Voici un petit livre aussi intelligent que plaisant. Il tient son côté légèrement ludique de ce qu’il fonctionne suivant un principe d’emboîtement qui fait penser à des poupées russes. C’est que, maître d’œuvre, Nathalie Heinich y commente Alexandre Koyré, qui y commente Erwin Panofsky, qui y commente l’immense Galilée. Et cela signifie qu’une seule et même grande idée est en quelque sorte reprise quatre fois, nous promenant du XVIe au XXIe siècle. Quatre fois, c’est sans doute beaucoup, mais l’entreprise trouve toute sa raison d’être dans ce qu’elle tourne autour d’une thèse paradoxale à plus d’un égard et qui, initiée par Galileo Galilei, fait état d’une rare modernité tant pour la Renaissance italienne que pour notre époque.
Voyons les choses en peu de mots. Dans une querelle qui, au XVIe siècle italien, opposa les tenants de la sculpture et ceux de la peinture, deux arts bénéficiant pareillement d’un large mécénat, le grand Galilée, astronome révolutionnaire certes mais tout autant homme de haute culture, intervint en amateur mais en amateur plus qu’éclairé. Et de défendre la supériorité de l’art pictural sur le travail des sculpteurs au nom de ce que les peintres par tout leur « faire » créaient un hiatus net entre les choses à imiter et les moyens pour y arriver. Pour eux, pas de confusion « mimétique » entre le représenté et le représentant, comme c’est le cas en sculpture.
Des siècles plus tard, fort de la virtuosité méthodologique dont il est capable, Erwin Panofsky reprenait ce débat et montrait que le rationalisme tout renaissant de l’astronome ne consacrait pas la seule peinture mais allait de pair avec d’autres positions favorables à tout ce qui était un anti-confusionnisme équivalent à un anti-maniérisme. C’est ainsi que le savant préféra avec éclat l’Arioste (Le Roland furieux) au Tasse (La Jérusalem délivrée), la « ligne claire » à l’anamorphose et, passant à son domaine de la démonstration astronomique, le cercle à l’ellipse.
Or, comme le montrent certes Panofsky mais aussi bien, après lui, Koyré et Heinich, une seule et même logique est à l’œuvre dans les trois ou quatre domaines associés par Galilée et, si on entend l’expliquer, la simple contemporanéité ne saurait y suffire, non plus que la seule similitude ou encore telle forme de causalité. En fait, Galilée raisonne en termes de grande structure génératrice. C’est en vérité d’un principe d’homologie qu’il est tributaire et dont il se réclame et si bien que ce principe traverse théories et pratiques et renvoie à ce que l’on peut nommer soit un habitus si l’on voit les choses sous l’angle individuel, soit un paradigme si on les juge d’un point de vue collectif. Et c’est bien dans l’activation de ce principe que réside l’audace moderniste d’un Galileo Galilei.
Certains biographies ont voulu que le rationalisme esthétique défendu par le savant s’origine dans ses options scientifiques. « À cette question, note finement Nathalie Heinich, Panofsky ne fournit pas de réponse positive, se contentant de poser cette autre question, quelque peu provocante :
et si c’était le contraire ? Si ses positions scientifiques étaient dictées par ses choix esthétiques ? » (p. 9) Ce qui revient à refuser le clivage entre art et science, autre expression de la modernité galiléenne.
On pourrait croire la grande homologie ici décrite perturbée par ce qu’un autre génial astronome ajouta à Galilée et qui lui permit de corriger la théorie première. On parle ici de Johannes Kepler qui fit intervenir l’ellipse pour rendre compte des mouvements des planètes autour du soleil. L’ellipse et non pas le cercle même si ce dernier n’est finalement qu’un cercle déformé. Or, souligne Alexandre Koyré, « il est bien probable que la symbolique de Kepler et son usage de raisonnements cosmothéologiques suscitaient en Galilée la même aversion que provoquait en lui l’allégorisme de Torquato Tasso. » (p. 107) Et c’est bien là le paradoxe : Galilée ne peut entièrement faire sienne une théorie qui repose sur des bases encore empreintes de mysticisme.
Et Nathalie Heinich de conclure son intervention introductive d’une formule malicieuse autour de l’opposition entre Galilée et Kepler : « Un chercheur progressiste incapable de comprendre ce qu’un conservateur sait découvrir : voilà qui offre une belle illustration de la complexité de l’innovation. » (p. 11)
Erwin Panofsky, Galilée critique d’art, traduit de l’anglais et préfacé par Nathalie Heinich, suivi de Attitude esthétique et pensée scientifique par Alexandre Koyré, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2016, 112 p., 15 € — Lire un extrait