Anne Teresa De Keersmaeker : Cette sensation d’inachevé

© Anne Teresa De Keersmaeker

Anne Teresa De Keersmaeker n’est pas du genre à faire des cadeaux. Surtout lorsqu’il s’agit de favoriser la compréhension d’une œuvre. En proposant à l’Opéra de Paris un Così fan tutte dépouillé, dépourvu de décors et d’illustration, elle n’a pas facilité l’adhésion à ce vaudeville mozartien. A l’heure des réseaux sociaux, dire ou affirmer quelque chose n’est guère envisageable si l’on veut être entendu. De Keersmaeker ne propose pas non plus un de ces tourbillons qui aurait tout emporté sur son passage, dont elle s’est fait la spécialité. Elle a simplement dédoublé chaque personnage par un danseur dont la gestuelle, parfois juste, parfois légèrement empruntée, laissait habilement échapper une sensation d’inachevé, de mise en scène laissée délibérément de côté. Cette démarche conduit le spectateur à se forger sa propre version de l’œuvre.

Michael Haneke ouvre, dans la plupart de ses films (et non de ses opéras), le champ des possibles pour laisser ouvert le récit et Anne Teresa De Keersmaeker s’est inscrite dans la même perspective. En respectant tellement l’œuvre qu’elle s’est abstenue de peser sur son déroulement. Dès lors, on ne peut s’étonner qu’une partie du public, livré à lui même, a regretté l’absence d’une mise en scène ordonnée, d’un véritable parti pris.

Cette version pourrait s’assimiler à une simple lecture théâtrale où chacun comble par sa propre imagination la seule écoute de l’œuvre. Si le vrai théâtre consiste, comme le pensait Artaud, à agiter des ombres pour mieux extirper la cruauté enfouie au fond de soi, Anne Teresa De Keersmaeker n’est pas allée aussi loin. Elle est partie de ce présupposé sans aller jusqu’à cet extrême car elle a fait preuve d’une grande pudeur pour laisser l’œuvre immaculée.

Chaque chanteur voit son jeu doublé par celui d’un danseur qui exprime, de temps en temps, ses sentiments sans faire état de la moindre virtuosité technique. Ce qui pourrait nous distraire de l’histoire que peser sur son cours ou être simplement interprété comme un signe.

© Anne Teresa De Keersmaeker

C’est, sans doute, l’une des rares fois où cette absence volontaire du metteur en scène conduit le public à tomber, lui aussi, dans le piège narratif proposé par Mozart, en devenant à son insu, l’un des participants. Nul n’a jamais su, en fin de compte, qui sortait victorieux de Così, de la gente masculine ou féminine. Pour éprouver la fidélité de leurs compagnes qui, par définition, n’en ont pas, deux jeunes hommes vont se déguiser en militaires de passage pour les reconquérir sous de nouveaux attraits. Tandis qu’elles succombent, les garçons apparaissent comme ce qu’ils sont, des êtres que l’on peut oublier facilement. A moins que les uns comme les autres ne se soient restés fidèles car on ne joue véritablement bien la comédie qu’en restant soi même. Vrai ou faux, cette comédie a suscité maintes interprétations.
La pièce est-elle machiste, féministe ? Qui est humilié et qui sort vainqueur ? Aucun point de vue n’a jamais triomphé et c’est ce qui fait tout l’intérêt du choix agnostique de De Keersmaeker.

L’ambivalence bat son plein dans ce Così là avec une différence marquée entre la mobilité des chanteurs hommes qui n’ont rien à envier à leurs doubles hommes et celle des chanteuses nettement plus engoncées. Fiordiligi au tempérament plus réservé, interprétée par Jacquelyn Wagner extrêmement chantante est accompagnée par la gracieuse et un rien spirituelle Cynthia Leomij.

Guglielmo (Philippe Sly) fait preuve d’une aisance et d’une décontraction, un peu inhabituelles pour ce rôle. Ferrando (Frédéric Antoun) témoigne d’une belle présence et d’une étonnante fraicheur. Tous deux évoluent sur scène avec une mobilité qui leur permet de soutenir la comparaison avec leurs homologues danseurs (Michael Pomero et Julien Monty) quand ils ne les mettent pas sous le boisseau. Despina (Ginger Costa-Jackson) tout empreinte de truculence et de jovialité fait, elle, jeu égal avec Maria Celeng, la danseuse. Tout comme Don Alfonso (Paulo Szot, avec Bosjan Antoncic) qui réalise la synthèse parfaite avec son homologue. Don Alfonso, organisateur du stratagème, maître du destin des couples en formation ne pouvait évidemment faire preuve de la moindre faiblesse dans sa double présence.

Si, en tant que chanteuses, Fiordiligi et Dorabella ne sont pas parvenues à se sentir libérées du tourment dans lequel on les a plongées, leurs doublures corporelles n’ont eu, en revanche, aucun mal à s’affirmer. Inversement donc de Guglielmo et Ferrando qui ont existé davantage en tant que chanteurs que danseurs. Ce qui n’est guère étonnant si l’on veut donner à ces personnages un aspect brut de décoffrage.

Aucune individualité ne parvenant à s’affirmer définitivement, la pièce se termine comme elle a commencé dans un mouvement collectif où les partenaires penchent les uns vers les autres. Comme si le récit qui vient d’être donné n’était pas parvenu à édicter la moindre certitude.

Emmanuel Schwartzenberg

Emmanuel Schwartzenberg a été successivement, journaliste politique à France Soir, économique aux Nouvelles Littéraires puis rédacteur en chef au Figaro, en charge de la page médias. A ce titre, il a produit et animé la vie des Médias sur LCI et TF1 et publié en 2007 chez Calmann-Lévy Spéciale dernière. Qui veut la mort de la presse quotidienne française ? Il a présidé aux destinées de Télé Toulouse avant de collaborer aujourd’hui à Marianne et au magazine Faux Q.

Così fan tutte, Opera buffa en deux actes (1790)
Musique : Wolfgang Amadeus Mozart
Livret : Lorenzo Da Ponte
En langue italienne
Direction musicale : Philippe Jordan
Mise en scène : Anne Teresa De Keersmaeker
Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Avec les danseurs de la Compagnie Rosas
Dernière le 19 février 2017
Prochains spectacles avec la même distribution du 12 septembre au 21 octobre 2017.