Jean-Clet Martin : Asservir par la dette (Entretien)

Jean-Clet Martin (archives de l'auteur)

Asservir par la dette aborde d’un point de vue philosophique les rapports actuels du politique et de l’économique, ce qui conduit à reconnaître, de façon nouvelle, un débordement de l’économique hors de ses frontières et à envisager de nouvelles perspectives politiques. Ce qui revient aussi à mettre au jour les conditions présentes d’un nouveau pouvoir et des subjectivités contemporaines ainsi que des possibilités singulières pour un contre-pouvoir. Entretien avec Jean-Clet Martin.

Asservir par la dette est un livre de critique politique et de philosophie politique. Cette dimension du politique était-elle présente dans tes livres antérieurs et, si oui, sous quelle forme ?

Chaque livre est l’occasion d’un style. J’ai adopté ici un style qui oscille entre le manifeste et le pamphlet. Il me semble en effet qu’on n’écrit pas sur la politique comme on le ferait en traitant d’un problème strictement métaphysique. Non seulement parce qu’il est question d’action et de prudence, mais encore de représentation. Or, on ne défait pas les représentations de la même manière qu’on déconstruit une notion philosophique, quitte à en construire de nouvelles. Un concept est toujours systématique tandis que les pires idéologies jouent de la désorganisation. Croire qu’il suffit de détruire un ordre pour créer, c’est déjà une expression de l’idéologie ultralibérale qui est une casse généralisée. Pour toutes ces raisons, le champ d’intervention n’est pas le même et les illusions ne sont pas abordées seulement de façon Asservir par la dettethéorique. Disons que la théorie ne peut pas grand-chose contre l’idéologie si elle n’est pas immédiatement pratique. Question de méthode et de combat. Et c’est bien comme tu dis une affaire de forme, « sous quelle forme ? ». Une forme qui renoue forcément avec des images qu’il faut pouvoir repérer de manière frontale. Les coups bas de l’économie, sa guerre, ne s’ordonnent pas selon des règles mais pour ainsi dire en-dessous de toute régularité, de tout code et de tout Droit, le néolibéralisme étant une zone affirmée de non-droit.

Alors pour répondre plus précisément, il se trouve que, en effet, je me suis déjà heurté aux questions politiques, de manière moins directe sachant que, comme dit Deleuze, la politique œuvre sur tous les plans et sans en dresser un par elle-même, toujours en train de se défaire de l’idéologie ou de relancer les contrats établis. Chez lui, le masochisme déjà est une question de contrat et de politique. De même Kafka, la lettre au père, le terrier, la métamorphose se mesurent à une politique. Moi, c’était plutôt dans mon livre sur le Moyen Âge, très foucaldien, lorsque je me demandais comment l’Etat carolingien, en s’effondrant, avait laissé place à d’autres formes de pouvoir, sans hiérarchie centrale. Ossuaires est épuisé au moment où je te parle, mais je pense le reprendre chez Kimé un de ces jours. Et puis, il y a Éloge Eloge de l'inconsommablede l’inconsommable autant que Enfer de la philosophie qui prennent le parti des humiliés, des offensés autant que des faibles à l’encontre des maîtres qui les asservissent. C’est peut-être sans doute par là mon côté hégélien quoiqu’ultra-contemporain par ailleurs…

Ce livre est traversé par la question du contemporain, par la volonté de penser le contemporain et d’agir. Qu’appelles-tu le contemporain et pourquoi le penser implique-t-il que tu écrives aujourd’hui ce livre qui concerne un certain lien entre politique et économie ?

Le contemporain est en effet mon terrain : même le livre sur le Moyen Âge était pour moi une réflexion sur la mort de l’État avec la possibilité de réinvestir d’autres formes de pouvoir. L’État est un éternel mort-vivant et la manière dont il est abattu témoigne de stratégies très inventives. Ces coups de torpilles peuvent être salutaires, mais tout autant venir d’un pouvoir bien plus insidieux que la puissance du Droit qui limitait la sphère politique. Une chose est certaine, c’est dans ce rapport de pouvoir que se dessine une époque. Aujourd’hui la politique n’est plus seulement capturée par une soumission théologique. Elle n’est plus acquise davantage aux raisons du progrès, aux formes techniques de production ni portée par le sens de l’Histoire. Elle est désormais détrônée par la puissance économique et financière. Je ne crois que moyennement au retour du religieux, une illusion derrière laquelle s’en cache une autre. Il faut donc nécessairement reprendre cette destruction du politique, en mesurer l’aliénation correspondante, la dissolution de toutes les protections, de toutes les barrières légales établies par les formes politiques précédentes. Mais cette lecture, il faut la faire de manière qui ne soit pas seulement économique ni entrer dans une querelle de chiffres. La relation de l’économie et de la politique ne se mesure pas de cette façon là. Les courbes, les statistiques, pas plus que la multiplication des concepts ne nous serviraient à mettre en lumière cette entreprise de dissolution. En tout cas, penser le pouvoir aujourd’hui, c’est forcément réfléchir sur la captation économique de toutes les décisions politiques. Ça se voit de Valls à Macron, et Fillon évidemment n’avait rien d’autre à proposer que de hâter cette déstabilisation qu’il veut moderne et libre…

