Annie Saumont (1927-2017) : une nouvelliste qui embrassait le monde

On donnera toujours de l’écriture à ceux qui n’en ont pas. On donnera toujours de l’écriture à ceux qui ne sont pas en mesure de l’écrire et de prendre la parole. On écrira toujours pour ceux qui peinent à se faire entendre parce que d’écoute ils ne reçoivent jamais. On n’écrira jamais autrement et jamais pour autre chose.

Tels seraient les quelques mots qui pourraient donner la mesure du projet d’écriture d’Annie Saumont qui vient de nous quitter, juste hier, elle dont l’œuvre ne vibre que de ce projet d’écriture, lapidaire et résolument politique, qu’elle poursuivait depuis bientôt un demi-siècle, avec assurance et obstination, elle qui est entrée dans la quête de cette écriture qui donne l’écriture, de cette parole qui, dans le langage, donne enfin les mots, de cette écriture qui parle enfin les mots, leur ouvre la parole et fraye dans la langue : Annie Saumont écrira donc toujours pour ceux qui n’écrivent pas, ceux qui sont condamnés à demeurer silence là où pourtant ils parlent, à demeurer inaudibles, là où pourtant on ne cesse de parler, là où pourtant on ne cesse pas d’écrire.

On l’aura compris : Annie Saumont alphabétise le monde là où pourtant l’alphabet existe, là où pourtant des voix courent, des échanges s’opèrent, des gens se montrent. Elle parle ainsi pour ceux qui ne se taisent pas comme si, en définitive, elle alphabétisait ceux qui savent déjà lire, comme si elle voulait alphabétiser la littérature.

Annie Saumont GammesPartant, d’Enseigne pour une école de monstres jusqu’à Gammes en passant par La Terre est à nous et surtout Embrassons-nous, Annie Saumont tente patiemment d’écrire pour les autres, d’écrire en interprète de ces autres, d’écrire dans cette langue qu’ils donnent mais qui ne s’articule pas encore dans une phrase : dans cette langue qui n’a pas encore trouvé sa phrase, son phrasé, sa voix. Faire pénétrer cette altérité, celle de la prévenue de « J’l’ai rendu » (Embrassons-nous, 1998), c’est avant tout pour Annie Saumont l’occasion de dire qu’écrire n’est pas un acte de la redondance, n’est pas écrire l’écriture, mais rendre la langue, la parole dans sa Annie Saumont Embrassons-nousparlure folle, parce qu’il n’existe que de la parlure, que des dialectes, que la langue de l’écrivain n’est que la conquête vocative, conative et apostrophée de ce que cette jeune fille dit, celle qui a dérobé le « blousbac » (Embrassons-nous).

L’écriture d’Annie Saumont est donc toujours l’histoire d’une rencontre et d’un échange car tout se passe, quand chacun parle, quand Pierre et Ali réfléchissent, comme si Annie Saumont donnait un nouveau sens à l’écrivain public, comme si elle était l’écrivain public qui, hors de la phrase idéologique, dans un en-deçà rhétorique, trouvait l’expression indirectement libre, indirectement livre de ceux pour qui la littérature n’est précisément jamais un livre mais une parole qui circule, sans révérence, sans référence, comme la jeune délinquante du « blousbac », celle qui cite Apollinaire. Qui fait de la littérature une formule de vie. Qui fait donc de la littérature un incessant discours indirect libre, où, de fait, écrire pour Annie Saumont, c’est avant tout ce discours indirect libre où le narrateur parle ses personnages, où l’écrivain, aussi, à son tour, connaît la langue étrangère dans la langue elle-même, cette langue étrangère dont parlait Proust. En ce sens, il n’y aurait plus que cet idiolecte infini, cette langue imbécile parce que jamais articulée qui, enfin, se dirait mais qui ne serait en rien tropisme.

