Meg Wolitzer et ses Intéressants, boys and girls in the woods

Ils sont six, sous un tipi du Summer Camp Spirit-in-the woods, durant l’été 1974, six, trois garçons, trois filles soit beaucoup de possibilités. Ils décident de s’appeler Les Intéressants, surnom ironique comme on peut l’être quand on est encore adolescent, soit au bord du passage à la vie adulte, quand les rêves peuvent se muer en regrets, les espoirs en désillusions et que la personnalité « épaisse et définitive » ne laisse « quasiment aucun espoir de se réinventer ».

La jeunesse est au centre du roman de Meg Wolitzer, l’une des grands noms du roman populaire de très belle facture, accessible, intelligent et fin, la jeunesse ou le devenir, ces lignes que chacun des membres du groupe devra tracer, dans « l’hypothèse d’une éventuelle grandeur, une grandeur en devenir ». Ils sont six, tous originaires de New York, familles aisées, voire célèbres, sauf Julie Jacobson, la rousse et empotée Julie qui va se réinventer cet été-là auprès des Intéressants. Elle découvre l’amitié, le désir, un monde autre que celui auquel Cindy Street, Underhill l’avait habituée. 1974 c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, la démission à venir de Nixon et l’ouverture de ces ados à la marche du monde, à la politique, à l’engagement.

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A travers Julie, rebaptisée Jules par ses amis — « un nom qui sonnait beaucoup mieux » et fait en quelque sorte disparaître « l’être inexistant ordinaire » qu’elle considérait alors être —, Meg Wolitzer suit le groupe durant quarante ans, les aléas de leurs vies, leurs immenses succès pour certains, leurs échecs terribles pour d’autres. Ethan Figman, amoureux de Julie en 74, réalise des films animés, épouse Ash et devient célèbre et richissime. Julie se cherche, pense devenir actrice, sera thérapeute, se marie, avant de penser pouvoir se réinventer. Jonah Bay devra renoncer à la musique ; Goodman, le frère de Ash, commettra un acte irréparable et Cathy, pour la même raison, quittera le groupe.

Si en 74, tous pensaient que cette petite utopie durerait « toute la vie », ils se reverront « aussi souvent que possible, mais évidemment ce serait totalement différent ». « Peu de temps après, tout cela, eux six, prit fin. Ou du moins tout changea et devint méconnaissable ». A travers ces six personnages, Meg Wolitzer brosse une fresque de l’Amérique, et de New York, sur 40 ans — Nixon, Reagan, le Sida, le 11 septembre —, elle suit avec empathie et ironie ces trajectoires dans leurs « moments d’étrangeté », à la manière du « flip-book » auquel Julie compare son premier été dans le Massachusetts : rien n’est ici bêtement linéaire ou chronologique, la vie est rendue dans sa complexité comme sa banalité, son ordinaire et son épaisseur, à travers des destins individuels dans lesquels chacun peut se projeter.

Lorsqu’Ethan bâtit son Figland, un ami lui dit, « des personnages simples, des situations complexes, voilà une excellente devise » : excellente mais trompeuse, les personnages de Meg Wolitzer sont aussi complexes que les situations qu’ils traversent, faussement simples, terriblement attachants.

Meg Wolitzer, Les Intéressants, traduit de l’américain par Jean Esch, Le Livre de poche, 2016 (Rue Fromentin, 2013), 742 p., 9 € 10

Meg Wolitzer est l’invitée du Festival America dont une table-ronde vendredi, La Fabrique des personnages

La fabrique des personnages