Atticus Lish, grand prix 2016 de littérature américaine

Atticus Lish vient de recevoir le Grand Prix de littérature américaine 2016 pour son exceptionnel premier roman, Parmi les loups et les bandits (Buchet-Chastel). Dans son communiqué, le jury salue non seulement le roman mais la traduction de Céline Leroy qui est en effet un tour de force. Diacritik republie à cette occasion sa critique et son entretien avec l’écrivain, réalisé en septembre à Paris.

Peut-être avez-vous entendu parler de ce premier roman d’un jeune écrivain américain au patronyme pas tout à fait inconnu, livre couronné par un Pen/Faulkner Award et traduit en français par Céline Leroy : Parmi les loups et les bandits d’Atticus Lish, paru en cette rentrée littéraire chez Buchet-Chastel. Le roman impose une voix, un univers extrêmement singulier dans New York, sa « fameuse silhouette (…) moins deux tours », la ville trouée post 11 septembre, celle dans laquelle (sur)vivent des êtres placés en marge, comme les deux personnages principaux de ce roman : Zou Lei, jeune femme éternellement déplacée, et Skinner, vétéran de la guerre d’Irak qui tente de reprendre pied. Tout les sépare, ils vont pourtant se rencontrer, tenter de s’aimer, de se construire un avenir. Atticus Lish, interviewé en septembre, nous parle de son roman comme d’un récit quasi-journalistique, c’est en tout cas un roman anti-sentimental, une plongée sans concession et pourtant d’une poésie extrême dans la texture du contemporain, un roman majeur de nos errances dans l’immense organisme de la ville.

9782283029251Le roman débute avec l’arrivée de Zou Lei, faisant du récit un itinéraire, du traditionnel « il était une fois », matrice de ce qui advient, un « elle arriva ». « Elle arriva par Archer, Bridgeport, Nanuet, travailla à différents points de l’Interstate 95 en jean et veste denim, claquettes de piscine aux pieds, sac en plastique et numéro de téléphone à la main, attendant dans un passage souterrain, le paquet de chips vide depuis longtemps, prise de vertiges ». Tout une existence est là, dans cette phrase d’ouverture du livre, une vie faite de juxtapositions, d’une course contre le temps pour travailler, survivre et (tenter de) trouver un lieu : Zou Lei est clandestine, scindée dès ses origines, mère Ouïghoure, père Chinois, condamnée à partir, à quitter la Chine du Nord, à vendre ses bras et son énergie hors du commun, à occuper ces petits boulots ouverts aux immigrés sans papier.

« Elle savait se dépêcher pour aller chercher quelque chose, travailler parce qu’elle n’avait pas le choix, travailler quatorze heures par jour tous les jours pendant dix, onze jours jusqu’à obtenir une pause clope, comme le patron l’appelait, parce que c’était toujours mieux que de ramasser les déchets dans les rizières au sud du fleuve ».

Atticus Lish © Christine Marcandier

Zou Lei pourrait abattre des montagnes, elle en a déjà franchi quelques-unes et même un océan, mais comment obtenir une carte verte en ces années où la lutte contre le terrorisme a fermé frontières et esprits, renforcé les contrôles, permis le Patriot Act ? Elle vit sous la menace d’un contrôle de police, connaîtra la prison, les motels miteux sous la coupe d’une garde chiourme, télé laissée allumée par les filles tout aussi exploitées qu’elle pour tenter d’améliorer leur anglais. A travers Zou Lei, c’est un monde presque souterrain qui se déploie sous nos yeux, un territoire bien caché, celui des clandestins, celui de ceux qui profitent de la détresse de ces êtres déplacés, toujours sous la menace d’être virés, pire, expulsés, les tuent à la tâche. Mais Zou Lei ne se plaint jamais, elle travaille, reprend pied quand elle sort enfin de prison et part pour New York, « jamais plus elle ne se ferait arrêter. Elle s’installerait dans les quartiers où tout le monde était aussi clandestin qu’elle, elle se fondrait dans la masse et ferait profil bas. Vivre comme une Américaine, tu peux oublier. C’était déjà bien d’être libre de ses mouvements ».