Car Annie Saumont n’est pas Nathalie Sarraute, ne lui ressemble que peu : il n’y a pas de sous-conversations chez elle, il n’y a pas de langue sociale, il n’y a pas de comédiens du langage, il n’y a aucun microcosme, aucun macrocosme : il n’y existe aucune conversation dont il s’agirait de faire tomber les masques, aucune palpitation dans les profondeurs. Il n’y a pas dans l’écriture une herméneutique, il ne saurait être question de la mise en évidence de signes, il n’existe pas de devenir sémiologique des situations exposées comme chez Sarraute. Il n’existe pas de discours sur les discours. Il y a, toujours, une parole nue. Une parole sans transition. Une parole saisie depuis l’intérieur de chaque personnage. Des monologues morcelés. Des paroles coupées, entrecoupées. Car chez Annie Saumont, c’est un monde qui n’a jamais parlé. C’est un monde qui vit dans l’asocial, qui ne se heurte à aucune expression, qui, précisément, ne se heurte à rien. C’est un monde où il n’existe pas de langue dominante, où la langue de la domination, vécue comme souffrance, n’obéit qu’à un constant paradoxe politique : la langue parlée, la langue majoritaire, dominante devient le fonds sombre d’une parole qui tremble de pouvoir s’articuler, qui bute souvent sur elle-même : la langue dominante devient la lisière d’une parole autre et fragile, toujours syncopée d’aposiopèses. Là encore, Saumont n’est en rien proche de Duras : elle ne tient pas l’aposiopèse comme ce moment où rien de plus ne saura être dit, où la langue peine à s’avancer en elle. Quand les mots s’interrompent chez Saumont, quand la parole entre en son propre retrait, elle dit encore combien la langue est étrangère, combien elle est difficile à parler, combien elle ne s’est jamais dite avant. Combien, à la vérité, Annie Saumont, c’est ce qui ne s’écrit pas sur la page mais ce qui s’écrit toujours à côté : une œuvre qui, de fait, semble s’écrire en marge des œuvres, une œuvre dont la poétique serait celle de l’à-côté, de ce qui se tient à la lisière, de l’infra-monde qui n’est pas l’infra-ordinaire pérequien mais l’infra-monde jamais fracturé par une phrase, jamais traversé par un regard, jamais pris dans une voix. Comme s’ils étaient (tous ces hommes) demeurés dans un hors-texte infini. Ceux d’à-côté, dirait Laurent Mauvignier.

Le geste qui écrit, celui qui guide des nouvelles comme « Sur la crête », « 59 Roubaix » ou « Viol », ne peut être dès lors qu’un geste d’écriture qui doit payer sa dette à la tragédie, qui marque que tout se passe alors comme dans une tragédie, au moment où elle amorce sa clôture. Tout se passe chez Annie Saumont dans un geste de reconnaissance, une reconnaissance par laquelle les autres appellent enfin les mots qu’il faut. La langue parlée ne peut se donner que comme une langue à demi-mot, une langue minoritaire parce qu’écrire pour Annie Saumont ne saurait s’entendre que dans cette puissance minoritaire de l’écriture comme si, en effet, le récit n’existait qu’à la mesure de ces gens qui n’existent presque pas. Qui n’existent pas parce qu’ils n’écrivent pas encore. Ou écrivent presque comme dans « Écrire dit-elle » (Embrassons-nous) aux accents si durassiens. Parce qu’écrire pour Annie Saumont, c’est comprendre qu’on écrit toujours pour cette minorité qui n’écrit pas encore : on écrit quand on ne rencontre plus l’écriture, quand il n’y a plus d’écriture. Ecrire se débat toujours avec ce qui n’écrit pas, avec la non-écriture. Parce qu’au début de l’écriture, il y a ce qui va contre l’écriture, il y a le non-écrivain. Chez Annie Saumont, les personnages se donnent ainsi comme autant de non-écrivains avec lesquels l’écriture ne manque jamais de se débattre pour parvenir à elle-même. C’est le sujet même de nouvelles comme Annie Saumont La Guerre est déclarée et autres nouvelles« La composition d’orthographe » (La Guerre est déclarée et autres nouvelles) ou toujours « Écrire, dit-elle » qui opposent, chacune à leur manière, ceux qui tentent d’écrire à ce qui ne s’écrit pas, montrant que l’un s’alimente de l’autre, que les parcours se croisent, que les minorités se parlent.

