Chère Henrietta,
C’est dans un petit café du Cap, assez bruyant et qui sentait le beignet frit, que vous m’aviez parlé de votre Green Lion ; le roman était encore à l’état d’ébauche. La Table Mountain, qui domine la ville et la baie, se dressait tout près, derrière nous, invisible et puissante. Elle habitait votre esprit et votre travail. Vous m’aviez parlé de la montagne et de Sekhmet. Lionne légendaire, semeuse d’effroi et d’extase, son nom est inscrit sur le temple d’Horus à Edfou (« La litanie de Sekhmet », page 251 de L’homme au lion). La grande poétesse Margaret Atwood l’a chantée : « (…) Que la déesse qui tue pour le plaisir soit aussi celle qui guérit (…) », lit-on en exergue de votre roman. Vous m’aviez parlé des espèces menacées, dont le lion du Cap fait partie. Vous m’aviez parlé aussi de votre mère – que vous aimiez tant et qui allait disparaître quelque mois plus tard.
C’est en lisant L’homme au lion, dans l’excellente traduction d’Elisabeth Gilles, que j’ai cru reconnaître, lumière fugace, les traits de votre propre mère, justement, projetés dans le beau personnage, diaphane, de Margaret. A moins que je ne me trompe ? Vous me direz. Je m’aperçois en écrivant ces mots, avec votre livre posé près de moi, que c’est à votre « mère bien-aimée, Ann Rose-Innes (1930-2014) » qu’est dédié le roman.
Comment disparaît-on ? Disparait-on vraiment ? Comment font les vivants pour renaître de ces deuils incessants ? Le thème de la disparition est récurrent chez vous. Celui de la dévoration, idem. Vous aimez les fantômes, Henrietta ! Vous êtes fascinée par les choses souterraines, les univers pas nets, vous ne vous lassez pas d’explorer la frontière qui sépare – et colle l’un à l’autre – l’humain et l’animal, le vivant et le mort. Toujours, vos récits se promènent à la lisière du thriller, de la science-fiction et du poème. Toujours, ils captivent. Car jamais, vous n’oubliez le lecteur, jamais vous n’omettez de conter une histoire, jamais vous ne nous lâchez la main.
Dans l’un de vos précédents romans, Ninive (paru en 2011 et traduit chez Zoé en 2015), de mystérieuses termites détruisaient lentement mais sûrement un chantier immobilier, en dépit des efforts de la jeune héroïne, une marginale, bosseuse et têtue, embauchée (à la place de son père, encore plus marginal qu’elle) pour venir à bout de l’effrayante invasion des bestioles. L’homme au lion grouille pareillement d’animaux – de félins, bien sûr, mais également d’antilopes et d’oiseaux, de poissons et de crustacés, le suricate croise le python, les couaggas côtoient le stégosaure et le babouin… Ils donnent leurs noms à vos chapitres, comme un bestiaire au fronton d’une église.
L’histoire se passe au Cap. Tout tourne autour d’un zoo et de sa Maison du lion, installés à flanc de montagne. Une histoire simple, en apparence : le jeune Stan, le personnage principal, décide de devenir gardien de zoo à la place de son copain Mark, un ami d’enfance, qui vient d’être grièvement blessé par l’un des deux lions dont il avait la garde. Le fauve qui a attaqué Mark a été abattu. Reste la femelle du couple, la terrible Sekhmet : Stan est chargé de la nourrir. C’est là, bien sûr, que tout bascule…
Je ne vais pas vous raconter la suite – puisque vous l’avez écrite. Si je devais faire un papier sur L’homme au lion, je ne suis d’ailleurs pas sûre que je m’étendrais trop sur l’histoire. Mieux vaudrait parler de votre écriture, d’une précision chirurgicale ; de votre sens du concret ; de votre art de la composition – ah ! ces flashbacks vertigineux et presque imperceptibles à l’œil ! Et, surtout, de cette façon que vous avez de créer, de livre en livre, avec trois bouts de ficelle et quelques bêtes sauvages, un univers bizarre à nul autre pareil.
Mais à quoi bon faire un papier, rappeler vos précédents romans et recueils de nouvelles (non traduits en français), vous décrire comme l’une des nouvelles grandes voix de la littérature sud-africaine, expliquer que vous vous partagez désormais entre votre chère ville du Cap et le Royaume uni ? Ici, en France, l’avalanche, alias la rentrée littéraire, est passée : on attend les remises des prix, Goncourt et Femina, Médicis etc.. On digère. J’ai honte de vous le dire, Henrietta, mais ici, chez Zadig et Voltaire, personne ne vous connaît.