Si ton livre s’intéresse aux rapports actuels entre politique et économie, il aborde l’économie d’une façon particulière, en montrant que celle-ci, aujourd’hui, déborde ou élargit son propre cadre. L’économie non seulement domine le politique, voire le remplace, mais produit une nouvelle forme de subjectivité. Qu’est-ce qui caractérise et qu’est-ce qu’implique cette subjectivité contemporaine du sujet consommateur, endetté, débiteur ?

Voilà ! Et, en effet, l’idée de subjectivité précisément me paraît significative d’un changement véritable que ne montre aucune science de l’économie. C’est une question de visibilité et d’invisibilité. Peut-on se rendre invisible et l’économie aujourd’hui ne mise-t-elle pas sur une transparence absolue qui détruit toute sphère privée. La traçabilité est de fait devenue une traque du consommateur que nous sommes devenus. Il est impossible de se retrancher nulle part. On a longtemps critiqué le fait que le communisme supprimait la propriété privée. Mais que dire de l’impossibilité devant laquelle nous place le capitalisme d’avoir une vie privée et de se retrancher entre quatre murs ? Ce sont du reste les banques qui nous proposent la vidéosurveillance de nos appartements avec des équipes d’intervention. A quoi il faut ajouter des assurances maladies et des téléphonies sans nombre. La sphère économique a versé dans la voie financière. Elle a en vérité noyauté les relais d’information. Un tel croisement constitue une forme de pouvoir inédite, une « société de contrôle » dans laquelle on peut tracer non seulement nos déplacements mais nos désirs. Comment dans cette visibilité intégrale, dans cette pornographie capitaliste, le sujet peut-il se replier sur soi ? C’est la question qui commande mon livre, de façon assez directe et simple.

Un roman, plusieurs romans permettent d’y répondre, comme si la littérature nous laissait mieux voir l’insurveillé que ne le feraient les courbes statistiques. 4Il s’agit notamment du roman de William Boyd, Orages ordinaires, qui est le récit d’une résistance, d’une vie qui échappe à la surveillance, qui occupe les marges de nos moyens de communication pour échapper à la vigilance numérique des robots, ou encore pour échapper à la dette et aux crimes dont il est accusé. Plus proche du concept, je reprends l’idée de Chantal Jacquet de « transclasse » afin d’entrer dans la difficulté de penser le sujet contemporain qui aura affaire aux recroisements du Big Data dont lesLes transclasses ou la non reproduction robots visent en effet à déterminer de part en part les indices, les IP que donc je suis. Mon idée, ce n’est pas de me tenir en lisière, mais d’entrer là-dedans et de me tenir debout malgré le vertige, peut être comme un hologramme qui résisterait par son insistance. C’était le sens de mon blog, ma présence particulière sur Facebook et toutes mes autres dissidences numériques.

Tu montres également en quoi il n’est pas possible de penser l’économie aujourd’hui sans prendre en compte les moyens technologiques de celle-ci, en particulier l’ordinateur, et ce qu’ils apportent comme changement : nouveau rapport au temps, nouveau rapport à l’argent, aux échanges, etc. Il s’agit d’une approche finalement matérialiste, mais pas exactement dans un sens marxiste, de l’économie qui peut aussi évoquer le travail de Paul Virilio. En quoi les nouvelles technologies produisent-elles une nouvelle économie ?

