Tanguy Viel, insoupçonnable ?

Tanguy Viel © Roland Allard éditions de Minuit

Lise devient madame Henri Delamare, sous les yeux de son témoin, Sam, son frère. Durant la noce, elle le retrouve, à l’écart, Sam et Lise s’étreignent, s’embrassent, s’aiment… Premier choc. Violent. Suivi d’un réajustement des perspectives : si histoire de famille il y aura, dans Insoupçonnable, ce ne sera pas sous le signe de l’inceste, du moins pas comme ça, pas si ouvertement. Sam est un « faux frère », l’amant de Lise, et tous deux, un peu paumés, un peu Bonnie & Clyde, ont ourdi une machination :

« Mais faut-il appeler cela naïveté qu’un homme de cinquante ans se remarie à une jeune fille de la moitié de son âge et dans quelles conditions si luxueuses, presque indécentes, ai-je eu bien souvent sur les lèvres, repensant à la manière dont il l’avait rencontrée, repensant à tout ce qui faisait qu’on en était là, dans cette situation absurde, pensais-je, absurde, ai-je dit à Lise, depuis ce moment où il avait pour la première fois posé sa main sur sa cuisse à elle, dans l’autre une coupe de champagne qu’il avait payée le prix qu’on paye dans ces endroits-là : le prix du luxe, ai-je repensé, mais que ce luxe comprenait une âme et que cette âme se prénommait Lise, et que Lise c’est pas n’importe qui, que Lise c’est quand même ma sœur, lui disais-je encore à elle ce soir-là, saoul comme j’étais, et que je vais aller lui dire, je vais aller lui dire que tu n’es pas ma sœur, je vais aller lui dire, à Henri, et qu’on a prévu un kidnapping, un kidnapping, oui, voilà ce qu’on a prévu avec ma sœur, parce que c’est un mot qu’on prononce mieux quand on est bourré, KIDNAPPING, ai-je dit encore plus fort. Et elle me disait de me taire maintenant, de me calmer, parce que c’était juste une histoire de semaines désormais, une histoire de patience désormais, et que maintenant de toute façon, maintenant Sam on ne peut plus reculer. Et je continuais à bafouiller, à rire en même temps, de l’idée seulement que tu sois ma sœur, Lise, que c’est absurde, aurais-je encore hurlé si elle, avec un doigt qu’elle a mis sur sa bouche comme une ultime mise en garde, avec l’autre main dont elle me caressait la joue, elle n’avait pas chuchoté : insoupçonnable, Sam, insoupçonnable. Alors moi, allongé là sur l’herbe au creux d’elle, j’ai regardé la nuit dans le ciel, les yeux soudain noirs de Lise, et j’ai repensé à comment on en était arrivés là. »

Un kidnapping donc. Parfait, insoupçonnable dans le plan des deux amants. Lise ne s’est mariée à Henri Delamare, commissaire-priseur, que pour mieux disparaître, et demander une rançon, un million de dollars, dit-elle, pour mieux s’échapper. Avec Sam, amant et complice, « comme un astronome qui découvre une nouvelle planète », et trouver « chiffré comme un hiéroglyphe, le programme du changement ». Partir aux States, « préférait-elle dire et le prononçant si bizarrement, de cet accent imité d’une actrice américaine, comme si le disant elle s’était sentie habitée par une terre promise depuis toujours remisée au futur, New York ou pourquoi pas Chicago, pourvu que son imagination l’ait depuis longtemps transformée en place lointaine, nébuleuse, de la vie parfaite, la vie changée en or ».

« Une histoire de semaines » donc, « une histoire de patience », le temps pour Sam et Lise de jouer le jeu, pour Sam de jouer au golf, avec Henri et son frère Edouard, lui aussi commissaire-priseur, tous deux excellents joueurs au demeurant, le temps de supporter l’humiliation du trajet en jaguar vers le golf, la valse de Chostakovitch à plein volume dans les enceintes comme une scie, l’humour de golfeur et Lise dans la maison d’Henri. Le temps pour Sam d’amadouer son beau-frère, d’instaurer une confiance, avant de comprendre, mais trop tard, que « l’argent c’est un peu comme un boomerang », qu’Edouard, trop absent, sera de cette histoire, et que dans la frontière entre le « pour de vrai » et le « pour de faux » s’inscrivent bien des drames. Et que dans un jeu, il y a toujours une nouvelle donne. Ce que l’histoire se chargera de nous apprendre.

« Je n’ai pas tout compris, Lise. Mais j’ai pensé à toi, j’ai pensé à tout ce qu’on ne savait pas dans cette histoire, dans quelle fratrie véreuse on avait mis les pieds, cet argent si poussiéreux et ce frère si absent ».