Mais cette non-écriture qui vient se loger au cœur de l’écriture même d’Annie Saumont ne surgit pas par hasard, ne surgit qu’à la faveur d’un événement qui impose une césure dans la continuité des choses et du monde, un événement qui déchire toute parole, fait hésiter entre cri et silence, trouve entre le cri et le silence le mot « mort », installe la non-écriture en épicentre de l’écriture, suspend les mots ou les donne trop à entendre, les annule, les confisque, pousse tout du moins à une suspicion généralisée par cet événement : la Seconde Guerre mondiale. Comme insiste sans ambages le recueil tardif La Guerre est déclarée et autres nouvelles, les hommes pour Annie Saumont sont traversés par une irréversible ligne de partage, une limite parce que cette guerre entraîne une réversibilité de la parole même qui en est la faillite ultime, son désastre touché : on ne parlera plus comme avant et l’action ne sera plus l’action, retirée de sa puissance de grandeur. La langue entre ainsi dans une zone où elle n’est plus elle-même, ne s’appartient plus, ne dit plus rien tant elle a servi à dénoncer notamment. Parce que la parole entretient un rapport fondateur à la traîtrise. La parole est l’exercice d’une terreur, elle dénonce, pointe du doigt, effondre le monde en lui-même et rend l’homme honteux de l’humanité elle-même. Annie Saumont ne semblerait écrire que dans cette visée, celle qui la pousse à dire que l’homme a honte de l’homme, que ce sentiment de honte exige de rédimer la littérature, que la parole qui circule a circulé au point de tuer les hommes par les hommes. Parce qu’Annie Saumont le sait, la mémoire de guerre aidant, il manque des hommes. Il manque un peuple. Il manque encore dans la littérature non ceux qui restent mais ceux qui suivent. Après.

Écrire ne sera dès lors qu’une tentative affirmée de rédimer cette perte, de retrouver ce peuple, ces disparus, de ne plus perdre les hommes. En ce sens, pour Annie Saumont, la littérature devient l’affaire d’un peuple qui manque, d’un peuple qui n’a droit de cité nulle part, qui veut être promis à l’existence. Par conséquent, dans l’ensemble de ses nouvelles, il n’y a pas de héros : il n’y aucun personnage singulier, aucun personnage qui tranche dans le vif de chaque phrase pour devenir un individu écrasant les autres : un homme moins les autres parce qu’il n’y a ici que les autres, à perte de vue. Il n’y existe aucun type, presque pas de nom et prénom liés, pas de personnage : à aucun moment, même quand l’histoire semble intime et quotidienne, une histoire privée ne sera mise en jeu. La nouvelle ne devient en rien le prétexte d’une individuation identitaire, l’isolement et la saisie d’un individu exceptionnel. Le destin ne traverse jamais ses phrases. Les héros demeurent ailleurs. Au contraire, Annie Saumont écrit le livre de personne, à savoir, immanquablement, le livre de tous. Espace d’accueil, de recueil plus encore que de recueillement, le livre pour Annie Saumont est le siège du peuple, de ces hommes et femmes anonymes qui réclament tout sauf l’indifférenciation, qui réclament tout sauf l’indifférence, qui veulent aller au-delà des défaillances de la parole. Jamais d’actes héroïques, où les actes qui ont pu distinguer les uns ou les autres sont portés par une négativité dont la cause serait la guerre et la survie la honte. Ce n’est pas une littérature d’hommes illustres, ce n’est pas une littérature de l’individuation, ce n’est pas une littérature de la majuscule. Ce ne sont certes que des vies minuscules, d’un anonymat rampant, mais il n’y a ici rien de Michon, rien de ce que sont ses vies minuscules : à aucun moment, Annie Saumont n’entre dans le mythe de ses personnages, elle n’en porte jamais le deuil, elle n’en donne pas la geste, en décline la grandeur.

