Ecce Nietzsche : le Dictionnaire Nietzsche

Il faut imaginer un Nietzsche philosophiquement glabre : telle serait peut-être la devise passionnée et rigoureuse ayant présidé à la patiente élaboration du magistral Dictionnaire Nietzsche dirigé avec générosité et force par Dorian Astor, tout juste paru chez Robert Laffont. À l’instar de la joueuse et tonitruante affirmation de Deleuze en lisière de Différence et répétition qui intimait à la philosophie de retrouver un Hegel philosophiquement barbu et un Marx philosophiquement glabre, le Dictionnaire Nietzsche emmené par Dorian Astor paraît partager depuis Nietzsche même le souhait profond et neuf, éminemment deleuzien, d’inventer de nouveaux moyens d’expression de la philosophie : où, à la croisée de l’histoire de la philosophie comme encyclopédie borgésienne et de la philosophie comme création et collage, Joconde moustachue du concept, il s’agit non de trouver mais de retrouver de Nietzsche l’ardeur philosophique. Car, en un dictionnaire-somme, éminent spécialiste de Nietzsche, auteur en 2014 du remarqué Nietzsche : la détresse du présent, Dorian Astor enlève la moustache de Nietzsche pour lui redonner son vrai visage, lui dégage les lèvres pour faire accéder sa parole à la parole – redonne, par delà les erreurs et les destins brisés de lectures et d’interprétations, Nietzsche à Nietzsche en lui livrant de nouveau sa pleine vie et sa plein voix philosophiques.

Rassemblant ainsi plus de trente chercheurs, spécialistes avisés français comme internationaux de Nietzsche, ce Dictionnaire Nietzsche fait souffler sur les études nietzschéennes ce même vent pétulant et vif d’avril, ce grand et intense vent de dégel que Nietzsche lui-même percevait à l’orée du Gai Savoir, un vent de patience et de victoire dans lequel tout est pétulance, inquiétude, contradiction porté par le soin d’une guérison. Car, depuis leur naissance, dès le vivant, souvent bientôt non-vivant de Nietzsche, les études nietzschéennes paraissent avoir été malades, confisquées d’avenir et de textes tant la parole nietzschéenne, pourtant tressaillante de joie comme le dit encore Le Gai Savoir, a été vite puis durablement frappée de privation, d’impuissance, de confusion.

À l’enseigne d’Hölderlin que le philosophe admirait tant, et comme le rappelle avec force Dorian Astor dans sa notice consacrée au poète ou encore Martine Béland dans la réception initiale du philosophe, Nietzsche se donne toujours au dévoiement de soi, comme si Nietzsche était toujours saisi comme Nietzsche moins Nietzsche, un signifiant irascible, aux abruptes et violentes consonnes allemandes qui déchaineraient autant de signifiés terribles et intempérants par où Nietzsche est toujours moins un texte qu’une furie purement plastique, une atomisation textuelle traversée de contresens – imagination noire de la philosophie, Némésis philosophique. Comme si, après sa mort comme Zarathoustra redescendant de la montagne, la parole de Nietzsche était l’occasion d’une rutilante et permanente fête de l’âne.

Car, depuis Zarathoustra, et pendant l’œuvre, Nietzsche a intimement perçu combien, à ce triste savoir, cette grande tristesse du Savoir, à ces Nietzsche résolument pluriels et désœuvrés – coupés d’œuvre, il s’agira pour lui, et pour ceux qui, à sa suite, viennent, d’annuler ce qu’il faudrait nommer le détexte nietzschéen, comme on dit déteste, comme on dit un texte moins un texte : à savoir le cœur nu d’un fantasme où Nietzsche, notamment sous la violence nazie, est devenu un imago sans texte, une image flottante, un écran de projection en constant non-texte. « Avant tout, ne me prenez pas pour un autre » clamait donc Nietzsche, comme le rappelait par ailleurs Blanchot, devant ces perpétuelles et harassantes méprises dont, dès son vivant, il était l’objet comme le rappelle Astor dans son vigoureux avant-propos : « Depuis le début du XXe siècle et jusqu’à un summum d’abjection dans les années 1930, des hordes d’esclaves se sont autorisés de leur douteuse lecture de Nietzsche pour se déclarer les maîtres, confondant le « triomphe de la volonté » avec celui du ressentiment, et l’autodépassement de l’homme avec son extermination. » Ainsi ne parlait pas Nietzsche, oserait-on dire comme si le Dictionnaire Nietzsche entendait s’écrire depuis ce sombre fonds, depuis cette réception trouée, comme empêchée qu’il convient toujours, sans cesse, de détramer et retramer – qu’il s’agit, sans doute, de diagnostiquer.