Manifeste du parti communisteOui, il s’agit d’une approche à la fois matérialiste dans la dénonciation des biens amassés, des propriétés édifiées, des bâtiments de marbre pour exposer le fétichisme bancaire, mais immatérialiste dans la manière de suivre des flux financiers qui se mesurent hors de l’espace et du temps, de manière nanométrique. Nous sommes passés par ailleurs d’un matérialisme qui faisait l’histoire de la lutte des classes à une dématérialisation qui modifie par exemple les entreprises elles-mêmes en des réservoirs d’actions. Le blanchiment de l’argent est pour ainsi dire la vérité de la monnaie devenue virtuelle. On n’y produit plus rien que des chiffres. Et ces réserves numériques ne sont elles-mêmes rien qu’un code dont le rendement correspond à des profits qui ne demandent même plus aucun investissement réel. Vous pouvez acheter des actions et les revendre en quelques secondes sans passer à la caisse. C’est totalement affolant…

Puisque je cite le nom de Marx, ton livre présente aussi une critique du marxisme. Non pas dans le sens où celui-ci n’aurait aucun intérêt mais dans le sens où ses outils ne seraient plus entièrement intéressants face à l’économie et au politique aujourd’hui. Qu’est-ce qui, selon toi, serait encore valable dans les travaux de Marx et des marxistes et qu’est-ce qui n’est plus opératoire ?

Je suis marxiste par la vision du travail qui est la sienne autant que par le partage qu’il réclame pour induire une diminution inévitable de son temps d’exercice, et Hamon a raison sur ce point. Parce que je dois dire d’abord que c’est sans conteste l’idée de lutte qui m’intéresse, mais comme un spectre de Marx, différée, en « diff/errance ». Un Marx callé dans le système comme un virus informatique, une relance de ce qu’il entrevoyait quand avec Engels il percevait le communisme en un spectre qu’on ne peut abattre, qui vit de sa mort et se répand aussi massivement qu’une ombre, que le manteau de Faust qui envahit la terre. Il y a une communauté virtuelle possible pour envoyer un pavé dans « la cité de Dieu » devenue bancaire, la complicité de ceux qui résistent à la frontière de la machine, de la matrice. J’aurais le souhait que mon livre soit un tel pavé jeté dans les eaux troubles du capitalisme et qui réveillerait les fantômes de Spinoza, de Nietzsche, de Kafka… C’est d’ailleurs le sens de mes références, souvent littéraires, pour réveiller des morts plus actifs que les vivants. On peut toujours rêver, mais le rêve a des forces qu’on ne peut contester…

Ce livre me semble enraciné dans plusieurs problèmes généraux : celui d’une liberté rendue impossible, celui de la destruction des liens sociaux en même temps que de la planète, des vivants, de leur pluralité. En quoi ces problèmes seraient-ils liés nécessairement au capitalisme actuel ?

En effet, la liberté ne veut plus rien dire d’autre que celle d’entreprendre. Alors, seule la liberté du plus fort devient légitime. C’est la liberté invoquée par le libéralisme : « je ne dois rien à personne, je me suis fais tout seul, dans l’autonomie de ma compétence pour laquelle tout le monde m’est redevable ». C’est Fillon : « je suis le seul à porter un programme moderne ». Et il est question dès lors de vérité qui là aussi est unique : « je suis la vérité ». On voit tout de suite comment une telle liberté est un obstacle à celle des autres, qu’elle empêche toute pluralité. Or, le pluralisme est la seule chance de pouvoir encore donner sens à la liberté comme à la vérité. La vérité est plurielle, complexe, ou elle n’est pas. Le pluralisme a toujours été mon chemin. Et du point de vue des vivants que nous sommes, la diversité est la seule chance de création et d’avenir. Un peu à l’image de la canopée qui contient une incroyable rumeur de vie, des essaims et des échanges dont nous ne comprenons encore rien. Nous ne savons rien de la manière dont les insectes peuvent résister aux poisons et infections. Pour moi l’échange véritable est là-dedans, dans l’incroyable prolixité de vivants qui échangent leurs souffles, dans les énergies qui se brassent au lieu de se laisser enfermer par la propriété sclérosée du capitalisme. L’économie se croit maître des échanges. Mais elle ne comprend rien à ce mot écologique d’abord, elle ne fait que bloquer les échanges en les soumettant à quelques pôles d’aspiration immobilisant tout le reste…

