Régine Detambel ou la dynamo de la littérature (Trois ex)

« C’est l’un des bons offices qu’un sexe peut rendre à l’autre – décrire cette tache d’un schilling à l’arrière de notre tête. Songez combien les femmes ont profité des commentaires de Juvénal ; de la critique de Strindberg. […] Et si Mary était très courageuse et très honnête, elle irait voir derrière les hommes et nous dirait ce qu’elle y a trouvé. » Virginia Woolf, Une chambre à soi (Denoël, 2016, traduction de Marie Darrieussecq)

On se plaît à imaginer que Régine Detambel avait ces quelques phrases en tête au moment d’écrire son dernier opus, Trois ex (Actes Sud, 2017), qui revisite la vie d’August Strindberg vue par ses trois épouses successives et constitue en même temps une nouvelle variation autour du genre de la fiction biographique dont relevaient déjà peu ou prou les textes les plus récents de l’écrivaine, Opéra sérieux, La Splendeur et Le Chaste monde (Actes Sud, 2012, 2014, 2015). Ces derniers nous livraient, en effet, le récit d’une vie, celle d’une jeune cantatrice imaginaire, Elina Marsch, celle de Girolamo Cardano (Jérôme Cardan) ou celle de Axel von Kemp, librement inspirée de la figure historique d’Alexander von Humboldt.

Un art tout d’exécution

 N’en doutons pas : la fiction biographique est d’abord une forme. « Récit fictionnel qu’un écrivain fait de la vie d’un personnage, qu’il ait ou non existé », pour reprendre la définition qu’en donne Alexandre Gefen, la fiction biographique, constitue, au sein de la production littéraire contemporaine, une catégorie aussi prolifique que diverse. Elle vit et s’enrichit de cette diversité même, s’alimentant aussi bien de la reprise d’un certain nombre d’invariants que de sa capacité à inventer sans cesse de nouvelles modalités d’actualisation du récit à partir de l’héritage constitué par le modèle des Vies d’écrivain.

Il y faut d’abord la réutilisation de données biographiques obligées que l’écriture, en même temps, se propose d’arracher à la menace du stéréotype : moments ou motifs incontournables de la biographie de la personne concernée – soit pour Strindberg, sa misogynie, son goût pour l’alchimie, ses croyances dans ce qu’il nomme les « Puissances », sa pratique de la peinture, ses convictions socialistes, ses séjours à l’étranger, les scandales, voire les procès, que lui valent ses œuvres, ses problèmes récurrents d’argent, son alcoolisme –, saisis comme autant de fragments à travers lesquels trouve à se condenser une existence ; mention de quelques œuvres-clés (Mademoiselle Julie, Mariés !, Les Créanciers, Père…) et de quelques dates (1884, 1892, 1900, 1905, 1912), comme autant de rapides jalons et de brefs repères sur lesquels on ne s’attarde pas.

Car il faut aussi de la vitesse dans le récit. Même quand la vie est longue, le récit de vie se doit d’être bref (quelque 140 pages ici). On y saute de moment en moment et de scène en scène, sans laisser au récit de repos ni de trêve : brefs chapitres, effets de discontinuité, accélérations, usage fréquent du présent de narration, phrases courtes et constructions volontiers paratactiques, tout est fait dans Trois ex pour ne pas s’enliser dans la lente minutie du biographique.

A quoi s’ajoute encore la diversité des points de vue et des formes de récit, à laquelle peut seule prétendre l’écriture fictionnelle et dont Régine Detambel joue à l’envi : le récit, divisé en trois parties principales (d’ailleurs inégales) assorties d’une sorte de prologue et d’un épilogue, donne tour à tour, dans un premier temps, la parole aux trois ex-épouses de Strindberg. Mais chacune de ces parties se divise elle-même en deux ensembles, le second proposant, sous le titre récurrent de « Divorcés !», un récit pris en charge cette fois par un narrateur extérieur. Mieux encore : dans les pages où se fait entendre directement la voix de chacune des trois femmes, se trouvent insérés ici ou là de courts passages, parfois réduits à une simple phrase, qui restituent ponctuellement et comme en contrechamp le point de vue de Strindberg à travers une réflexion ou un propos prêtés à ce dernier. S’y trouvent également insérés de brefs ensembles dialogués, écrits comme des répliques de théâtre, et qui sont censés livrer en direct les échanges, souvent tendus et volontiers acrimonieux, entre les époux.

La place des femmes

Ce n’est pas le moindre des mérites du livre que de redonner une existence et une place à trois femmes dont la vie, fort heureusement pour elles, ne se limite pas au rôle d’épouse de Strindberg. Car si la mémoire de ces trois figures féminines n’est pas totalement effacée, les traces biographiques que l’on peut en trouver reste néanmoins fort limitées, de sorte qu’elles ressortissent aussi à leur manière de ces vies oubliées ou minuscules auxquelles se réfèrent volontiers le genre de la fiction biographique. Et pourtant… La première, Siri von Essen (1850-1912), fut aussi comédienne et joua dans plusieurs pièces de Strindberg, dont Mademoiselle Julie. La deuxième, Frida Uhl (1872-1943), fut journaliste puis traductrice et ouvrit d’abord un cabaret littéraire à Berlin puis à Londres avant de partir s’installer aux Etats-Unis. Et la troisième, Harriet Bosse (1878-1961), également comédienne, eut une carrière importante avant comme après son court mariage avec Strindberg.

