Le dernier jeu des studios Playdead est dans la continuité de leur première production, Limbo, sortie il y a sept ans de cela. Limbo nous faisait jouer le rôle d’un petit garçon (ou plutôt sa silhouette), décidé à retrouver sa soeur, perdue dans les limbes. Toutes les bases du jeu qui nous intéresse se trouvent dans cette première tentative : une image d’aspect minimaliste et soigné, un jeu permanent sur l’éclairage et la superposition des plans, une absence totale d’interface à l’écran, des plateformes et des énigmes résolues par quelques commandes élémentaires. L’ensemble se présentait en deux dimensions, et se déroulait comme un perpétuel travelling en plan séquence, de gauche à droite. Les seules coupes et redites dans la narration provenaient évidemment de la maladresse du joueur, qui se voyait à chaque échec dans l’obligation de recommencer.
Cauchemar objectif
Seulement, là où Limbo relevait du conte, et mettait en scène un véritable cauchemar, avec sa mémorable araignée, sa forêt hantée, ses enfants sauvages (tout droits sortis de Lord of the Flies), et demeurait malgré l’évolution d’un décor de plus en plus moderne dans le registre des frayeurs enfantines, Inside se place bien davantage sur le terrain de la critique sociale : il s’agit désormais de ce qu’on appelle en vertu d’un anglicisme courant d’une « dystopie » – une utopie renversée. Limbo était avant tout symbolique, subjectif. Son faux grain argentique donnait à voir une suite d’événements condensés comme en rêve. Inside, au contraire, représente le monde, et le cauchemar objectif qu’il est devenu. Son terrain de jeu se montre plus politique.
Cela commence pourtant encore dans une forêt, avec un petit garçon. Cependant, les gris colorés ont remplacés le noir et blanc ; la modélisation en trois dimensions, plus froide, s’est substituée au théâtre d’ombres ; l’image s’est creusée jusqu’à faire preuve d’une relative profondeur ; et, enfin, comme à la suite d’une lutte entre deux écoles de cinéma, le flou cède la place à la profondeur de champ. Notre petit garçon n’est plus une paire d’yeux, mais un tee-shirt rouge surmonté d’une tête blanche et sans visage.

Dans Limbo, il n’y avait presque âme qui vive. Le décor était particulièrement dépeuplé. Notre première rencontre était celle de l’araignée monstrueuse, qui revenait nous hanter comme un motif jusqu’à sa fin misérable. Le caractère éthéré de l’ambiance (son brouillard, ses bourdonnements vagues) se brisait sur les tortures très concrètes que nous étions contraints d’infliger à la pauvre créature. De menace immense et effrayante, l’araignée retournait rapidement à sa pitoyable et vulnérable condition d’insecte ; on finissait, comme pour n’importe lequel de ses congénères, par lui arracher les pattes.
Inside nous met au contraire dès les premiers instants en présence d’hommes masqués, chargeant en arrière-plan un camion remplis d’êtres humains. L’engin manque de nous écraser par sa marche arrière. D’autres nous traquent à la lampe torche. Nous arrivons enfin à un mur, des barbelés, une route. Le camion disparaît derrière des rochers, surveillé par un garde et son cerbère. Nous traversons une rivière, quand une torche se braque sur nous. Les aboiements nous poursuivent, jusque dans l’eau. La course se poursuit jusqu’à un saut dans le vide qui nous éloigne temporairement des crocs de l’animal.
La chasse à l’homme, ou plutôt à l’enfant, se poursuit encore quelques temps. Le danger vient du fond du tableau ; la profondeur de champ est mise à profit. Nous voyons les périls venir de loin, jusqu’à ce qu’ils parviennent finalement à notre personnage. Parfois, les menaces suivent un cours parallèle qui s’obstinent à couper court à notre trajectoire.
Si l’atmosphère onirique demeure, le mal n’est plus monstrueux, mais social, organisé, rationnel. Il n’en est pas moins inexplicable mais il s’impose, comme tout état de fait. Nous n’avons même pas le bonheur d’être capturé, nous ne sommes même pas bons à être mis dans un camion. A chaque échec, notre enfant subit de la part d’adultes une exécution des plus sommaires. Nous ne sommes pas utiles, notre existence est parasitaire et superflue, vis-à-vis d’une organisation et d’une logique dont nous ne savons rien.