Pour Annie Saumont, la Seconde guerre mondiale a annulé la notion de héros, a défait tout souffle épique, a ainsi soustrait une narration guidée par un acte surgissant hors de la limite, un acte qui pourrait se singulariser, repousser l’ordinaire au-delà de l’ordinaire, installer la solitude désertique et emphatique d’un homme qui n’en finirait jamais d’être remarquable, ne serait-ce que dans sa neutralité même. Cependant, loin de répondre à l’image inverse d’un peuple fourmillant d’anti-héros, les personnages d’Annie Saumont ne sont que des hommes moyens, non pas des hommes sans qualités comme chez Musil, ni des étrangers comme chez Camus mais, à l’évidence, des hommes dans la moyenne, des hommes relatifs, des hommes de l’entre-deux, à peine au-delà de l’imperceptible et à peine en-deçà du remarquable. Hors de tout inqualifiable, qu’il soit positif ou négatif, les hommes d’Annie Saumont, défaits de tout Événement, ne peuvent exister qu’à la mesure de cette moyenne, là où ils ne disent jamais véritablement « je », là où la troisième personne en vient à inventer une quatrième personne entre singulier et pluriel (le « on »), celle qui se logerait entre « il » et « nous », un « il » qui ne cesserait de vouloir dire « je », comme s’il s’agissait de faire la moyenne des deux, comme s’il fallait trouver derrière le « il » un « je » la voix de cet homme relatif, cet homme moyen qui ne se comprendra jamais comme solipsiste, total et substantiel. On ne saurait comprendre autrement ce cortège de phrases décapitées, volontairement sans sujet, portées par une manifeste élision du sujet dont chaque lecteur serait alors le sujet, dont chaque sujet pourrait être le sujet, dont le sujet se démultiplie à la faveur de cette anacoluthe aux traits elliptiques. Ces hommes relatifs, aux écarts elliptiques évoluent eux-mêmes dans la relativité de leur milieu, dans un monde périphérique, dans des banlieues sans visage, dans une série d’espaces quelconques.

Le monde dit, le monde présenté et représenté, le monde qu’Annie Saumont donne à lire ne peut plus de ce fait n’être qu’une constante hétérogenèse, un incessant échantillonnage de l’ordinaire, des échantillons infatigables de scènes et de vues, d’échantillons à saisir comme autant de moyennes. Si bien que, sans héros, sans singularité mais dans le règne de cet état du quelconque, Annie Saumont ne peut que se refuser au roman, ne peut s’en soumettre à la forme, ne peut qu’entrer dans la défaisance du roman dans la mesure où le roman se fait toujours l’histoire de l’Un, se sait dans la parole de l’Unique, Annie Saumont Je suis pas un camiondétache le personnage de la foule. Je suis pas un camion.

Or, depuis Poe (parce qu’il est américain), la nouvelle ne dira plus l’incident d’un seul, ne sera plus la solitude crénelée de quelques personnages se débattant dans l’emphase : depuis Poe la nouvelle sera toujours l’histoire de l’homme des foules, l’histoire résolue de la multiplicité, l’ivresse et la conquête du multiple alors que, dans le même temps, le roman se fera la voix d’un rayonnement transcendantal, sera l’expression résolue d’un incessant (auto)biographisme qui n’intéresse en rien Annie Saumont. Comme si le roman était toujours, à tout prendre, la prose affirmée d’un anachorète. En rien la nouvelle d’Annie Saumont ne saura y ressembler parce qu’intensément, il s’agit d’écrire à chaque fois l’histoire de tous, sans hiérarchisation, oublier la société, savoir le monde et, de ce fait, entrer dans une perpétuelle énonciation du Nombre, une énonciation qui refuse l’expression aristocratique de l’Un et qui s’engage dans la saisie délibérément démocratique de la nouvelle. Parce que, loin de tout romanesque unitaire, pour Annie Saumont, la nouvelle se fait le lieu d’une énonciation collective, le lieu d’une parole démultipliée, celle qui sera enfin capable de dire tous, une énonciation collective car, comme le disait déjà Annie Saumont Le pont, la rivièreKafka dans son Journal, la littérature n’est que l’affaire du peuple, la littérature ne concerne que la mise en relation, les ponts jetés de l’un à l’autre, des uns aux autres. Le pont, la rivière.