Pour en venir à la notion centrale du livre, à savoir la notion de dette, tu l’abordes d’un point de vue économique, macroéconomique, en analysant celle qui gouverne les politiques nationales et internationales, celle par exemple qui assassine impunément le peuple grec. Tu soulignes comment cette logique de la dette ne peut fonctionner que par une disparition du pouvoir de l’État, lequel devient seulement un relai, voire un serviteur, pour des logiques capitalistes destructrices des sociétés et des hommes. Tu insistes sur la façon dont cette logique est l’aboutissement d’une dématérialisation de l’économie, qui commence par l’abandon de la terre et arrive aujourd’hui à un ensemble de délocalisations quant à la production et à un traitement très abstrait de l’argent comme simple valeur, comme série de chiffres sur un écran d’ordinateur. Au cours de ces analyses, tu critiques la notion de crise et montre en quoi celle-ci n’en est pas une, qu’elle est surtout le mode de fonctionnement du système économique actuel. En quoi la crise peut-elle être un mode de gouvernement ou de régence, comme tu le dis, et en quoi celui-ci est-il immédiatement un pouvoir qui asservit ?

C’est vrai que les Grecs ont été pris en otage par une dette dont la rentabilité revient autant à de grandes Banques qu’à des épargnants particuliers, notamment en Allemagne. Il faut se souvenir en outre pour la France des mesures de Fillon, alors premier ministre, en faveur du rendement de la dette pour des investisseurs étrangers qui ont fortement aggravé notre situation. Il n’y a pas d’autre crise que celle qui a été orchestrée par une rentabilité artificielle de la dette, aggravée en outre par un système de notation d’agences internationales. C’est là un savant montage qui fait valoir des dettes dans un monde où il n’y a jamais eu autant de profits. Il ne faut pas être grand devin pour comprendre qu’il y a là une construction dont rien n’est plus faux. Et ce qui vaut pour la dette de l’État vaut pour la dette des entreprises dont certaines sont revendues parce que siègent dans leur conseil d’administration des créanciers qui veulent récupérer l’emprunt d’abord concédé en vendant ensuite tout un secteur d’activité. Ils font monter ainsi le cours de l’action en raison de cette vente présentée comme assainissement et promesse d’une valeur de cotations en bourse dont ils vont parfois eux-mêmes acheter des titres… Il y a donc Régence aussi bien pour la direction de l’entreprise que pour l’État dont les chefs ne sont plus rien d’autre que des techniciens au service de la mondialisation. Le mot « gouvernance » sert à désigner cette mutation qui montre par elle-seule qu’il n’y a plus de Politique, que ce mot perd sa noblesse au bénéfice des gestionnaires.

Tu abordes également la notion de dette de manière plus large que ce que j’évoquais dans ma question précédente. Tu développes l’idée que la logique de la dette est devenue une espèce de logique générale qui embrasse les rapports entre individus ou groupes autant qu’elle façonne les subjectivités. Le sujet actuel est sans doute endetté économiquement, même s’il n’a contracté effectivement aucune dette, puisqu’il existe dans un monde où « devoir », être débiteur ou redevable sous diverses formes, sont la norme. En quoi consiste la dette prise en ce sens-là ? Est-ce qu’il s’agirait pour toi, à travers ces analyses, de reprendre et prolonger les derniers travaux de Foucault en essayant de mettre au jour une nouvelle forme de pouvoir et de subjectivation ?

En tout cas, Foucault autant que Deleuze permettent de comprendre ce qu’il en est des rapports de pouvoir. Il faut en effet les inscrire dans une logique qui joue sur des catégories métaphysiques qui avaient fait par exemple de la colonisation une charité civilisatrice. Ce sont des peuples entiers qui ont été pris en otage au nom de cette visée pseudo-humanitaire, de ces œuvres bienfaisantes en apparence. Nous connaissons tous cet esclavage au nom des valeurs progressistes de la civilisation occidentale. Il en va aujourd’hui de même pour la Grèce dont on veut le bien et à laquelle on prête de l’argent jusqu’à ce que mort s’en suive. Il était inévitable alors de refaire un peu cette Généalogie de la moralehistoire à partir de Nietzsche, de La généalogie de la morale, mais encore à partir d’une histoire qui part de la Révolution française et qui suit les différentes délocalisations qui s’achèvent avec la mondialisation. Et c’est dans cette histoire qu’il faut repérer des formes de subjectivation, des sujets qui ne sont plus seulement les bourgeois ou les prolétaires mais les ingénieurs et les techniciens, les actionnaires et les investisseurs et pis, certains pseudos qui prennent aujourd’hui de l’influence en fonction de Kilo-liens, de « links » et de « likes » capables de fusionner dans des formes de revendications tronquées par « Je suis Charlie »… Avec la honte pour ceux qui n’adhèrent pas à cette forme de cogito consensuel, honte aux dissidents dont certains sont dénoncés comme des terroristes. Ce dernier mot prends d’ailleurs une importance qui dépasse largement les quelques cas de folie meurtrière qu’on peut déplorer avec raison mais dont la pathologie, à mon sens, n’a rien de très professionnel ni de très organisé.