Cruel contrôle
Notre aventure nous mène à une ferme déserte, où nous sommes suivis par des poussins, qui semblent irrésistiblement attirés par l’enfant que l’on dirige. Nous faisons passer les petites créatures par une machine qui les projettent contre un obstacle, une caisse dont on se sert finalement pour franchir un mur. L’un d’entre eux ne survit pas à l’expérience. Des porcs morts jonchent le sol. Plus loins certains d’entre eux sont rongés par des larves jaunâtres, qui ondulent à notre passage. L’un d’entre eux s’éveille, enragé. Il nous charge. Nous l’évitons, retirons l’abjecte larve logée dans son arrière-train (sous les cris de l’animal), pour ensuite se servir de notre cochon comme d’un marchepied, pour accéder à un casque luisant, accroché au plafond, qui nous permettra de contrôler à distance des corps d’ouvriers.
Ces corps, visibles en arrière-plan, parfaitement inertes au départ, recroquevillés pathétiquement sur eux-mêmes et ne montrant aucun signe de vie, s’animent comme par magie quand notre enfant les dirigent mentalement, grâce au casque en question. Ils exécutent les commandes exactes que le joueur inflige à l’enfant. Si l’enfant est notre chose, comme tout avatar est un jouet que nous déplaçons à volonté, ce rapport se voit dédoublé : nous contrôlons un enfant qui contrôle des corps d’adultes, bien mieux bâtis que lui, grâce à une machine extraordinaire. Il se sert de leur force pour dégager des obstacles que nous ne pourrions déloger nous-mêmes. Ils ressemblent presque à des danseurs, que nous voyons de loin, mais des danseurs mécaniques et parfaitement synchrones. Quand notre personnage retire le casque, une fois leur mission accomplie, ces ouvriers retournent à leur état de pantins désarticulés.
Il se dégage de ces moments une certaine cruauté, mais qui semble-t-il n’est jamais recherchée pour elle-même. Bien sûr, elle est donnée en spectacle par les développeurs. Bien sûr, le spectateur en est dégoûté ou ravi, selon sa disposition. Mais toutes ces souffrances infligées à l’écran sont utiles, en ce sens qu’elles sont nécessaires à la progression. Le jeu nous contraint à traiter tout, même ce qui prend l’apparence d’un être vivant et sensible (du poussin au porc, en passant par ces hommes évidés) comme un moyen, qui doit pouvoir nous tirer d’une impasse dérisoire comme accéder à une plate-forme, surmonter un mur. Ce traitement nous paraît d’ailleurs d’autant plus inhumain qu’il sert des fins si peu grandioses. Le seul but est d’avancer, de poursuivre le travelling jusqu’à épuisement du jeu.
Les développeurs arrivent à tirer un effet de choc, par le montage de la fonction qu’occupe tel élément graphique dans le jeu et la portée symbolique qu’il a pour le joueur. Dans un jeu vidéo, tout est à la fois élément du programme, parcelle intelligible du code, élément de jeu ayant une utilité définie dans son déroulement, et figure symbolique, selon la forme que notre objet prendra. C’est cette contradiction entre la dimension narrative, symbolique des objets et leur utilité que Playdead exploite intelligemment.
Ainsi dans Limbo, un cadavre d’enfant tout juste noyé va nous servir de support pour sauter jusqu’à la rive. Stevenson, pour nous montrer l’amoralité de son Mr. Hyde, commence sa nouvelle par le faire piétiner une fillette. On retrouve dans le personnage de Stevenson la même fondamentale indifférence à ce qui l’entoure. Rien n’indique que Hyde ait tiré de son forfait une jouissance particulière. L’auteur le dépeint d’ailleurs comme parfaitement indifférent à toute la scène, et prêt à signer un chèque à la famille de l’enfant blessée la minute qui suit. Dans Inside ou Limbo, la cruauté provient de la même source : la logique du programme ne supporte aucune contradiction, quand bien même elle nous mènerait à des actes abjects. C’est une mécanique implacable qui broie tout ensemble et crescendo, les poussins, les porcs et les hommes. Et si Hyde écrase la fillette, c’est qu’il devait bien aller quelque part, et que celle-ci se trouvait sur son chemin.
Seulement, et la différence est de taille, Inside nous contraint d’adhérer à ce genre de pratique. Nous sommes les opérateurs de cette mécanique, les agents récalcitrants de cette logique utilitariste. Nous commandons ces manipulations, nous les faisons arriver, et les contemplons impuissants. Et ce n’est pas un homme difforme, un monstre qui agit ainsi, mais un innocent petit garçon qui ne cherche apparemment qu’à survivre, et fuir.