Collectivité délocalisée, la nouvelle se fait pour Annie Saumont le lieu d’un lien, d’un religere athée, d’un social inouï, prend le relais du révolutionnaire : la nouvelle est récit en tant qu’elle est relation dans tous les sens du terme, relation, pont tendu, courbure qui point une rencontre, entre[9]. Embrassons-nous. On ne saurait envisager autrement la collectivité narrative à l’œuvre dans chacun de ces textes, collectivité narrative qui n’est ni celle de Mauvignier ni celle de Volodine mais collectivité qui donne le sens de la composition qui, lui-même, donne du monde son collage, non pas dans une simultanéité narrative telle celle dont Claude Simon se mettait en quête ou encore un souci de l’instantané tel celui de Robbe-Grillet mais par un régime discursif qui s’offre au milieu des paroles, fait proliférer le monde en le jetant non pas tant in medias res qu’au milieu de tous les discours qui parlent avant soi et avec soi. L’énonciation collective d’Annie Saumont, c’est celle des gens, c’est celle de « Sur la crête », celle qui dit à l’envi que les gens bougent, sont assis, que les gens traversent les existences, que les gens sommeillent dans la foule qui gronde, que les gens sont les gens dont il faut rendre compte. On en parle alors collectivement, dans un énoncé qui, pour être collectif, s’organise de manière paradigmatique dans une logique énumérative, où les gens sont dénombrés, accumulés, conglobés dans ce qui, immanquablement, aboutit à une narration de la liste, où le « il y a » vient scander les phrases et vient aussi étager la parole en elle-même. Parce qu’écrire collectivement, écrire dans le souci d’une énonciation collective, c’est mêler les hommes, les discours se voient donc eux-mêmes mêlés dans un tourniquet de paroles, où Paul et Pierre croisent la route des gens, où les gens croisent la route de Pierre et Paul si bien que tout y obéit à une alternance, à un agencement où l’indéfini « on » devient le pronom premier, où chaque phrase est toujours à mi-chemin vers d’autres, où aucune ne connaît la crête car, comme il est dit, « Au même instant, là-bas, Pierre marquera un arrêt. A mi-chemin vers la crête. ». La nouvelle d’Annie Saumont rêve d’être présentative, d’agir comme un présentatif, de dire « voici » ou, comme elle le dit, « Les Voilà ! ». Ou que l’on regarde encore cette autre nouvelle, « La plus belle histoire du monde », là où, également, les discours s’empilent, où, à l’instar de la liste des courses, écrire revient à dire ce quotidien, à mêler cette femme qui veut écrire à cette écriture qui ne vient pas, à la mêler à cette liste de courses, de produits à acheter, là où, à l’évidence, écrire une nouvelle c’est entrer dans la zone silencieuse mais murmurante de ce qui ne sera décidément pas remarquable, c’est renoncer à écrire « la plus belle histoire du monde », c’est renoncer à écrire pour le plus beau : mais c’est écrire transitivement. Écrire intransitivement, dirait Annie Saumont, n’existera plus : écrire revient toujours à écrire pour.