Ton livre se présente comme un diagnostic du politique, une problématisation du politique, et appelle à une autre politique, donc aussi à des types d’action politique. A l’occasion de cette problématisation, tu évoques l’idée d’une nouvelle forme d’État, un « État à venir » qui, écris-tu, devrait exister moins sous la forme d’un pouvoir que d’un « contre-pouvoir ». Tu dessines l’idée d’une « revendication politique qui soit le rassemblement organisé des forces d’insoumission ». Qu’entends-tu par l’idée d’un Etat qui serait un contre-pouvoir : la tâche de l’État devrait-elle être surtout de s’opposer à ce qui détruit les peuples, par exemple le néolibéralisme actuel ? De même, lorsque tu parles du rassemblement des forces d’insoumission – forces nécessairement multiples, hétérogènes, non réunies par une identité ou une nature données –, comment ce rassemblement peut-il se relier à l’État dans la mesure où un tel rassemblement me paraît impliquer une critique de la représentation propre à l’État moderne ?

Le mot État évidemment est rapidement mis en tension avec Étatisme. De même le mot peuple devient tout de suite un « populisme » et nation s’aggrave immédiatement en « nationalisme ». Et on voit même Hannah Arendt accusée d’antisémitisme ou encore Derrida qui serait l’introducteur en France de Mein Kampf. J’exagère à peine… Il faut, me semble-t-il, clarifier un peu cette soupe qui use de gros concepts comme de dents creuses. « Islamo-gauchiste » est une nouveauté dans le genre. Et on en trouve sous chaque bord qui attendent un os à ronger, un reste à ruminer par des dénonciations stupides. Le mot Etat n’a pour moi aucun sens homogène. L’État ça n’existe pas sans un pluriel constitutif de son pouvoir et d’une division de son autorité. La monarchie n’a en effet rien à voir avec la démocratie et il y a des formes politiques qui font appel au peuple autant qu’à l’État en un sens qui n’a rien de totalitaire. La « société sans État » est aussi illusoire que « l’état de nature » dans la philosophie de Rousseau, lequel montre magnifiquement dans le Contrat social qu’il n’y a jamais eu d’état naturel, qu’il n’y a pas de nature humaine. Il nous a semblé à tous dans les années 70 que nous devions nous défaire des formes envahissantes de l’État. Qu’il fallait appeler la mort de l’État, du moins celle de l’Etat dans sa forme la plus triomphale et militaire. Mais cette mise à mort a très vite été récupérée par une oligarchie plus insidieuse, par une forme de liberté assez peu engageante qui refuse tout : toute redevance, tout impôt, toute mise à contribution au sein d’un bien commun. Et, il faut bien le reconnaître, c’est justement le programme du libéralisme, lequel ne veut d’aucune règle, revendiquant le droit de vendre des corps et des organes au nom d’un ordre qui est celui du profit personnel, celui que confère le prestige de l’argent, vecteur d’une réussite légitime au point d’envahir l’État et de lui imposer sa loi. Au point de détruire ainsi les forêts amazoniennes, d’en déloger les indiens sans aucune contrepartie. Oui, il me semble qu’on peut attendre autre chose de l’État, qu’il est l’effectivité d’une autre liberté, qu’il peut protéger les femmes, le mariage pour tous et les enfants qui désirent autre chose que le travail. C’est en l’occurrence l’Etat qui peut garantir les 35 heures et un code du travail actuellement menacé par les réussites iniques du capitalisme sauvage. L’État en tout cas garantit un Droit qui fait de Créon un personnage plus intéressant qu’Antigone. Il n’y a de fait que le droit positif pour nous sauver du droit supposé naturel, du droit du plus fort, du plus riche et du plus moral. Et face au libéralisme qui prône je ne sais quelle libération, en effet, l’État vaut comme un contre-pouvoir. Mais pour ouvrir ce débat, il me faudrait faire un autre livre…

Ton livre inclut également une critique du travail compris comme forme d’asservissement et d’exploitation. Évidemment, je ne peux pas ne pas penser à la valorisation du travail que nous subissons depuis longtemps, et à la campagne électorale actuelle qui en fait un pilier de son discours. De cet imbécile de Macron à l’égérie de l’extrême-droite, en passant par la plupart des troupes de la gauche, les discours politiques actuels sont obsédés par cette valorisation du travail, « la meilleure police » comme le disait à peu près Nietzsche. Sur quoi fondes-tu la critique du travail qui est la tienne et comment conçois-tu la possibilité d’un dépassement du travail ?