Tout jeu vidéo nécessite une intelligibilité des éléments du jeu et obéit à cette nécessité impérieuse : il faut trier les objets selon leur utilité, selon leur capacité à nous faire progresser. Il faut parvenir à percevoir derrière l’apparence, derrière l’enrobage graphique de tel ou tel personnage, tel ou tel objet, la place qu’occupe une chose à l’écran dans le dispositif du jeu. Ce qui entraîne nécessairement un traitement rationnel et mécanique, qui tend à briser la cohérence esthétique de l’expérience. Playdead déjoue quelque peu cet écueil en faisant paraître l’illusion d’une souffrance chez les objets et les êtres qui nous servent en chemin.
En mettant en scène sous ce jour particulier cette instrumentalisation constante de notre environnement, les développeurs ne font que mener à leur terme cette contradiction d’un monde apparemment sensible et d’un traitement réellement insensible, qui se résout logiquement dans la cruauté.
Ce n’est, finalement, que pour nous garantir de l’indifférence qu’engendre un tel traitement utilitariste, pour contrebalancer la nécessaire intelligibilité des éléments du jeu qui sape toute émotion, que cette indifférence au monde est représentée telle quelle. La logique du programme devient un ressort dramatique. Ce ressort épouse à merveille le fonctionnement du logiciel, tout en nous épargnant l’ennui qui l’accompagne habituellement. C’est l’antidote à la distanciation forcée que provoque l’infinie répétition des mêmes tâches, inévitable après quelques heures de jeu.
Ainsi, cette représentation de l’instrumentalisation de toute chose n’est pas un jeu avec les limites du jeu vidéo, mais un moyen de les dissimuler, en les dévoilant sous la forme d’un parti pris esthétique. Mais cette mise en scène de la cruauté aboutit tout compte fait à une cruauté vulgaire, qui ne touche pas au sublime, qui n’est pas le produit de la sensibilité mais de l’indifférence. C’est une cruauté de machine.
Chez Lautréamont, Maldoror tire à vue sur les rescapés du naufrage, sans qu’il n’ait à mêler son acte d’aucune préoccupation d’utilité, d’aucune justification hormis son goût pour la chose. Il ressemble en cela aux héros de Sade. Les gardes-frontières espagnols, qui tirent sur les bouées pour noyer ceux qu’on appelle indifféremment « les migrants », ne font que mener à son terme la logique qui régit leur travail : ils défendent leur pays contre l’envahisseur, et sont même peut-être convaincus d’accomplir par là un devoir. En tout cas d’être utiles. Inside – comme tout programme informatique, est contemporain des seconds.

Métaphore politique
Ce qui fait la pertinence de la métaphore politique d’Inside, c’est la correspondance qui existe effectivement entre la logique informatique, rationelle, qui tout à la fois produit et contraint techniquement le jeu vidéo, et la logique abstraite et rationelle de la marchandise qui produit et contraint économiquement le monde. Cette indifférence au vivant, à la qualité des liens que nous entretenons avec notre environnement, est aisément transposable dans n’importe quel jeu vidéo, puisqu’elle est la clé de leur fonctionnement pratique.
Notre petit garçon en fait d’ailleurs les frais. Il est emporté aussi facilement qu’un grain de sable dans une bourrasque. Le héros est tout autant victime qu’agent de ce monde mécanique qui se meurt de froid, et que l’on découvre au fur et à mesure de notre périple.
Quelques séquences marquantes étayent la « critique » portée par le jeu. Par exemple, en grimpant les échelons de la civilisation, notre petit tee-shirt rouge arrive logiquement, après son départ de la forêt et son passage par la ferme, à une ville. Nous retrouvons aux abords de celle-ci le camion du début, vidé de son contenu. Des hommes et des femmes debout, la tête inclinée vers le sol, se tiennent immobiles en file indienne, à égale distance les uns des autres. Ils font la queue pour entrer dans la cité. Nous les suivons de loin, en arrière-plan. Arrivé sur le toit d’un immeuble, nous les voyons avancer à pas cadencés, surveillés par des sentinelles et des caméras, dans une avenue despérément vide et grise. Jusqu’au moment où, le plancher cédant, nous nous retrouvons au milieu d’eux, et de leur file. Il faut alors subir un examen, et faire croire aux surveillants et aux experts supervisant notre performance que nous sommes bien l’un de ces corps ambulants, en exécutant des mouvements précis dans le bon rythme.