Annie Saumont Moi les enfants j’aime pas tellementÉcrire pour : Annie Saumont ne se soumettrait qu’à cette injonction de l’écrire, cette injonction qui n’a jamais appartenu à la littérature française mais qui la porte au cœur de l’histoire de la littérature américaine. Il y a sans doute un peu d’Edgar Poe moins le fantastique chez Annie Saumont mais il y a surtout Walt Whitman moins le poème, moins la poésie, la forme poétique comme si, en revanche, après le roman, le peuple devait se dire dans une nouvelle devenue poème moins le poème, forme brève moins le vers, comme si la nouvelle d’Annie Saumont parachevait le parcours démocratique de la forme libre, celle qui est poème par l’énergie de la clausule (on connaît le sens de la chute chez Annie Saumont) et l’énergétique de l’enjambement rythmique (on connaît le sens du décrochement syntaxique chez Annie Saumont). Elle entre ainsi dans ce parcours qui portait déjà ainsi Whitman, qui voyait le peuple, le rendait par fragments, lui voyait la possibilité de trouver sa fraternité. En ce sens, Annie Saumont n’est pas traductrice par hasard, le mouvement de traduction qui a été le sien porte encore son écriture non pour traduire ce que les gens disent, non pour en faire de la littérature, mais pour lier la littérature française à la littérature américaine.

Annie Saumont est un auteur américain : elle n’écrit pas comme un auteur français tant elle est prise dans d’autres questions, tant la nouvelle devient pour elle un enjeu politique absolu, une zone asyntaxique, là où la langue parlée est la langue parlée, rendue à son identité, traduite non trahie, traduite dans une syntaxe qui ne doit rien au français, où Annie Saumont parle bel et bien une langue étrangère depuis le français : de fait, lorsqu’elle écrit, elle écrit français comme l’écrirait Raymond Carver, auteur dont elle est, avec Whitman, le plus proche parce que chez elle, la nouvelle devient l’espace inouï dans la phrase de la coalescence, devient l’espèce du vivre-ensemble, devient l’énergie absolue de la coexistence : la nouvelle devient la phrase traduite, la traduction répétée et acharnée d’une phrase, celle qui refuse l’exclusion, celle qui n’exclue aucun terme, celle qui fait tenir la population en une phrase, en un souffle, comme si, à l’instar des poèmes de Whitman, chaque nouvelle était un État américain comme si la France s’offrait comme une conjugaison d’États, une Amérique moins l’Amérique. La Terre est à nous. On le sait : on loue souvent le sens anglo-saxon de la nouvelle, déplorant que les nouvelles se fassent si rares notamment en France et, dès lors, on loue le sens de la nouvelle chez Annie Saumont en particulier mais sans doute jamais pour souligner combien ce sens de la forme brève porte en lui un rêve fraternel, combien la généalogie de la nouvelle plonge ses racines non dans une simple question formelle mais dans une question révolutionnaire, dans la possibilité de dire les hommes pour les hommes, dans l’ouverture politique que réclame la forme brève : le morcellement dit un devenir peuple et dit un peuple du devenir.

Ainsi, qu’il soit question d’autres recueils comme Le Lait est un liquide blanc ou encore Moi les enfants j’aime pas tellement, Annie Saumont se met en quête d’une forme-nouvelle capable de se donner comme la variable infinie qui redonnerait à la prose l’immanence, la contingence ivre d’un réel reparti à la conquête de lui-même comme si chaque nouvelle portait en elle un destin organique, comme si elle était la pensée d’un vivant non encore nommé. Quelque chose de la vie. Comme si, pour Annie Saumont, depuis sa parole horizontale, sa parole de marcheur qui arpente le social, la nouvelle possédait la puissance d’un atome du monde, qui rendrait la vie à la vie, qui lui donnerait, dans l’entrecroisement démocratique des discours, l’absence de transcendantal rêvé où le transcendantal s’enfonce dans l’immanence, la puissance démocratique de ce qui ne choisit pas mais offre, de ce qui donne l’immanence de l’immanence : la parole nue. Parce qu’écrire, c’est toujours plus ou moins saturer l’atome comme disait Woolf mais surtout faire palpiter le sens. Et parce qu’en définitive, au cœur de tous ses rejets, ailleurs que dans ces marges, la nouvelle d’Annie Saumont le sait, et plus que jamais depuis sa mort qui vient de nous advenir : il faut que la vie reste en vie.