Brad Skinner, lui, a connu les déserts, les combats, il ne les a d’ailleurs pas vraiment laissés derrière lui quand il arrive à New York, son cerveau demeure hanté, des souvenirs terribles lui reviennent sous forme de cauchemar, « ses pensées étaient laminées par les médicaments, l’épuisement, les images qui tournaient en boucle dans sa tête ». Quitte-t-on jamais la guerre ? Skinner a fait plusieurs missions, la dernière à son corps défendant, migraines insoutenables après une blessure mais il a été renvoyé au combat, « jamais ils vous lâchent, même quand vous êtes censés avoir fini ».

« La guerre avait affecté tout le monde, la guerre elle-même avait été affectée, et la bizarrerie de Skinner se remarquait à peine. On la mettait sur le compte de la guerre comme si c’était logique ».

Skinner et Zou Lei, que tout oppose sinon leur farouche volonté de survivre au pire, vont se croiser — « elle était assise sur les escaliers de secours, vêtue d’un jean moulant élimé. Elle avait les mains décolorées par le travail » —, être attirés l’un vers l’autre comme des aimants, tenter de construire sinon un avenir, du moins un espace possible pour abriter leurs deux solitudes. Skinner pressent le pire, il prend une photo pour « garder un souvenir de cette nuit », Zou Lei « avait l’air vieille et belle », mais tout semble si provisoire, sous la menace permanente de l’expulsion, de la dépression de Skinner, de cette ville si puissante et hostile.

Zou Lei se tue à la tâche, Skinner s’installe dans le sous-sol d’une maison tenue par une femme irlandaise dont le fils semble si louche. La vie s’organise, dans l’épaisseur âpre du quotidien, bien loin de l’American dream de papier glacé. « C’est l’Amérique. Tout le monde vient ici pour la même histoire » et rien n’est simple. Il suffirait pourtant à Skinner d’épouser Zou Lei, elle aurait sa carte verte, ils y songent, ce futur leur sera-t-il offert ? Le récit laisse peser une menace, d’abord sourde, de plus en plus précise à mesure que l’histoire progresse. Il faudrait que Zou Lei puisse régulariser sa situation, que Skinner surmonte sa dépression, mais comment muer les conditionnels et subjonctifs en présent ?

Le roman d’Atticus Lish est d’une beauté et d’une dureté à couper le souffle, la vue en coupe d’une Amérique contemporaine qui englue certains êtres dans le réel tout les laissant regarder la vie comme à travers une vitre, coupés de tous les possibles, à l’écart, à jamais en marge. Pourtant Zou Lei, Skinner et tant d’autres luttent, courent, se déplacent sans cesse pour trouver un lieu qui toujours se refuse à eux. Le récit les suit dans leur quotidien, leurs errances et leurs espoirs, dans cette « vie nomade » à laquelle certains semblent condamnés, jusqu’à la catastrophe annoncée.

Parmi les loups et les bandits refuse ces genres qui seraient des cadres rassurants — roman d’apprentissage ou d’amour —, il est exploration et aventure du sens, construction de son propre territoire, avec les voix et langues qui le tissent dans ce réseau organique d’une ville telle que vous l’avez rarement lue, New York loin de tout cliché, des scènes qui marquent à jamais votre imaginaire. On sort de ce roman exsangue et sidéré par sa force, exceptionnellement rendue par la traduction française de Céline Leroy. De fait, sort-on vraiment ce roman ? Son enjeu est bien de « se relever », dernier mot du texte, un verbe ,forcément, tant tout est ici question de force vitale contre ce qui vous broie, d’énergie pour se (re)construire et de puissance romanesque pour dire ce qui (nous) échappe.


Atticus Lish, Parmi les loups et les bandits (Preparation for the next life), traduit de l’américain par Céline Leroy, Buchet-Chastel, 558 p., 24 €