Après Les Bonnes gens, Laird Hunt poursuit sa grande fresque romanesque de l’Histoire américaine avec Neverhome (Actes Sud). Mais non l’Histoire telle qu’un imaginaire collectif aime à la construire et la raconter, une histoire par des vies minuscules, marginales, étouffées qui, mises en lumière par l’écrivain, sont comme des vues anamorphiques : elles changent la perspective, déséquilibrent ce que l’on pensait savoir, permettent de voir et comprendre autrement.
Dans Les Bonnes gens, il s’agissait pour Laird Hunt d’écrire, en partie, du point de vue d’une femme noire, pour construire le roman d’une révolte multiple : celle des esclaves noirs américains du Sud profond, celle des femmes muselées par l’Histoire, celle d’un auteur contre toute catégorisation étanche. Dans Neverhome, le cadre est celui de la guerre de Sécession telle que Constance va la vivre : lorsque son mari Bartholomew est appelé sous les drapeaux et doit rejoindre les rangs de l’armée de l’Union, elle va prendre sa place, travestie en homme et « sous le nom d’Ash Thompson, de Dark County ». Bartholomew est bien trop faible pour combattre… « lui était fait de paille et moi d’acier », « J’étais forte, lui pas, ce fut donc moi qui partis au combat pour défendre la République. Je franchis la frontière, quittant l’Indiana pour l’Ohio ».
Ash va donc connaître le fracas des batailles, avant de tenter de rejoindre sa ferme de l’Indiana, parcourant des paysages dévastés par la violence de la guerre civile, faisant l’expérience du chaos, de la monstruosité des rapports humains quand le conflit rend la réalité autre, dans le paradoxe d’un cauchemar hyperréaliste. Ce sont des frontières multiples que traverse Constance/Ash, géographiques, culturelles et mentales, dans une initiation qui prend la forme d’une Odyssée moderne et ambiguë, dès le départ de Ash pour la guerre, écrivant à son mari combien il lui manque et « que j’étais terriblement heureuse aussi ». C’est d’abord un sentiment de liberté que connaît Constance : échapper aux limites culturelles de son sexe, troquer ses robes contre un habit de soldat, apprendre à tirer et plus généralement, « marcher vers le sud embrasé » et combattre pour des idées, la fin possible d’un ordre social inégalitaire, « me tenir debout avec mes camarades sur les ruines des idées d’antan ».
Ash refuse le rôle traditionnellement dévolu aux femmes, celles qu’elle croise, restées dans leurs fermes ou même sur le camp mais alors femmes d’officier ou « dames ayant depuis longtemps perdu leur vertu ». Elle est différente, bien plus courageuse que beaucoup d’hommes de son bataillon, résolument « à l’écart ». Et quelle importance que le sexe de naissance quand la guerre transforme l’humanité en « objets non identifiés qui avançaient avec des baïonnettes » ? « La mort était le sous-vêtement que nous portions tous ».
Sa traversée de l’Amérique à feu et à sang, de « ce vaste monde de guerre et de tonnerre », transformera Ash à jamais — « le fait de rester debout en ligne dans votre uniforme bleu vif, le visage répugnant et la tête grouillant de poux, à compter les morts accumulés parmi vos connaissances tout en vous faisant tirer dessus sans arrêt, ça change votre façon de voir les choses » — et d’autant plus radicalement qu’une tragédie l’attend dans sa ferme, que la fin du roman renverse une nouvelle fois la perspective et la portée de la confession de Constance.
L’éblouissant Neverhome, tout de bruit et de fureur, ne relève donc pas de l’Histoire telle qu’elle est racontée dans les livres, déshumanisée et réduite à un squelette de dates et de batailles, c’est un récit de chair et de sang, de cadavres et de cendres, incarné par une femme qui échappe à tous les carcans et toutes les conventions de même que ce roman renouvelle les cadres de l’épopée et inverse ses perspectives — « Pénélope partie à la guerre et Ulysse resté au foyer ».
Laird Hunt, Neverhome, traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, 262 p., 22 €, Grand prix de littérature américaine 2015 — Lire un extrait