort d’un ami qui ouvre une béance et fait écho à toutes ces vagues, celles de la Méditerranée, celles des attentats, puisque ce terme woolfien est désormais tout autant associé à l’infini de la mer qu’à celui de la destruction. C’est du passé que surgit peut-être la survie, d’un adieu multiple comme du don d’un livre si longtemps promis.

Quelque chose doit être abandonné : une maison, « tout contre Carthage », « juste au bord de l’eau » d’abord. Quitter ce lieu, le laisser derrière soi est impossible et c’est pourtant le geste qui devrait être accompli, pour se libérer de son propre passé, trouver une liberté dans les souvenirs, une douceur dans les deuils et les manques. Rendre les clés et partir, et se donner le temps de l’écriture de ce roman musical, désigné comme « mon nocturne », pour faire advenir ce départ, s’il est encore possible. « Je suis comme au balcon du monde, d’un monde disparu », écrit Colette Fellous sur un seuil multiple, quand tout est blessé et tout doit pourtant recommencer. « Ce monde qui vacille, comment le raconter, le saisir ? » quand « je ne suis qu’un fragment, qu’une pièce détachée d’une histoire collective », l’écho de voix qui traversent une conscience (mise) en pièces, Barthes, Proust, Borges, Jacques Hassoun… Tout dans ce livre est adresse, l’appel aux disparus et aux morts, mais aussi ces lieux qui jalonnent une vie, de la Tunisie à la Normandie, en passant par Paris, des espaces devenus chairs et matière, de soi, du monde et du livre, avec ces photographies qui émaillent la prose. Etre soi, c’est peut-être accepter cet « exil » qui est une manière d’être comme un ethos, « j’ai appris très tôt à être déchirée, à ne pas m’étonner de ce sentiment, à respirer avec. A aimer partir puis revenir, à être toujours entre deux ou trois villes, à jongler en équilibre sur plusieurs langues et même à ne pas tout comprendre d’un lieu, pour mieux en saisir les sensations, les nuances. »

Pour saisir » et rassembler (soit comprendre), Colette Fellous se souvient. Depuis la figure irradiante d’un ami, Alain, mort en pleine mer, frappé au cœur, ce sont tous les disparus qui lui reviennent en mémoire, ces touristes « assassinés hier sur la plage de l’hôtel Riu Imperial Marhaba dans le port d’El-Kantaoui », ceux qui visitaient le Bardo en mars, les morts à la frontière libyenne depuis des mois, ceux de Charlie et d’une épicerie casher… et avant, encore, Daniel Pearl, Ian Halimi, ces morts comme une litanie impossible, un requiem infini. Il y a d’abord la sidération puis la blessure intime depuis une crise collective et, soudain, cette mort d’un ami qui semble n’avoir aucun rapport mais permet de penser l’autre, sa disparition, comme si la mort de l’écrivain ami était « l’allégorie de notre présent ». Et c’est bien cette présence au monde, impossible, que questionne ce roman, inlassablement, par vagues puisque « la mer est ma mémoire, mon radeau, elle me conduit dans tous les temps de ma vie, au hasard de l’œil qui se cogne à un point puis à un autre (…) ». Alain est le « précipité », au sens chimique du terme, par lequel un ordre peut être trouvé.

L’odyssée intime est placée sous le signe de deux métaphores héritées d’Homère, la mer comme traversée, espace pour dire « tous les temps de ma vie », et le tissu, quand la mère « brode un banc de poisson sur un drap de lin », entrelaçant fils et couleurs, « point par point », quand ce tissu est aussi celui de toutes les langues (le français, l’arabe, l’italien, l’hébreu) qui ont fait advenir une histoire familiale. Telle est la construction de ce livre depuis des pièces détachées, parce que tout est puzzle — « ma vie est en pièces détachées, elle est composée de tous ces morts, je dois la reconstruire pour voir un peu plus clair » —, que tout est recherche d’une mécanique qui donnerait sens à l’ensemble — « mémoire en morceaux, pièces détachées à rassembler patiemment, pour essayer de comprendre » —, parce que le détachement est l’ataraxie impossible, tant pèsent souvenirs comme moments présents : « Je crois que je reviens pour voir, pour revoir, pour me détacher plus facilement ».

Le roman part en quête du père ou de deux pères : d’abord le père spirituel, Roland Barthes, celui qui a appris à Colette Fellous à « lire le monde », Roland Barthes et son rappel qu’une vie peut être « un combat pour la douceur », même en pleine tempête, quand tout est chaos. Lui qui lui a appris l’urgence d’écrire le présent pour ne rien laisser « en suspens ». Et, surtout, le père biologique, « né et mort au XXè siècle », tué une seconde foi, dans ce qu’il croyait, dans ce qu’il avait vécu, par cette année 2015, « année terrifiante, sans répit, aux couleurs nouvelles du XXIè siècle ». C’est au père qu’il revient de donner sens depuis souvenirs et rêves, depuis tout ce livre qui est un « rendez-vous de la parole » : « explique-moi, s’il te plait, comment en sommes-nous arrivés là ? ». Écrire c’est être à jamais la fille de ce père élégant et volage, gracieux, de cet homme qui savait s’effacer pour ses enfants, « sa vie à lui ne compte pas, il se rend invisible à lui-même ».

Pièces détachées est une errance intérieure, la quête d’un lieu à soi, depuis souvenirs et rêves. C’est une fiction, bien sûr, la Tunisie de l’enfance est devenue « matière littéraire ». C’est enfin une réflexion, sensible et juste, sur notre présent, cet impossible présent, ce seuil depuis hier, vers un à venir complexe, pour « voir aussi comment notre vie a été entièrement fabriquée par l’histoire politique, alors que nous pensions qu’elle nous appartenait, qu’elle nous était « personnelle«  ». Et si Colette Fellous célèbre inlassablement la parole de Barthes, ce qu’elle dit de sa voix vaut de la sienne dans Pièces détachées : « calme, pleine, sensible, lucide ».

Colette Fellous, Pièces détachées, Gallimard, 2017, 176 p., 19 € — Lire un extrait