Le De anima ou Peri psychès (ou De l’âme) est un traité d’Aristote sur les principes du vivant, son mouvement, sa génération, ses passions, ses dispositions et ses moyens de connaissance. On ne trouvera rien de tel dans le livre de Martin Richet – en est-on bien sûr ? – qui certes n’est pas un traité mais un livre de poésie. Toutefois le titre de ce livre est bien De l’âme, et on peut imaginer que ce n’est pas par hasard.
D’abord, je fais le lien avec le fait que Martin Richet a étudié la philosophie à Nantes. Il a eu le poète Philippe Beck comme professeur. Ensuite, venant d’un écrivain, la référence à Aristote ne doit pas étonner, ne serait-ce qu’en se souvenant que le fondateur du Lycée a écrit une Poétique (que préfaça, d’ailleurs, Philippe Beck, pour l’édition Tel/Gallimard). Il y a d’autres motifs, sans doute.
Tous les textes de la première partie commencent par la lettre capitale A. Et le titre de la deuxième partie est : « L’idée A ».
Cela peut rappeler diverses choses : A comme Âme, A comme le A du principe de non-contradiction – A versus non-A (on retrouve Aristote, avec cette fois la Métaphysique) –, A comme « A », le chef-d’œuvre de Louis Zukofsky, etc. Mais ces rapprochements ou transports sont inutiles, en fait. Il ne s’agit pas, à partir d’un livre qui ne manifeste pas un penchant excessif pour la métaphore, d’en rajouter de ce côté.
Je dirais d’abord que le livre de Martin Richer est un objet énigmatique mais parfaitement clair. Il n’y a rien de caché dans son écriture, seulement un usage spécial des mots, des syntagmes, et de leur consécution. Sur le plan sémantique, je parlerais d’un nuage, un nuage sémantique. C’est souvent ça, la poésie : la poésie, c’est l’art des « sous-ensembles flous » (une théorie précise pour parler de l’imprécision de certaines classes d’objets, en mathématique et notamment en topologie). J’ai repéré des mots qui sont un peu comme des balises dans la brume, disons que ce sont comme des balises auxquelles on a tendance à s’accrocher, peut-être à tort : « papier », « page », « voir », « langage », « écriture », « pensée », « monde » (juste en prenant les premiers textes de la première partie). Donc à la fois du concret, du matériel, et de « l’abstrait ». De quoi ça parle ? La meilleure réponse à cette question stupide serait de citer intégralement le texte. Pourtant je peux dire deux ou trois choses encore.
Il m’a semblé en lisant ce livre percevoir une tonalité hocquardienne et, à travers celle-ci, une tonalité wittgensteinienne. Qu’est-ce que ça veut dire ? Au moins deux choses : premièrement, que la poésie n’est pas une pratique hautaine et, deuxièmement, que les questions qu’elle traite, à sa manière, sont connexes à celles de la philosophie. Pas du tout dans le sens d’une « poésie pensante » (là on serait plutôt sur un versant heideggérien), ou d’une « poésie pour philosophes » (horresco referens), mais dans le sens d’un essai d’élucidation, de clarification – en fait, la clarté touche à l’obscurité – dont le modèle serait du côté du Wittgenstein des Recherches philosophiques. Qui a essayé de lire ne serait-ce que quelques pages de cet opus retrouvera ici un air de famille. Un exemple : lorsque vous lisez « Langage. Cette plénitude, c’est le monde » (De l’âme), vous avez du mal à ne pas penser à « les limites de mon langage sont les limites de mon monde », une des plus célèbres phrases de Wittgenstein (qui figure dans le Tractatus logico-philosophicus). Mais ce qui est intéressant ici, c’est que les limites (de la phrase de Wittgenstein) disparaissent, et qu’avec le substantif « plénitude », c’est une idée différente qui apparaît, un autre accent. Je ne dis pas que Martin Richet écrit une poésie wittgensteinienne, ou une poésie qui serait une application ou une illustration de la philosophie de Wittgenstein (pas plus que celle d’Emmanuel Hocquard), mais seulement que sa poésie évoque les écrits de Wittgenstein (qui n’étaient pas des livres publiés, du reste, à part le Tractatus, mais des proférations devant un cercle, ou des remarques écrites).
Il y a une adresse, dans deux sens du mot : l’habileté et la destination. Quant à la destination, le fait que le texte soit adressé, les marqueurs sont les pronoms, personnels, possessifs, etc. Dès le premier texte : « Je vous soumets au papier » ; « Il y a quelque chose en vous qui écrit » ; « Il y a quelque chose en vous qui voit ». Ce premier texte est remarquable par l’exposition très condensée qu’il fait, elliptique, d’une sorte de phénoménologie de l’écriture et de la lecture, et mieux même, de la relation – du rapport, du transfert – de celui qui écrit à celui qui lit.
L’habileté – je devrais dire, de manière plus neutre, l’ars poetica –, c’est par exemple le jeu des homophonies, qui produit d’heureuses rencontres. Par exemple : « Signe de soi dans un texte sans moi », se transforme en : « Ligne de soie, flanc d’un texte sans droit ». Là, on n’est pas du tout dans la philosophie, dans l’élucidation analytique, mais dans un jeu « tactile » avec les mots, les signes, les index. Un jeu qui fait sens, en déviant un peu le cours de la proposition, en le bougeant, en l’éclairant autrement, en orientant différemment l’éclairage.
Il est question du sujet – pas le sujet psychologique, pas vraiment le sujet empirique, mais plutôt ce « point inerte situé à la limite du monde » (cf. Christiane Chauviré, L’immanence de l’ego, PUF, 2009). Une quantité discrète.
« Signe de soi dans un texte sans moi ». Surprenante proximité, là encore, avec Wittgenstein. Je devrais dire, plutôt que proximité : affinité. C’est Christiane Chauviré qui remarque, à propos de Wittgenstein, que « dans les Carnets, c’est un fait de langage, l’existence des possessifs ‘mon’ ou ‘mes’, qui ‘fait entrer’ le sujet en philosophie ».
Martin Richet : « Je suis je parce que mon chien ». Ce sujet, possesseur d’un chien – plutôt que d’une automobile ou d’un appartement –, me touche particulièrement dans la deuxième partie du livre, « L’idée A ». Quatre onzains, encadrés par deux distiques (dont l’un est l’envers de l’autre) : « Martin. Il fait noir le matin. / Je suis je parce que mon chien ». Pourquoi ces deux simples vers (octo) me bouleversent, il me faudrait un certain temps pour le dire, pour le décrire. Je les trouve admirables parce qu’il y a tout dedans : le proche et le lointain, le même et l’autre, soi, le monde, l’intérieur et l’extérieur, etc. Ce n’est pas beckien, c’est beckettien. Les onzains aussi, des octo. Magnifiques.
Martin Richet, De l’âme, Eric Pesty Editeur, 2017, 32 p., 9 €