Il y a donc là trois vies de femmes qui ne sauraient se réduire, dans leur itinéraire personnel comme dans les vicissitudes de leur existence, au seul rôle d’épouse de Strindberg. En redonnant la parole à ces trois femmes à qui la puissance créatrice de leur mari l’avait confisquée, Régine Detambel adopte sans aucune ambiguïté une position délibérément féministe. Mais elle évite, en même temps, de limiter son propos à une simple démarche réparatrice, avec le risque qui lui est inhérent d’enfermer ses personnages dans le rôle exclusif et réducteur de victimes. Elle s’en garde grâce aux caractéristiques qu’elle prête à la voix de ses personnages, où s’expriment, au delà des seuls reproches et récriminations à l’égard de Strindberg, une énergie, une liberté de ton, un humour parfois, une capacité d’analyse critique aussi, qui leur confèrent vie et vitalité. S’affirme ainsi un vouloir vivre autonome (par exemple, Siri et sa volonté farouche de faire du théâtre) de femmes modernes qui s’efforcent de gagner leur vie par leur travail, au milieu de problèmes matériels et financiers liés en grande partie aux difficultés de Strindberg à vivre de son œuvre et à la faire reconnaître, qui se heurtent aussi aux conventions de leurs milieux d’origine ou se trouvent confrontées à des maternités qui interrompent ou rendent problématique la poursuite de leur carrière professionnelle.

Des femmes modernes qui voyagent à travers l’Europe en même temps que Strindberg ; des femmes qui s’émancipent des convenances et de la morale en vigueur (Siri encore et sa liaison avec Marie David) ; et des femmes qui divorcent à une époque où le divorce était loin d’être encore une évidence.

Des femmes enfin qui, loin d’être coupées de tout ce qui a trait à la création artistique, sont attirées et fascinées par elle à travers la personne même de Strindberg, y compris quand leurs relations privées avec ce dernier tournent au cauchemar, et qui mesurent aussi combien ces relations difficiles tiennent largement à la concurrence de « son cahier noir » – en fait ses cahiers d’écrivain – qui le sollicite en permanence et accapare tout son temps et toute son énergie.

De la création artistique

 C’est pourquoi le livre ne se réduit nullement à une caricature ni à un simple portrait à charge de Strindberg. D’autant que, on l’a dit, le livre lui laisse aussi, à certains moments, la parole et le donne à voir en dehors du seul regard de ses épouses successives.

En réalité, la figure de Strindberg s’inscrit plus largement dans la lignée des personnages auxquels s’intéresse Régine Detambel au fil de ses fictions biographiques. Des êtres tourmentés, en proie aux forces qui les habitent et aux angoisses qui les rongent : Strindberg a ses « Puissances » comme Jérôme Cardan avait son démon ; le pouvoir de destruction et d’autodestruction qu’il a en lui ressemble étrangement à la pulsion mortifère de la jeune Elina Marsch. Quelque chose de détraqué, quelque chose qui touche aux frontières de la folie hante tous ces personnages et les essore en même temps qu’elle les fait vivre, comme c’est le cas aussi d’Axel von Kemp, profondément dépressif mais, en même temps, toujours surexcité, toujours en mouvement. Les personnages de Régine Detambel ne sont pas de tout repos, ni pour eux-mêmes, ni pour leur entourage. Ils donnent l’impression de créer autour d’eux des zones d’attraction qui sont autant de zones de turbulence, aux frontières d’un pathologique que l’écrivaine se plaît manifestement à explorer. D’où un sentiment de malaise que l’on peut éprouver – et peut-être plus encore à la lecture de ce dernier livre, en raison de la pesanteur de ce monde social de la fin du xixe siècle dans lequel Strindberg évolue en même temps qu’il le dénonce dans ses œuvres. Car si Jérôme Cardan ou Axel von Kemp sont animés par leur part de folie même, ils se meuvent dans des mondes (le xvie ou le xviiie siècles) ouverts aux explorations et aux découvertes ainsi qu’aux avancées de la connaissance, tandis que l’univers de Strindberg, ou de la cantatrice Marsch après lui, sont au contraire des univers sombres, inquiétants, voire déprimants, où le vouloir vivre des uns et des autres ne semblent devoir déboucher que sur la frustration, l’échec ou la folie.

Mais c’est aussi et surtout que Strindberg apparaît dans le livre à travers la dimension créatrice qui est la sienne. Et si l’homme, vu par ses trois ex, n’est guère à son avantage, c’est le moins que l’on puisse dire, l’écrivain, le dramaturge n’est pas moins présent avec la logique propre qui est la sienne, ses affres, les nécessités de son travail, le temps, l’énergie vitale qui y sont sacrifiés, les difficultés à le faire reconnaître, tout ce qui, au-delà d’une mythologie toujours un peu facile du créateur torturé et empli de son œuvre, relève des nécessités et des logiques intrinsèques à la création artistique. De ce point de vue, le livre, à travers la figure pourtant bien peu flattée de Strindberg, apparaît comme une sorte de miroir dans lequel l’auteure elle-même chercherait à s’apercevoir, faisant, comme souvent, de la fiction biographique le lieu d’une démarche spéculaire. Car si l’on voit s’affirmer le caractère à la fois vital et destructeur de l’œuvre créatrice – une ambivalence que l’on trouve ailleurs dans l’œuvre de Régine Detambel –, peut-être est-ce le prix à payer pour que « crépite », comme elle l’écrit, « la dynamo de la littérature » ?

Régine Detambel, Troix ex, Actes Sud, 2017, 144 p., 15 € 80