Comprendre, mais trop tard. A cause des relations bien troubles des deux frères Delamare et d’une photographie de l’ex-femme, morte, d’Henri, sur un piano, « cette toujours même photographie de cette toujours même première femme qui gagnait maintenant en profondeur, en relief, s’inventant d’un seul coup une troisième dimension, cette photographie qui semblait tenir dans son rectangle blanc comme toute la suite du récit ».

« Comme toute la suite du récit » — Dans Insoupçonnable, Tanguy Viel fait du comme, sans cesse apparaissant dans ses phrases, souligné dans son volontaire usage quasi asyntaxique, la cheville même de sa langue, du récit, en explorant toutes les richesses : Sam et Lise se voudraient Bonnie & Clyde, trois hommes voudraient posséder la femme de l’autre, l’épouser, être et avoir « comme ». Et Viel de dévoiler la part de faille et de manque dans ces identifications impossibles. Et le « comme » de comparaison se fait un « presque », signe de l’échec annoncé, du drame. Celui de l’approximation aussi, puisque tout est dit et vu à travers la subjectivité nécessairement lacunaire de Sam : cette relation bizarre à quatre, Lise, Sam, Henri et Edouard, « il y avait, ai-je compris depuis, tous les personnages de cette histoire. Mais c’est bien le problème que votre histoire, quand elle commence, elle ne sait pas qui elle emmène avec elle ». Comme ou un à la manière de Flaubert, le clin d’œil est syntaxique comme onomastique, avec ce nom de famille Delamare…

Qui manipule ? Qui est manipulé ? Qui mène les fils de cette histoire, sur quelle réelle machination repose-t-elle ? Henri est-il ce « mari fantoche et piètre qui nous ferait rire tous les deux longtemps encore, pire qu’un Charles Bovary » — explicitation du Delamare, le nom racine de l’affaire Madame Bovary, du fait divers originel —, « Henri Bovary Delamare » ? Qui est réellement son frère au-delà de l’énigme ? Le lecteur le découvre peu à peu, sans cesse mené, par un auteur d’une perversion aussi diabolique que délicieuse, d’une trahison à une autre, d’un secret à un autre, d’une révélation à l’attente de la suivante, alors que l’évidence est sans doute sous ses yeux depuis les premières pages du roman, et sous les yeux de Sam, le narrateur.

Insoupçonnable repose une mécanique implacable de l’action, mais rendue floue par la perception décalée et lacunaire des personnages. Viel fait montre d’un art proprement sidérant de l’ellipse : entre les scènes, dans les mots eux-mêmes, la vérité des personnages ou de l’action apparaissant dans les creux, les confrontations d’images, de scènes, davantage que dans l’expression. Les vérités se disent dans les objets, les détails, les éléments d’un lieu. Un balcon, les reflets sur les lames des couteaux de la noce, les nappes, dans des regards, lourds, épais, contenus. Là est sans doute d’ailleurs un des sens du titre du roman, Insoupçonnable, de suspicere, regarder de bas en haut…

L’intrigue policière n’a pourtant, d’une certaine manière, qu’une importance secondaire. Il s’agit, comme toujours, selon la quête ininterrompue de Tanguy Viel, de romans en romans, de chercher les failles sous l’apparence anodine, de traquer l’innommable sous le lisse, et ce, à travers cette histoire de quatre personnages en quête de l’impossible trinité (argent, amour, bonheur), impossible, surtout quand une même femme est toujours au centre de cette volonté plurielle. Alors, Viel dit une nouvelle fois, et pourtant dans une expression toujours renouvelée, les faux semblants de la bourgeoisie, ce qu’une fortune cache toujours d’histoires compliquées, ses hypocrisies de langage, « son faste affiché », mais aussi les failles d’anti-héros malgré eux, perdants programmés, car même si l’on a peur « que tout rate », si on sait confusément que tout va rater, « il faut le faire quand même ». « C’est le risque à prendre. […] Que tout rate, mais le faire quand même », même si la situation est absurde, autre anaphore du roman. Comment « faire fortune » alors ? « Faire fortune » dans son double sens d’argent et de réussite, ironise le narrateur, sur son « embarcation de fortune. Mais fortune, ai-je pensé à cet instant ou plus tard, fortune ce jour-là ce n’était pas le bon mot ».

Insouçonnable est un roman profondément, essentiellement cinématographique, mais dans un rapport au cinéma « ingéré » comme l’avait expliqué Tanguy Viel dans un entretien pour les Inrockuptibles, au moment de la sortie de son roman (2006), un roman construit sur des scènes d’une intensité et d’une poésie fascinantes ─ la lente avancée, au ralenti, d’Henri sur la dune déserte, au chapitre 8 ─ selon « un infini parcours d’images, de pensées, d’errances qui auraient construit un récit cohérent », poétique et ironique, empreint de la puissance beauté et violence du dérisoire. Un texte implacable, virtuose, abstrait et comme déréalisé, une merveille d’épure.

Tanguy Viel, Insoupçonnable, Éditions de Minuit, « Double », 138 p., 6 € 50 — Lire un extrait