L’Homme au lion est sorti en septembre – grâce soit rendue aux éditions Zoé ! – en même temps qu’un autre roman, noyé dans la cohue, lui aussi : Le fils de mille hommes de Valter Hugo Mae – grâce soit rendue aux éditions Métailié ! L’auteur est né en Afrique, comme vous – lui plus à l’ouest, en Angola. Valter Hugo Mae vit au Portugal. Son premier roman traduit, L’Apocalypse des travailleurs (Métailié itou), décrivait les tribulations de deux femmes de ménage, amours et peines sur fond de crucifix. Le fils de mille hommes est l’histoire d’un pêcheur, un type simple, un naïf, qui aspire au bonheur et décide de se fabriquer une famille. Il puise, pour ce faire, dans le vivier des cabossés : un enfant naturel, une femme abusée, un homosexuel – fruits et rebut d’une société portugaise violente et archaïque. La douceur de la langue, la sensibilité féministe et l’attachement aux « petites gens », qui caractérise l’auteur, par ailleurs poète, musicien et performer, le rapproche du grand écrivain mozambicain Mia Couto.
Un roman, cependant, ne vaut pas seulement par l’histoire qu’il raconte, mais par son écriture – ce n’est pas à vous, Henrietta, qu’on l’apprendra. Celle de Valter Hugo Mae, superbe, musicale, toute en délicatesse et colère retenue, reste longtemps en bouche, comme on le dit d’un vin. Mais peut-être les avez-vous déjà lus, l’un et l’autre ? Mia Couto au moins ? Vous me direz.
Tiens, avant de vous quitter, en attendant de vous revoir lors de votre prochain passage à Paris, voici un autre livre, magnifique lui aussi, qui parle de cuisine (française) et devrait vous faire saliver, façon Sekhmet… Je plaisante : il ne s’agit pas d’un livre de recettes. La cheffe, roman d’une cuisinière vous plaira, j’en mettrais ma main à couper.
Marie Ndiaye écrit à longues et lentes enjambées, avançant d’un pas sûr, net, sans jamais trébucher. Sa cuisinière, une femme du bordelais, issue d’une famille pauvre et joyeuse, a connu la gloire et les étoiles, avant de se retirer de toute vie sociale : le parcours de cette femme extraordinaire est raconté par l’un de ses anciens employés, qui fut follement et chastement amoureux d’elle, l’accompagnant jusqu’à la fin. Il est son récitant, s’improvise biographe. « La cheffe » a commencé, classiquement, par être bonne chez des bourgeois – sauf que ceux-ci sont des gourmets obsessionnels et qu’elle-même, se mettant aux fourneaux, se découvre des dons et une passion insoupçonnés pour la cuisine, comme d’autres, subitement, se disent qu’ils ont trouvé la foi. Assez vite, elle se met à son compte et ouvre un restaurant. Le succès vient ..et lui répugne un peu. Car cette cuisinière exceptionnelle est une artiste, une vraie de vrai, qui se méfie comme de la peste des paillettes et des fioritures. Elle n’a, dans sa vie, qu’une seule faiblesse : sa fille – c’est son talon d’Achille. Qui ne l’empêchera pas de faire une carrière prodigieuse.
Loin de l’esbroufe de ses débuts (une volaille entièrement reconstituée avec de la farce, et rhabillée, raffinement ultime, avec sa peau d’origine, dorée à point…), « la cheffe » évolue, elle s’élève, elle devient une ascète : elle apprend la justesse et la sobriété, jusqu’à ne plus supporter que l’épure extrême. A la fin de sa vie, la contemplation des jeunes légumes de son jardin, des poules, des cerises « déjà mûres » suffisent à la rassasier. Son ex-marmiton et fidèle ami n’a d’autre choix qu’acquiescer : « Le repas était là, sobre, magnifique et parfait ». Manger des yeux ! Oui, Henrietta, cette femme devrait vous plaire. Il y a chez cette cuisinière du Thérèse d’Avila, extase comprise – et bien comprise ! Elle aussi parle aux arbres et à la nature. Comme votre Stan parle aux fauves.
Mais je m’égare. Il n’y a guère de rapport entre votre lion, le pêcheur de Hugo Mae et la cuisinière de Marie Ndiaye. Sinon que vous savez, les uns et les autres, mettre en mots les désordres du monde et le mouvement secret des êtres. Un sacré job.
A bientôt, chère Henrietta. Saluez de ma part la Table Mountain et ses sortilèges. Comme on dit en français : au plaisir de vous lire !
Henrietta Rose-Innes, L’homme au lion (Green Lion), traduit de l’anglais par Elisabeth Gilles, Genève, éditions Zoé, 320 p., 21 €
Valter Hugo Mae, Le fils de mille hommes (O Filho de 1000 homens), traduit du portugais par Danielle Schramm, Métailié, 192 p., 18 €
Marie Ndiaye, La cheffe, roman d’une cuisinière, Gallimard, 288 p., 17 € 90