Robinson de Laurent Demoulin est sorti après la course aux prix. C’est sa chance : nous allons lire, loin du brouhaha, ce qui est un grand roman et l’un des plus beaux de la rentrée. Une robinsonnade postmoderne en quelque sorte. C’est que Robinson, le héros, est un jeune autiste (10 ans) et que son île n’est autre que sa personne même, celle que raconte par petits tableaux son père en bon Vendredi qu’il est, protecteur et infatigable. Comme on voit, les rôles langagiers sont ici inversés : Robinson n’a pas la parole ou plus justement est sans parole (hormis ses rires, ses pleurs, ses colères) tandis que le père ne cesse guère de s’adresser à lui, veilleur attentif et toujours en alerte.
Robinson aurait pu être un livre atroce, en raison du terrible déficit dont souffre le jeune héros ; or, nous lisons certes un récit cruel mais en même temps lumineux, porté par la rare énergie qu’alimentent la beauté du gamin, ses jubilations folles, son épuisante vitalité, l’amour que lui porte un père qui ne désarme jamais (ni au propre ni au figuré).
Il est cependant un motif récurrent qui pourrait déconcerter le lecteur : celui de la merde, thème apparaissant par nécessité à plusieurs moments du texte. Car Robinson porte des couches-culottes et s’en défait soudainement dans les moments de crise avec une propension à brandir son caca comme une arme de protestation, de refus du grand jeu de la vie. Chier et en mettre partout est la grande revanche du personnage et sa façon de dire non — ainsi quand il canarde sa demi-sœur avec ses étrons.
Dans sa narration, Laurent Demoulin assume ce côté des choses, en fait même prétexte à philosopher. De façon plus générale d’ailleurs, tout chez Robinson — ce bel enfant qui est comme une réalité absurde, éveille réflexion et analyse chez son tuteur de père. Ainsi une simple litanie des actes successifs du garçon en dit déjà long. Voir l’inventaire des « bêtises » que Robinson peut commettre en cascade ou bien encore voici le relevé des tâches exigées du mentor : « Lui servir à boire. Éponger l’eau qu’il a renversée par terre. Regarder ce qu’il fait. Remettre ses chaussures. Le tenir par la main. Le moucher. Le torcher. L’embrasser. Lui parler (tout de même). Regarder ce qu’il fait. » (p. 130)
Matin et soir, jour et nuit, le père-romancier se fait donc l’observateur réfléchi d’un style robinsonnien toujours plus ou moins chaotique et appelant forcément les réactions d’autrui. En pleine rue, à la piscine, au terrain de jeu, les non-autistes ne peuvent que réagir face au jeune homme. Et le scénario varie peu : au début, la contrariété ou l’agacement (que me veut-il ?), puis la prise de conscience dans le désarroi, enfin, et si tout va bien, la sympathie plus ou moins exprimée et plus ou moins appropriée. De la sorte, le jeune héros aiguise chez son mentor une attention inédite au monde des gens mais, plus encore, des objets, du sensible, du tout-venant de la vie sociale.
Et ceci retentit sur l’écriture du roman qui montre, au gré d’une rare attention, toute une subtilité à rendre l’imprévu des choses. Et c’est comme si, à force de fréquenter son héros, le père-romancier voyait se décupler sa capacité à traduire le vécu. Comme si, tout autant, l’autisme de son étrange compagnon s’érigeait en « style nouveau », où s’inversaient les points de vue communs.
« Car contrairement au sens courant du terme, note Laurent Demoulin, qui veut que l’autisme désigne une forme de coupure d’avec le monde, de total repli sur soi, je tiens pour vrai qu’il s’agit d’une forme de contamination du sujet par le monde extérieur, contamination désordonnée, éclatée, absurde, non signifiante, prolifération folle d’altérité insaisissable. Qu’est-ce qui nous tient à distance de l’autre, sinon le langage ? Sans langage, l’autre est partout, en nous, autour de nous, à travers nous. » (p. 85)
Et voilà qui justifie celui qui a accompagné patiemment, affectueusement, amoureusement les faits et gestes d’un être qui était comme un défi au bonheur de vivre. Et voilà qui éclaire mieux encore chez ce père romancier (par ailleurs professeur de lettres et spécialiste de Ponge et de Barthes) une passion de l’altérité retranscrite en un style tout de délicatesse, de fluidité, de force. Comment dès lors ne pas lire aujourd’hui Robinson ?
Laurent Demoulin, Robinson, Gallimard, novembre 2016, 240 p., 19 € 50 (13 € 99 en version numérique) — Lire un extrait