Le Grand Ecrivain

Philip Roth Quarto (détail couverture)

Et les titres: « Le Grand Écrivain prend sa retraite… Le Grand Écrivain se tait… Le Grand Écrivain pose le stylo… » Et l’information : « Après avoir signé 31 romans, le Grand Écrivain, bientôt octogénaire, a décidé d’arrêter d’écrire. A l’occasion de la parution de son dernier roman, il a annoncé qu’il en avait fini avec son œuvre entamée il y a un demi-siècle. »

Et la dernière déclaration: « A partir de maintenant, plus un seul mot sur un morceau de papier, plus aucune interview pour la télévision, la radio ou quelque journal que ce soit. » Et les photos, et la biographie, et la bibliographie, et le rappel des prix littéraires, et les chiffres de ventes. Et les éloges : « un monument de la littérature… un conteur incomparable… un esthète radical de la langue… l’intelligence et la vigueur de sa prose… »
Et les commentaires : « une vie consacrée au roman… son combat avec l’écriture est terminé… ce texte ultime s’est imposé à lui comme une nécessité… les destins foudroyés et les amours fracassées comptent parmi ses thèmes de prédilection… »
Conneries !
Je n’ai jamais été un écrivain !
J’ai fait l’écrivain.
Je suis un imposteur, un escroc.
D’ailleurs, enfant, j’ai commencé par une escroquerie. Mon frère écrivait des poèmes. Je les ai recopiés et j’ai signé. J’ai changé le prénom. Ma première œuvre !
Usurpation d’identité. Faux et recel de faux.
J’ai continué dans l’imposture.

Je n’ai jamais cru à la vie, je n’allais pas la passer à faire semblant de vivre, alors j’ai décidé de me mettre de côté, pour cela une table, des papiers, des stylos, des crayons. Faire l’écrivain: s’asseoir à la table, regarder le mur, ou regarder par la fenêtre, rêvasser,  divaguer, tracer quelques mots, une page, deux pages, voilà pour la journée, demain de même, et ainsi tous les jours. Une vie consacrée au roman !
J’ai donc, un demi-siècle durant, moine-soldat retranché dans son bureau, super-héros du stylo, puis du clavier, affronté l’écriture. Je l’ai dit et redit, ce fut une lutte à mort, une lutte désespérante, et je n’ai pas hésité à intituler un témoignage qui fit date « Sisyphe et la langue ».

Lisez : « Ce qui est le plus difficile, c’est de se mettre à écrire. C’est terrible. Parce que souvent, vous n’avez presque rien comme matériel. Alors, vous essayez, et la plupart du temps, vous vous trompez. Vous écrivez vingt ou trente pages, mais elles ne sont pas bonnes. »
Lisez : « Écrire, c’est avoir tout le temps tort. Tous vos brouillons racontent l’histoire de vos échecs. Écrire, c’est se confronter sans cesse à la frustration. Car écrire, c’est être frustré : on passe son temps à écrire le mauvais mot, la mauvaise phrase, la mauvaise histoire. On se trompe sans cesse, on échoue sans cesse, et on doit vivre ainsi dans une frustration perpétuelle. On passe son temps à se dire: ça, ça ne va pas, il faut recommencer; ça, ça ne va pas non plus, et on recommence. »
Lisez : « Ce fut exténuant de trouver ma voix, de même que d’écrire la moindre phrase : la main écrit mais c’est le corps tout entier qui paie le prix fort, et la fatigue physique de l’écriture est chaque jour immense. D’autant qu’à la correction plus de la moitié de mon travail finit à la poubelle. »
Foutaises dont j’ai gavées les journalistes et les lecteurs !
Mon vocabulaire est pauvre. Quand un mot me manquait, ou pour supprimer une répétition, j’avais recours au Dictionnaire Analogique.
Et, sans me presser, j’agençais les mots, je simplifiais les phrases.
Voici pour le combat avec l’écriture !
Voici pour l’intelligence et la vigueur de ma prose !
Voici pour ma fameuse voix !