Dorian Astor (DR)

De fait, c’est à rebours de ce que Deleuze nommait avec justesse et énergie la pensée bariolée que Dorian Astor a mené cet ample et désormais indispensable Dictionnaire pour tout connaisseur ou chercheur sur Nietzsche tant, à travers plus de 400 notices, se dévoile ce qu’Astor nomme de juste guerre « une histoire de la vérité (c’est-à-dire de nos erreurs fondamentales) », par où œuvrer à Nietzsche, le faire se désappartenir de la prose noire de ses thuriféraires les plus échevelés consiste à retrouver son intime poétique, redonner l’Aufklärung à l’esprit libre, redonner de Nietzsche l’esprit libre, à savoir conjointement et sa liberté et son esprit. Comme si, dans le geste prolongé et retrouvé avec puissance du Gai Savoir, revoir Nietzsche ne pouvait s’accomplir qu’au regard de chercheurs devenus, malgré eux, et depuis eux-mêmes, ces philosophes-médecins qui pourront guérir, retrouver avenir, puissance et vie. À ce titre, comme Dorian Astor s’en fait l’hôte dès son avant-propos, s’il s’agit bien toujours chez Nietzsche de défendre les forts contre les faibles, détexter Nietzsche procèdera dès lors en trois étapes majeures comme on philosopherait à coups de marteau – trois martels discursifs et herméneutiques permettant de forer conceptuellement le Texte-Nietzsche.

Premier martel critique – par où nombre de notices s’offrent immédiatement sous le double jour d’une critique du langage et d’une critique notionnelle, critique entendue au sens étymologique d’Agamben, comme point de méconnaissance. En effet, qu’il s’agisse des importantes notices du « Mythe », de l’« Amor Fati », du « Langage » ou du « Monde » pour ne citer qu’elles, le Dictionnaire Nietzsche épelle comme une orthophonie philosophique autant de foyers polémiques afin, tout d’abord, de ressaisir le langage en soi. Chaque mot, rappelle sans attendre Astor, est impropre, est interrogation du langage en soi dans sa pratique et sa discursivité si bien que réarticuler Nietzsche comme le ferait un aphasique témoigne d’un constant souci de trouver « un nouveau langage », retrouver la puissance native et la grande et irradiante vitalité qui préside à l’essor philosophique lui-même. Comme si la grande vertu philosophique de la pensée nietzschéenne avait pour intime puissance de venir se dédoubler dans le geste critique lui-même, comme s’il fallait, par un jeu de miroir, interpréter constamment l’interprétation, réévaluer les réévaluations, faire constamment revenir l’éternel retour.

La philosophie s’y meut comme grande philosophie et cosmogonie ardente du langage tant, comme chaque notice le montre avec joie, la philosophie nietzschéenne est sans doute la première grande déparlure de l’Occident – le moment où le langage, avec ou sans Orphée, s’est retourné sur lui-même, est revenu sur ses pas car Nietzsche occupe cette position si terrible, si brisée au cœur de laquelle, effrayé mais rigoureux, Nietzsche arrive après le langage, arrive après un certain état de la philosophie. En ce sens, le philosophe ne peut être qu’un philologue renversé – le philologue de ce qui devient, à savoir celui qui, comme les Saturnales de l’Esprit, trace une ligne de devenir depuis l’interprétation – fait de l’interprétation la puissance toujours conquérante du Devenir.

