Tu es né et tu as grandi, Laurent Deglicourt (Le voyage minuscule 8/22)

© Laurent Deglicourt

Tu es né et tu as grandi à Amiens. C’est une ville sans charme, assez laide, une ville de la « reconstruction » (60% du centre a été détruit durant la seconde guerre mondiale), connue seulement pour sa cathédrale et pour la tour construite par Auguste Péret dans les années 50. Les séquelles de la guerre sont toujours présentes. Tes parents, jeunes ados durant la débâcle puis l’occupation (tu es un fils de vieux) parlaient souvent des bombardements qu’ils avaient dû subir, des privations, du rationnement, de la présence allemande. Étrangement très peu de la politique de Vichy, des arrestations de Juifs, de résistants (il y en avait forcément eu). Motus. Étrange omerta familiale qui t’a même parfois laissé penser qu’ils n’avaient pas la conscience tranquille. Mais non : ils étaient trop jeunes, trop naïfs ; pas de Lacombe Lucien dans la famille, semble-t-il… Tu as longtemps sous-estimé la violence que cela avait occasionné dans leurs jeunes corps, leurs jeunes cœurs. Le cœur sec de ta mère, tu en voyais pourtant l’origine dans ces souffrances-là (jusqu’où va la bienveillance…). Tu en as eu la confirmation plus tard en parlant avec la psy de la maison de retraite ou elle finissait ses jours ; cette femme, fine mouche, délicate, sensible t’avait dit, alors même qu’elle ne te connaissait presque pas : « ça n’a pas dû être toujours facile avec votre mère… ». Tu avais confirmé avec un sourire triste. Elle avait immédiatement ajouté : « vous savez, je crois que le traumatisme de la guerre est toujours très vivace chez elle ; c’est une des premières choses qu’elle m’a racontées quand j’ai commencé mes entretiens… ». Malgré sa mémoire exsangue, elle trouvait encore la force d’évoquer ça.

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