Mais je ne suis pas qu’un esthète radical de la langue, je suis aussi un conteur incomparable, un technicien hors pair pour raconter une histoire. Je n’ai rien fait pour le démentir, bien au contraire, j’ai discouru à profusion sur la jouissance que procure la recherche d’une structure narrative complexe, l’excitation extrême de voir évoluer le point de départ, de construire autour de lui pour que le sujet se mette à vivre.
Je suis également le grand décrypteur des ressorts de l’âme humaine, de l’identité continentale, des obsessions d’un pays qui n’a cessé de se chercher depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et reviennent, de livre en livre, les destins foudroyés, les amours fracassées, et ces livres je ne les ai pas écrits pour divertir, ou apaiser, mais pour des adultes qui se tiennent debout les yeux grands ouverts, et ils se sont imposés à moi comme une nécessité absolue, et même ils m’ont été dictés!
Conneries. Foutaises.

Ils s’aiment, ils ne s’aiment plus, ils baisent, ils rebaisent, ils débaisent, ils haïssent, ils frappent, ils torturent, ils tuent, ils massacrent, ils se vengent, ils pardonnent, ils prient, ils blasphèment, ils rient, ils pleurent, ils veulent, ils ne veulent pas, ils peuvent, ils ne peuvent pas, ils font, ils ne font pas, ils trouvent, ils ne trouvent pas, ils réussissent, ils échouent, ils donnent, ils prennent, ils inventent, ils imitent, ils changent, ils répètent, ils rêvent, ils regardent, ils parlent, ils racontent, ils se taisent, ils se souviennent, ils oublient, ils sont jeunes, ils sont vieux, ils se perpétuent, ils disparaissent, ils vivent, ils meurent, etc., etc., croiser, mélanger, combiner, et voici le Grand Roman, voici les Grands Romans, les 31 Grands Romans, de cet écrivain dont tout le monde regrette qu’il n’ait jamais décroché le prix Nobel de littérature !

J’avais pensé à certains titres ( Le bruit fondamental ; Incident de personne ; Le Grand Écrivain… ) pour les années à venir, pour continuer jusqu’à ce que mon encéphalogramme soit plat, mais non, il n’y aura pas de 32e roman, ni un quelconque post-scriptum.
C’est terminé.
Me voilà nu.
Peut-être vais-je enfin savoir ce que signifie être soi-même? J’en doute. Me rapprocher du silence ne changera certainement rien.
Restera le Temps.
La répétition du quotidien l’effacera jour après jour.
Un peu de lecture aussi, mais bon, j’ai beaucoup lu. Des débuts de romans, que je lâcherai vite. Le journal du matin suffira, tout y est, ce dernier mois j’ai pu y lire que 107 personnes mouraient chaque minute à travers le monde, qu’il y avait 687 manières de concevoir l’être humain, qu’il était conseillé d’être le héros de sa propre vie, que le déchet suivait toujours le chemin de la moindre résistance, que son père était décédé, sa mère morte, et qu’il travaillait dans les poubelles, qu’elle avait connu une vie cul et came, qu’une adolescente avait été forcée par ses parents à vivre pendant quatre ans dans une boîte en carton, qu’il avait servi de serpillière humaine, que seul 4/10e de l’univers nous était connu, que la nature était asymétrique, la beauté une simple question de mathématiques, qu’elle s’était suicidée d’une injection d’anesthésiant pour chien, qu’il avait exécuté 200 personnes et qu’enfant il rêvait de devenir curé ou danseur d’opéra, que les premiers Jeux bioniques auront lieu en 2016.
Je me laisserai porter. J’attendrai.
Les beaux jours, je ferai quelques pas dans le jardin.

(Finalement, il y aura eu un post-scriptum, ces pages. Je les déchire.)