Attentive et scrupuleuse relecture du corpus nietzschéen, le Dictionnaire Nietzsche pratique une désécriture pour œuvrer à l’affirmation si nietzschéenne de pouvoir, comme le rappelle si justement la précisément première notice « Affirmation » signée de Mériam Korichi, et savoir se positionner dans l’histoire de la philosophie. C’est la vie des concepts et des notions qui se voient constamment revigorées, comme si la vigueur dionysiaque portait à tourner les pages du Dictionnaire lui-même, comme si chaque page répondait décidément de l’Amor Fati lui-même et en soi. Comme si la défense du fort rendait à la parole critique du chercheur, par ricochets miroitants, comme l’appel au retour à l’étude, à l’intensité philologique comme responsabilité de l’homme devant le texte et les concepts, comme si tout travail sur Nietzsche était une défense de Nietzsche, une lutte à mort du langage par le langage et du concept par le concept.

Deuxième martel philosophique – par où nombre de notices s’offrent immédiatement comme la volonté de révéler combien, à chaque instant, à chaque œuvre, à chaque notion, les chercheurs ici réunis œuvrent à l’écriture nietzschéenne même. De fait, à considérer entre autres l’ensemble des entrées qui, très précisément, retrace les œuvres de La Naissance de la tragédie jusqu’aux Fragments posthumes en passant par les Considérations inactuelles ou encore La Généalogie de la morale, chaque spécialiste fait vibrer le concept nietzschéen pour l’exposer dans un premier temps mais pour le lancer ensuite, comme un écho explicite ou implicite, toujours pourtant diffracté, d’œuvre en œuvre et de notice en notice. En ce sens, et ce n’est pas la moindre réussite de cet ouvrage, Dorian Astor veut avec Nietzsche inventer une lecture libre de la forme-dictionnaire qui est bel et bien ici un dictionnaire mais est plus qu’un dictionnaire. Si dès son avant-propos Astor rappelle à juste titre combien la toile d’araignée et le labyrinthe s’imposent comme les paradigmes de la connaissance nietzschéenne et de la lecture à laquelle invite le dictionnaire, force est pourtant de reconnaître que le modèle qu’invente Astor ici se fait autrement double par une fidélité philosophique inouïe à l’œuvre.

En effet, parce que, ainsi que le rappelle Patrick Wotling dans sa passionnante notice sur « Généalogie », les philosophèmes nietzschéens n’existent pas dans un terme unique mais surgissent « à travers un réseau complexe de désignations et d’images », le Dictionnaire Nietzsche invente une manière poétique de lire les dictionnaires d’auteurs, fait chercher, comme par sérendipité ludique et généreuse, un terme qui rime avec un autre, une notion qui rime avec une autre et promet au dictionnaire une lecture hors de toute lettre, une lecture non pas vagabonde et rimbaldienne mais hantée de la force diagonale de la lecture. Une lecture qui, oubliant toute linéarité, livre le dictionnaire à la science manquée de Nietzsche mais la réalise, celle du Poème par où s’invente une nouvelle écriture du dictionnaire, où les notions deviennent autant de figures – des stases (plutôt que des hypostases) dans l’œuvre : des moments ouverts comme autant de cristaux de temps et d’espace dans l’œuvre.

Car, si, outre son érudition, son ampleur inédite et sans pareille, il se donne aussi bien comme poème d’œuvre, ce Dictionnaire Nietzsche est encore bien plus qu’un Dictionnaire, une œuvre à ouvrir, comme le dit Astor de manière deleuzienne, par le milieu, mais encore bien davantage un opus deleuzien même puisqu’il ne s’agit plus uniquement d’un Dictionnaire mais d’un Abécédaire Nietzsche. Comme il y eut l’Abécédaire Deleuze où, comme au crépuscule d’une œuvre accomplie, et comme son trait rendu le plus vif, sa Vie de Rancé – le moment Chateaubriand de toute œuvre, le Dictionnaire Nietzsche vient couronner l’œuvre Nietzschéenne comme si, lettre par lettre, s’énonçait Nietzsche dans une vue synthétique si pure qu’elle semble surgie comme l’intime doublure de l’œuvre, sa trame lumineuse – son prolongement bibliographique, comme si le Dictionnaire Nietzsche incorporait le corpus nietzschéen.

