Téléphonez-moi : La Revanche d’Écho

© Christine Marcandier

Téléphonez-moi, c’est l’invite que nous lance l’auteure d’un essai effervescent sur l’appareil téléphonique, cet étrange objet inventé il y a un siècle et demi. On se plonge dans l’ouvrage avec un vif plaisir mais non sans être gagné par le vertige que peut générer toute tentation de surinterpréter. Téléphonez-moi donc, mais il ne s’agit pas d’obtenir un rencard de la sympathique auteure dont le nom double a lui-même quelque chose de dialogique à l’image de l’appareil dont elle nous entretient. Non, il s’agit de la suivre dans des déambulations innombrables parmi les sens que prend ce même appareil, déambulations qui en appellent tour à tour aux secours de la psychanalyse (Freud) et de la philosophie (Ricoeur), de la sémiologie (Barthes) et de la sociologie (McLuhan et Sennett) et plus que tout de la littérature (Proust et Cocteau) ou du cinéma (Hitchcock).

Toujours est-il que l’on découvre avec Toudoire-Surlapierre que la téléphonie marche de concert avec notre époque narcissique mais qu’elle n’y parvient qu’au gré d’un double paradoxe. C’est d’abord que le téléphone prend le parti d’Écho contre Narcisse jusqu’à valoir comme antidote (qui téléphone ne se mire pas, sauf exception, dans sa propre voix). C’est ensuite que le même appareil concorde mal avec notre temps de l’image triomphante, lui qui met en évidence le langage et les sons, soit une littérature toute en voix et en mots échangés.

Bien normalement, l’auteure s’attache aux partenaires de la communication vocale bipolaire. Pour eux, il s’agit en premier lieu d’interpeller l’autre et d’obtenir sa réaction. La liaison s’établit ainsi sur un mode phatique selon le terme de Roman Jakobson. A cet endroit, une autre fonction jakobsonienne eût pu être invoquée, la conative, selon laquelle le discours cible la deuxième personne « grammaticale ». Mais ce n’est pas aussi simple. C’est que les interlocuteurs sont eux-mêmes divisés et que chacun d’eux met en jeu deux faces de lui-même. « Le téléphone, écrit ainsi l’auteure, fait interagir le same et le self. Plus encore, il renégocie leurs rapports. Le propre du téléphone est non seulement de rendre actives ces deux facettes mais également de les connecter : c’est en tant qu’ipse que je contacte un autre de mes semblables (idem). Téléphoner, c’est se confronter à un autre. Le téléphone dit non seulement le désir d’un mouvement de soi (ipse) vers l’autre (idem) mais il est également un objet concret qui délivre de soi, il est la preuve par le son que l’on pense à l’autre et que celui-ci n’est pas n’importe quel autre […]. L‘autre au téléphone est identifié, il devient par là singulier, il est celui à qui je parle, il devient « mon semblable » pour reprendre une expression de Ricoeur. » (p. 70)

livre_galerie_9782707329882On comprend par là combien la communication téléphonique est toujours, en puissance au moins, chargée affectivement. En littérature comme au cinéma, l’échange téléphonique est utilisé dans sa dimension dramatique et émotionnelle. La pièce de Cocteau, La Voix humaine, tourne autour d’une rupture en cours depuis le point de vue de la délaissée. Héros de Proust écoutant dans le récepteur la voix de sa grand-mère, Marcel y entend une mort qui s’annonce. Bien avant Roland Barthes, le même Proust a décrit l’anxieuse attente vécue par celui qui espère le coup de fil de l’amant ou de l’amante. Dans certains films noirs ou d’horreur, des voix anonymes harcèlent de messages menaçants ceux qu’ils contactent et par là terrorisent. Et sans parler ici des « téléphones roses », producteurs de rapports sexuels à distance.

Indépendamment des affects, les usages du téléphone sont innombrables. Pure invention du capitalisme, le téléphone est, dans l’ensemble tout dévoué à la production et à la consommation. Dans la Recherche du temps perdu encore, la sotte madame Cottard a beau médire de la communication téléphonique, elle a tôt fait de comprendre que celle-ci lui permettra de passer aisément commande à ses fournisseurs.

Frédérique Toudoire-Surlapierre ne néglige pas non plus les dysfonctionnements téléphoniques : erreurs de numéro, pannes, méprises, appels ne respectant pas l’heure fixée, etc. Ainsi l’auteure propose aux pages 50-53 une analyse très fine de Dial M for Murder (Le crime était presque parfait, 1954) de Hitchcock, film qui rapporte un étonnant retournement. Le téléphone ici est pleinement un dispositif dans la mesure où il entre dans tout un agencement des rôles et participe d’un assassinat. La Margot Wendice adultère qui aurait dû être la victime de la machination via un appel téléphonique s’y retrouve l’exécutante du meurtre qu’elle commet avec une paire de ciseaux providentielle. Tout l’humour du cinéaste est dans cette inversion d’un programme commandité par le mari et mis en déroute.

D’autres auteurs de fictions ont encore fait du téléphone un usage dramatique depuis Kafka et jusqu’à Gailly ou Toussaint aujourd’hui, ce dernier soulignant la portée névrotique du médium. Ainsi le téléphone est bien source d’une littérature secondaire, largement orale et prompte à la fiction. Et l’on en vient ainsi aux perfectionnements qu’a connus l’actuel portable dont il nous est dit que, collé à l’oreille comme il peut l’être, il est devenu tout ensemble une excroissance du système nerveux et un médiateur de l’inconscient. Le voyage en train est le lieu par excellence de cette téléphonie identitaire, où le dialogue tend à se résumer à un « où es-tu ? », qui n’est plus que phatique. Image parfaite de ce que relève encore Giorgio Agamben, selon lequel la limite entre sphère intime et sphère privée se défait actuellement dans l’étalage d’un soi parlant à un autre qui est encore le même. Mais qui l’emporte dès lors : Écho ou Narcisse ? On serait tenté de dire que c’est tout un.

Livre passionnant au total que ce Téléphonez-moi qui, dans le flux de sa richesse ébouriffante, donne un peu le tournis.

Frédérique Toudoire-Surlapierre, Téléphonez-moi. La Revanche d’Écho, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2016, 224 p., 20 € — Lire un extrait