December 8, 2014 (Fifty-Three Days, journaux américains, 51)

© Franck Gérard. Avec le soutien de l'Institut Français et de la ville de Nantes

LOS ANGELES /Twenty-fifth day

Un grand nombre de personnes qui sont venues ici, du moins celles qui m’en ont parlé, n’aiment pas Los Angeles ; certaines vont jusqu’à haïr cette ville. On me parle de New-York ou encore San Francisco comme plus agréables, plus sympas. Ces deux dernières ont un côté plus européen, c’est vrai ; mais je ne suis pas là pour être en Europe. Ici, c’est « l’Amérique » dans toute sa splendeur, sa divine beauté autant que son horreur dominée par ses propres clichés. J’adore défricher tout cela ; à mon échelle, car je suis très loin d’être un pionnier.

Ce matin, je suis invité chez Bill, sur les collines d’Hollywood, quelque part au-dessus de Ventura Blvd. Un concours de circonstances qui passe par la Thaïlande et la France a fait qu’il a pris contact avec moi avec le désir de me rencontrer. Devant la maison, une magnifique Chevrolet orange est garée. Je me fais vite une image, un peu à la « Eggleston » mais pourquoi pas. Je monte la pente qui mène à la maison de Bill ; je me trouve à studio City. Elle est juste immense, je ne pourrai pas dire combien de mètres carrés ; peut-être 2000, avec un immense terrain. La vue est époustouflante sur la vallée ; avec sur la terrasse la piscine qui va avec, au bord du vide, comme dans un film. Nous faisons connaissance. Il est musicien. Il m’emmène dans son studio, me joue quelques airs de guitare sur deux d’entre elles parmi la cinquantaine qui trônent autour de nous. C’est assez fantastique de se retrouver avec cet homme, encore plus après ce périple d’hier, dans des quartiers beaucoup moins « favorisés » qu’ici. C’est assez violent aussi ; un peu comme un « carambolage » ! La vue est encore plus folle sur le toit. En plein dans le film de Cronenberg Crash ; les voitures qui défilent en bas sur Ventura, sur la Highway One O One, ma préférée, avec ce son qui ne s’arrête jamais. Je ne peux m’empêcher d’être hypnotisé par cette vision qu’englobe les crêtes des montagnes, à l’horizon ; derrière les montagnes, je sais qu’il est là, le désert, il m’appelle, le désert et sa poussière du désespoir, qui me manquen tant ! Il me raconte sa vie… Nous allons manger quelque part sur Laurel Canyon Boulevard. Il m’invite ; après plus de deux heures passées ensemble, je prends congé lui expliquant que je dois aller zoner dans le coin pour continuer à bosser. Il me propose de me déposer où je veux ; je lui réponds que je suis où je suis et donc que j’y reste, on verra bien.

Malheureusement North Hollywood, je l’avais déjà remarqué, n’a rien à voir avec le Boulevard qui porte ce même nom. Cités pavillonnaires, commerces, mais surtout du vide. Il ne se passe rien mais alors là, rien du tout. Il ne me reste que très peu de temps de jour. Je suis en T-Shirt, il fait vraiment très chaud aujourd’hui. C’est peut-être moi qui ne suis pas ouvert au monde ; il m’arrive parfois d’être moins réceptif, de ne pas être « au bon endroit au bon moment » ; je ne crois pas cela, on est toujours quelque part, il se passe toujours quelque chose. Je me laisse aller à des photographies un peu médiocres, jusqu’à même cet « essaim » de pigeons qui attend sur un fil ; ce n’est pas si mauvais mais cela pourrait être n’importe où, à part que l’on reconnaît ces magnifiques et immenses poteaux de bois bitumés qui portent le réseau électrique. Je me laisse aller à la couleur ; tout est si coloré aux alentours…

Une voiture à la roue explosée. Les magasins de « liquor », dont celui-ci que j’avais déjà photographié ; cette fois-ci la lumière est plus belle. Devant l’entrée, une femme écroulée sur une table semble dormir ; j’appuie sur le déclencheur sans m’apercevoir qu’entre ses jambes, sur son short blanc, il y a des taches ; on dirait du sang séché ; je regrette d’avoir pris l’image ; c’est trop, beaucoup trop, même si son visage, coincé entre ses bras, n’est pas apparent… Je devrais m’arrêter ; je ne peux pas, je me laisse encore « avoir  par mes jambes » qui me portent vers le nord puis vers l’est ou le sud ; je ne peux plus m’arrêter ; j’adore l’épuisement, la fatigue, l’état que me procure ce lent déplacement. Je dois bien faire des images ! Je suis à Los Angeles pour photographier. Mais je sais que c’est bien plus que cela, c’est bien au-delà ; « voler » des parcelles de réel est devenu une drogue, une partie inhérente de mon être ; c’est comme mon cœur qui bat, c’est comme mes poumons défoncés au dioxyde de carbone, à force de longer tous ces boulevards, toutes ces avenues, toutes ces rues. C’est ma vie…

Un homme passe le long d’un mur comme l’ombre de son ombre ; il m’a vu ; j’essaie d’engager la conversation mais même cela me résiste dans cette journée ; il fait comme si j’étais transparent. Au crépuscule, j’arrive à photographier Chris qui fait de l’exercice sur des barres d’échafaudages. Il est beau, très beau ce mec. Encore une fois, je suis loin, loin de chez moi ; la nuit me rattrape. Cette nuit avec laquelle j’ai pactisé il y a des années de cela. J’ai vraiment commencé à fabriquer des images dans le noir, ou presque. Je vais boire un verre au « No Bar » sur Magnolia blvd. C’est un bar mais, comme bon nombre d’endroits de ce type dans le coin, on dirait une boîte. J’essaie bien de communiquer mais à part la serveuse qui me sourit et me répond poliment pour son « tip », les types qui sont là n’en ont rien à faire de moi, que je débarque de France ou de Mars ne les touche pas une seconde. La serveuse est habillée à l’américaine ; elle essaie d’avoir une touche « classe » mais c’est complètement raté ; c’est vulgaire, à mon goût. Mais qu’est-ce que ça peut bien me faire, puisque finalement je suis au « No Bar » qui porte bien son nom ? En sortant, je shoote encore une station-service ; je continue à errer. Cela ne donne rien. Mis à part ce chien en train de se faire essuyer la tête après son shampoing. Oui, il vaut mieux parfois être un chien à Los Angeles qu’un humain qui crève de faim dans la rue. Je rentre ; trop fatigué encore une fois pour écrire. Le temps de manger et de me glisser sous la couette où je rêve, je ne peux vraiment plus m’arrêter, que je continue à marcher à Los Angeles.

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