Ce qui frappe avant tout à la maison de retraite, c’est l’odeur : un curieux mélange d’asepsie et de flétrissure. Pourtant, le lieu est presque neuf, d’une irréprochable propreté, le personnel est gentil, disponible, à l’écoute. Gabriel et toi êtes toujours bien accueillis. Ta mère a une chambre individuelle, assez vaste, au rez-de-chaussée, avec salle de bain attenante. Elle a pu amener quelques meubles. Sur le buffet, elle a posé des photos : la famille pour une unique fois réunie à l’occasion d’un Noël chez ton frère, deux portraits de ton père, plus tard une image de ton neveu Matthieu avec sa compagne tenant leur bébé dans leurs bras. Quelques cartes postales aussi. Ton Frère s’est occupé du déménagement du mobilier et tu lui sais gré d’avoir pensé à tous ces détails ; s’occuper de votre mère est une sorte d’ascèse pour lui et toi : substituer à l’amour que vous n’éprouvez plus depuis longtemps (l’attente a ses limites) une attitude bienveillante. Tout en sachant bien sûr que cette disposition affective ne sera jamais payée de retour. Tous ses vêtements sont étiquetés avec son nom et l’initiale de son prénom, comme quand un enfant part en colonie de vacances. C’est elle-même qui s’est occupée de coudre ces inscriptions sur chacun de ses habits. D’un naturel anxieux, elle s’est acquittée de cette tâche bien avant de perdre la mémoire, craignant une hospitalisation en urgence. « Je ne veux pas commettre d’impairs », disait-elle souvent. Elle était très prévoyante, notait scrupuleusement les dates d’anniversaire sur le calendrier à chaque début d’année ; sa politesse était redoutable et décourageait toute tentative d’échange plus consistant ; elle était toujours soignée et la maison était tenue avec une attention maniaque. Tout était prétexte à la mise en place de rituels immuables. Elle n’aimait personne – surtout pas elle-même – mais, pourtant, savait prendre soin d’elle et parfois des autres. La maladie avait ravagé cette mécanique de précision. À votre tour, ton frère et toi avez pris soin de cette énigme dévastée qu’était votre mère. Dans la douleur pour lui ; avec une indifférence feinte pour toi.
Ce qui frappe avant tout, Laurent Deglicourt (Le voyage minuscule 11/22)
