Corps et désir : Et Vénus, de chair et de sang, devint une pute (1/8)

Raphaël, Les trois Grâces (1504-1505) © Musée Condé

Femme, ton corps est ma chose et m’appartient, je le découpe, je le grossis, je le cadre, je le glorifie, je le rapetisse, je le torture, je le loue, je le blâme, je l’industrialise, je le commercialise, il est objet de mes désirs, de mes phantasmes, de mes pulsions et répulsions. Corps nus enfin libérés de ses voiles (depuis cinquante ans maintenant, la libération sexuelle a eu lieu) et que la pub, la mode, la porno/érographie textuelle ou visuelle, la prostitution, l’art, etc. ne cessent de produire et reproduire indéfiniment, selon des schémas souvent bien convenus, répondant à des desiderata principalement masculins. Le sexe, et particulièrement le sexe des femmes, ça rapporte, on le sait bien, surtout aux hommes d’ailleurs. Pourquoi le corps féminin hante-t-il autant les esprits, ou plutôt les regards ? Que révèle ce corps mis à nu ? Quels désirs ou refoulements du désir perlent, suintent, ruissellent depuis ce corps ?

Ces questions, je me les pose évidemment en tant que femme, à la fois sujet et objet, à qui on a appris qu’elle occupait l’espace social certes en tant qu’individu, en tant que corps aussi, mais surtout en tant que corps sexualisé, avec les tabous que cela comporte. J’ai appris adolescente que mon corps pouvait être dangereux pour moi-même, qu’il pouvait même être scandaleux, parce qu’il était le lieu de cristallisation de désirs et de frustrations. J’ai compris que quelque chose dans mon origine relevait de l’illégitime : j »étais une femme née à la fin du XXè siècle (après la « libération des femmes ») qui portait en elle le poids d’un passé, d’un passif, d’une faute, que je ne pouvais identifier et qui semblait enfoui, perdu dans la nuit des ventres utérins depuis que le monde est monde.

J’explorerai en huit fragments ces questions articulant corps et désir, sans plan préétabli, sans intention programmatique, par circonvolution, même s’il s’agit de décristalliser un certain nombre de représentations, de fractionner les regards posés, de biaiser les clichés. Je me dis qu’il y a parfois des évidences qui cachent leur jeu, j’enfoncerai donc sûrement des portes ouvertes qui révéleront, j’espère, quelque chose de plus trouble.

Collage de Treize Bis @ Gabrielle Saïd

Le premier constat (ou la première évidence) sur lequel j’aimerais attirer l’attention, c’est que les hommes en général ont plus de facilité à se dénuder dans l’espace collectif que les femmes. Exemple d’un bain de minuit par une nuit d’août. Les vêtements abandonnés sur le sable, des corps masculins complètement dénudés entrent dans l’eau alors que les corps féminins portent soutien-gorge et culotte. X dit qu’elle aime tout enlever, mais pas là, elle le fait avec des amis plus intimes, en qui elle a confiance, ce qui implique une relation de transparence, sans équivoque, mot qui a son importance. Et alors qu’aucune remarque féminine n’est formulée sur la nudité des corps masculins, une remarque masculine se fait entendre, avec un soupçon de malice dans la voix : « Les filles, c’est un bain de minuit, pourquoi vous ne vous mettez pas à poil ! ? » Question somme toute anodine, mais cependant équivoque, justement. Car il ne s’agit pas vraiment d’une question, mais d’une observation critique sous-entendant un excès de pudeur, une censure pudibonde qui viendrait de la nature féminine, d’un complexe intérieur, alors que ce complexe (si complexe il y a) est le produit d’une situation sociale de hiérarchisation des corps : il existe une inégalité de statut (homme/femme) dans et face à la nudité.

Si l’une des femmes s’était dénudée (ou même toutes, après un échange de regard complice et solidaire), il est presque certain qu’il y aurait aussi eu une remarque masculine sur le fait que justement elle le soit, « à poil ». On peut imaginer une équivoque sexuelle du genre ; « T’es chaude ce soir ! ». Ou pire : « Elle est chaude », formulation à la troisième personne, réifiant ainsi celle dont on parle, entre hommes, en clignant de l’œil.

Dans les deux cas, la nudité féminine est partie liée à la morale : le refus de la dénudation renvoie la femme à son excès de moralisme alors que sa dénudation la fait sombrer dans l’immoralisme. Si les femmes qui se dénudent sont des objets sexuelles, c’est qu’elles s’offrent en tant que telles, ce qui les assigne à une moralité douteuse. C’est ainsi par exemple que l’on entend parfois justifier les viols : « elle l’a bien cherché ! ».