Troisième et dernier martel culturel – par où nombre de notices dévoilent immédiatement le feuilleté historique et biographique de Nietzsche, rendent à la généalogie son tissu vivant, font décidément vibrer ces noms qui demeuraient autant de figures reculées à la lisière des sans-visages. Ainsi, à travers de passionnantes et si précises notices, comme autant de portes d’entrées, notamment sous la plume de Paolo D’Ioro, d’Eric Blondel ou de Dorian Astor, le Dictionnaire Nietzsche redonne les biographèmes nietzschéens, dévoile la puissance de vie vécue de l’œuvre, convoque derrière Franziska, Wagner, Venise, Nice ou encore Gênes une géographie affectuelle de Nietzsche. Par où l’œuvre trouve son socle à vivre, son seuil de rêverie depuis le biographème où, entre le temps injonctif de l’étude propre à tout dictionnaire et le temps dispersif de la marge, de l’après-étude, se donne le corps de Nietzsche, où, plus que jamais, l’homme s’incarne, trouve le vivant de sa vie, toujours cependant depuis le livre, depuis les échos qui sont les siens, depuis sa bibliothèque, sauvée, augmentée, falsifiée puis retrouvée. Homo Liber que celui que dessine le Dictionnaire Nietzsche.

Martel culturel historique mais plus que jamais actuel parce que profondément inactuel, pris dans la fameuse nuée non-historique. De fait, souhait profond d’Astor, Nietzsche ne demeure pas uniquement un homme relégué à l’histoire – figure historique, il n’en est jamais pourtant historicisé mais constamment jeté dans l’immanence du présent, dans la contingence du livre qui se fait, de la pensée qui se pense, de la grande vibrance du devenir. Nietzsche a toujours été Nietzsche par les autres. Nietzsche, c’est toujours un peu Deleuze, un peu Foucault, un peu Proust, un peu Hölderlin, un peu Habermas, un peu Blanchot. Sans doute ici réside la part la plus passionnante du Dictionnaire, le moment de sa vive résonance dans les pensées mosaïquées de chacun, le moment où Nietzsche se fragmente, se redonne depuis son visage dans un autre visage, prête sa moustache à d’autres, devient la Joconde moustachue où, philosophiquement, Nietzsche revient plus inactuel que jamais.

Mais si Nietzsche se redonne comme pleinement actuel, Dorian Astor n’oublie cependant pas de venir interroger la pensée nietzschéenne devant le présent, offre autant de notices notamment de Michel Onfray et de Clément Rosset (les deux signées de Raphaël Enthoven, si juste) qui révèlent combien notre temps a changé de gendarmes. On se souvient combien Barthes (lui aussi si nietzschéen, qui donne envie, dans l’énergie du dictionnaire, d’avoir une notice à son propos) disait que son temps répondait de trois gendarmes : Freud, Marx et Saussure. Le nôtre, si troué et déchiré, répond semblablement, à l’enseigne de ce Dictionnaire que nos trois gendarmes n’en sont plus, qu’ils n’ont plus système, que nos trois gendarmes moins la gendarmerie serait bien plutôt Nietzsche, Hölderlin et Benjamin, eux qui hantent aussi bien Didi-Huberman qu’Agamben et que, même, parce qu’ils sont profondément nietzschéens, nos trois gendarmes désarmés seraient aussi bien Barthes, Daney et Agamben. Si bien que, par ses échos relancés, ouverts et diffractés, ce Dictionnaire Nietzsche devient, par Nietzsche, la cartographie intellectuelle de notre époque.

On l’aura compris : il faut absolument se procurer ce Dictionnaire Nietzsche, somme ultime de la recherche nietzschéenne, plaisir nourri et constant du lecteur et arborescence d’une œuvre qui ne cesse jamais de se réécrire et d’irriguer le présent et les devenirs. « On a coutume de me prendre pour un autre. Ce serait me rendre grand service que de me défendre contre de telles méprises » disait Nietzsche. Il est enfin temps de le rassurer et d’également prévenir Zarathoustra. Ils sont tous deux cachés dans la montagne. Ils peuvent, depuis ce Dictionnaire, en redescendre sereins. Les hommes ont compris. La fête de l’âne n’aura pas lieu. Le soleil intrépide se lève et la nature ne résonne plus que d’un cri, liminaire et terminal : Ecce Nietzsche.

Dorian Astor (dir.), Dictionnaire Nietzsche, Robert Laffont, « Bouquins », 2017, 1024 p., 32 € — Lire ici les bonnes feuilles du Dictionnaire