Marx dit des choses définitives sur ce point. La division du travail conduit à une libération de l’homme par rapport à la nécessité vitale. Ce n’est pas pour travailler plus qu’il y a eu rationalisation des tâches. Par conséquent, l’horaire du travail ne peut que diminuer, réduisant la part pénible par la mécanisation des moyens de production. Ce qui s’est effectivement réalisé depuis la fin du XIXe siècle. La notion de salaire universel revendiquée par Hamon est aussi évidente que celle des congés payés. Le patronat, au nom de l’esclavage qu’il produit dans les pays émergents, au nom d’un travail sans salaire, a été hostile d’abord aux congés payés, à l’idée de pouvoir bénéficier pendant cinq semaines d’un salaire sans travailler, sans fournir aucun effort, mot dont sa morale se gausse depuis toujours. Quel scandale pour le MEDEF qui cherche à augmenter les marges en dehors de tout souci de justice ! Il en va de même du samedi, puis des 35 heures qui apparaissent encore aujourd’hui comme des freins à la rentabilité. En vérité, se sont développés des secteurs d’activité énormes comme le tourisme, avec bien d’autres domaines qui valent ce qu’ils valent, mais dont la rentabilité n’est plus à prouver, quand bien même la qualité des activités de la culture a dégénéré en « produits culturels », en « société du spectacle ». Un mouvement inverse de celui qui revenait à la Skhôlé, à la création intellectuelle disons. Ce qui est imparable, incontestable dans sa vérité, c’est qu’avec la numérisation des tâches, le temps du travail ne peut que descendre en-dessous des 35 heures. Il n’y a pas d’autre alternative historique. Le travail va se raréfier suffisamment pour en modifier les conditions et en assouplir les règles impliquant sa redéfinition conceptuelle. Son idée n’est pas dépassée, et il n’y a pas de dépassement des valeurs qu’il implique en termes de créativité et de lien social. Mais il est urgent en effet d’en revoir les modalités et de repenser considérablement une notion qui échappe désormais à tout le monde, à commencer par les chefs d’entreprise dont les exigences sans frein ne sont plus compatibles avec la réalité. Sur ce point la politique est à la traîne et je suis convaincu qu’Hamon obtiendra historiquement gain de cause…

Est-ce que tu as le projet de continuer cette réflexion sur les formes actuelles du pouvoir, des subjectivités, cette critique du capitalisme, de l’économie, du travail, ou bien ce que tu as fait dans ce livre t’indique-t-il d’autres voies que tu comptes explorer dans tes livres à venir ?

Asservir par la detteJe suis depuis quelques années dans un livre sur la littérature, la fiction, qui n’est pas sans rapport avec une politique plus vaste, un horizon d’anticipation plus prometteur que celui de l’économie, étriqué et déprimant. C’est pour moi un véritable souci que de penser à la chose publique. Nerveusement et intellectuellement, mon mode de subjectivation n’est pas dans le conflit et dans la revendication, d’autant que l’âge qui avance n’aspire plus au commando. Je suis un philosophe critique, mais assez peu engagé sur le terrain. J’aspire à un genre d’écriture plus conceptuel, mais inévitablement, mon sens de l’équité me rend insupportables les petites vies misérables qui sont celles des chefs, chefs d’entreprise autant que chefs de gouvernement. Comme Deleuze, je ne supporte pas l’outrecuidance. La création a en effet à voir avec les minorités, la pauvreté, et prend parti pour les déclassés. Elle se retranche dans un enfer qui lui fait dénoncer les prétentieux, éprouvant la honte de céder aux hommes misérables, les plus misérables étant ceux qui nous exploitent et nous dominent en contournant sans cesse les exigences du Droit.

Jean-Clet Martin, Asservir par la dette, éditions Max Milo, 2017, 128 p., 12€