Le vivant doit se faire passer pour mort, pour survivre. Ce test en question est l’image parfaite de ce que nous fait subir le jeu vidéo : nous devons nous aussi nous conformer aux ordres de la machine, et nous faire passer pour un élément du programme, pour que notre expérience de jeu et notre avatar survive aux épreuves. Nous devons nous aussi restreindre le champ de nos actions à quelques mouvements précis, nous réduire nous-mêmes à l’état de robot pour continuer notre chemin. Un délai trop prononcé de réponse à une stimulation du programme nous entraîne vers une mort symbolique. Là encore, Playdead transpose simplement la condition du joueur pour en faire un moment du récit. Et là encore, il s’agit de détourner l’attention du joueur de la contrainte structurelle du jeu vidéo en la montrant de façon caricaturale lors d’une situation particulière. Comparé à ce test, les autres moments de jeu paraissent libres, quand ils ne sont que la continuation plus raffinée de cette contrainte.
Un peu plus loin dans le jeu, nous nous trouvons à la tête d’un de ces groupes d’hommes sans volonté. Le casque de contrôle, détaché de son support, s’accroche à la tête de notre avatar et se fait couronne lumineuse. Nous voyons alors un petit enfant couronné diriger un troupeau d’hommes comme bon lui semble – image sainte s’il en est. Une autre fois, il s’agit d’en réunir un nombre suffisant, pour les mener sur un interrupteur que leur poids combiné doit enfoncer, afin d’ouvrir une porte. Nous avons ici une illustration accomplie de la réification : ces êtres sans volonté se comptent, valent par leur poids comme une livre de pommes de terre vaut son pesant d’argent.
Nous nous retrouvons constamment en situation d’exploiter la force collective de ces ouvriers pour pallier aux faiblesses inhérentes de notre petit garçon. Ils nous soulèvent, nous projettent, dégagent des chemins, ouvrent des grilles. Ils s’agglutinent autour de nous comme le faisaient les poussins du début du jeu ; et qu’importe si l’un d’entre eux ne survit pas à l’effort que nous lui demandons.
Inside est, à bien des égards, une simulation de pouvoir ; pouvoir que nous exerçons sur ces êtres informes. Et le contrôle que nous exerçons sur ces corps est à l’image du pouvoir que le jeu-vidéo exerce sur nous. C’est bien le joueur qui est contraint à des réponses pavloviennes, à une suite d’opérations manuelles précises, à exécuter dans le temps et dans l’ordre imparti. Le petit garçon d’Inside exerce son magnétisme d’abord sur nous. Nous le dirigeons, et à travers lui en dirigeons d’autres, mais en définitive, c’est lui qui nous dirige et nous exploite. C’est notre activité vivante qui, passée au crible du programme, l’anime et donne une consistance à son aventure. Le pouvoir dont on nous gratifie est la compensation symbolique de celui que nous avons perdu, en même temps que le thème de la fable qui fait ici office de jeu.
Fable qui se termine par la fusion de cette force collective et de notre petit enfant. Arrivé aux scènes finales, notre héros ne se contente pas d’exploiter ces autres corps qui lui demeurent étrangers mais soumis, il est happé par une gigantesque masse informe de bras, de jambes, de chair, aspiré au sein d’une tumeur, d’une excroissance physique qu’il hante de l’intérieur. Nous assistons stupéfaits à la surprenante transformation. Nous contrôlons désormais ce tas informe et monstrueux, cette incarnation de la « masse », qui provoque catastrophe sur catastrophe. Nous devenons à l’écran cette tumeur. Vieille idée réactionnaire : le seul individu qui restait se voit dissous dans l’incarnation d’une force collective monstrueuse, et gagne en puissance ce qu’il perd en liberté.
Inside s’achève sur cette image contre-révolutionnaire. Si le monstre est produit par la société elle-même, issue d’une expérience digne de Frankenstein, la bête ne se libère que lorsque l’enfant la dirige de l’intérieur, que lorsque nous la dirigeons. Chassée, piégée, elle fuit, dans les derniers instants, et finit par s’étendre de tout son long au bord de la mer, comme le ferait un garçon épuisé.
Inside, Studios Playdead, jeu pour X-Box One, PlayStation 4, compatibles PC /MAC, 2016