Mosaïque de la pornographie

Très schématiquement et très vulgairement aussi, cette idée se transforme dans les discours en cette assertion sommaire pour le moins lapidaire : toutes des putes, certes souvent émise au second degré, mais ce qui ne fait que renforcer l’équivoque. Nancy Huston remarque à juste titre que « dans le jardin d’Éden, la première chose qui a été sue (puisque aussi bien, avant, il n’y avait pas de savoir), c’est que la Femme était sensuelle et à la merci de ses sens, « séductible » et séduisante, et pour cette raison dangereuse. Ainsi, pourrait-on dire, l’Écriture commence avec l’énoncé « toutes des putes » ». Ce dernier, ajoute-t-elle, est « vérifié » dans la réalité par la présence de femmes qui font commerce de leur sexualité : la réalité vient conforter les textes, les attester, alors même que « la profession [de prostitué] en tant que telle est le résultat de ce mépris  », mépris général envers la Femme sensuelle (Mosaïque de la pornographie). D’où l’intérêt de Nancy Huston de mettre à jour, dans son essai, les correspondances entre les « effets de réel » dans le récit et les « effets de récit » dans le réel, de saisir le corps féminin à travers le prisme de ses images, pour ne pas dire de ses « prostitutions », au sens étymologique du verbe « prostituer » : « placer devant les yeux » (pro- : « devant », statuere : « placer »).

Placer son corps nu devant les yeux et se prostituer sont ainsi assimilables. La femme ne peut se dénuder en public sans rappeler son identité originelle, à la fois phantasmée et sociale, qu’on lui a imposée. Elle a beau faire, cette image lui colle à la peau. Tout en étant objet de désir, centre de convoitise, elle est mise au ban, déniée et rejetée dans son intégrité. Vision schizophrène qui hante depuis des siècles la représentation du corps sexué féminin. Ce qui en résulte, c’est que toute femme sait que son corps lui appartient, et ne lui appartient pas – « la femme, tout comme l’homme, est son corps, mais son corps est autre chose qu’elle [sous-entendu : ce qui n’est pas le cas des hommes] », écrivait Simone de Beauvoir. Par conséquent, pour « se placer devant les yeux », il lui faut fournir bien plus d’audace et d’outrecuidance (deux termes synonymes en latin de confidencia : « confiance ») qu’un homme dont le corps est légitimé d’emblée au sein de l’espace social.

A cette première réflexion se superpose un second constat qui entre en apparente contradiction avec le précédent, à savoir que la nudité féminine envahit par sa représentation l’espace collectif bien plus que la nudité masculine. Et force est d’observer que les producteurs d’images sont avant tout des hommes. Ils mettent en scène les corps féminins, ils scénarisent leur nudité, la mettent en spectacle ou en récit. Ce serait une tâche infinie que d’amasser toutes les images de jadis, d’hier et d’aujourd’hui, où l’on voit apparaître une femme nue dans des contextes très différents, tant et si bien que le contexte finit par devenir prétexte. La nudité masculine est plus rarement traitée en tant que fin en soi, elle apparaît plus souvent dans un contexte qui la justifie, autrement-dit dans une réalité appropriée.

Manet, Déjeuner sur l’herbe (1863) © Collection
Musée d’Orsay

Manet joue admirablement de cette ambivalence dans Le Déjeuner sur l’herbe où deux images incompatibles semblent être réunies en une seule. La représentation des deux femmes nues dans un contexte champêtre est au fond un cliché, une image renvoyant à une image renvoyant à une image, mais surtout pas à la réalité. Or Manet inscrit ce cliché dans un contexte réaliste par le biais de la présence des deux hommes, transformant le sujet allégorique ou mythique en scène de genre. Les deux hommes appartiennent bel et bien au monde du peintre et du spectateur, ce que soulignent leur physionomie et leur tenue, aspect renforcé par les couleurs sombres et tranchantes, l’amas de linge froissé (les robes des femmes) et la nourriture renversée. La nudité féminine interpelle, non pas parce que les hommes sont habillés, mais parce que leur accoutrement nous renvoie au monde réel, or dans ce monde-là, les femmes qui se dénudent sont immorales. C’est comme si Manet avait découpé des personnages féminins d’une toile de Raphaël ou du Titien pour les inscrire dans la réalité. Plus rien ne motive leur nudité, tout laisse à penser qu’elles se sont librement et volontairement dévêtues. D’objets, elles surgissent tout à coup devant nos yeux en tant que sujet – quoi que ce soit un homme peintre qui, encore, décide de la mise à nu. Ce qui n’était pas choquant dans l’espace topique de la peinture champêtre le devient dans la vie réelle.

Titien, Le Concert champêtre (1509) © Musée du Louvre

On s’extasie devant les Vénus de papier, pourvu qu’elles restent de papier : les Vénus qui courent nues sur les plages des stations balnéaires sont instamment déchues de leur statut. La nudité féminine doit rester idéale. Que recèle donc le sexe féminin pour qu’il devienne outrancier et immoral quand il sort du cadre prescrit ?