Laurent Mauvignier : « Il y a des livres qui veulent nous soumettre à nos peurs plutôt que de les interroger »

© Laurent Mauvignier

Après l’épique Autour du monde qui interrogeait en 14 voyages et autant d’histoires le tsunami de 2011, Laurent Mauvignier revient en cette rentrée 2016 avec sans doute l’un de ses plus beaux romans : Continuer. Racontant l’histoire de Sibylle cherchant à sauver son fils Samuel depuis un voyage à cheval au cœur du Kirghizistan, Mauvignier offre une puissante fable politique sur la France contemporaine jetée dans un temps troublé et déchiré de haines.
Diacritik a rencontré Laurent Mauvignier le temps d’un grand entretien pour évoquer avec lui ce roman qui s’impose déjà comme l’un des plus importants de l’année.

Avant même que l’histoire de Sibylle et Samuel ne débute, vous indiquez en lisière de Continuer, par une note, que « L’idée de ce roman est venue de la lecture d’un article du Monde, en août 2014 ». Quel était le sujet de cet article et en quoi sa lecture a-t-elle pu faire naître chez vous le désir d’un récit ? À l’instar de la première partie qui s’intitule « Décider », comment s’est alors imposée à vous la décision d’écrire ce roman d’une mère cherchant à sauver son fils de lui-même ?

Cet article, signé Pascale Krémer, raconte l’histoire d’un homme qui a emmené son fils, un adolescent en difficulté, faire une randonnée à cheval pendant trois mois au Kirghizistan. Je l’ai lu pendant que paraissait mon roman Autour du monde, qui était un livre assez différent des précédents, et pour lequel les réactions ont été parfois compliquées. J’ai eu l’impression de devoir me justifier d’avoir écrit ce livre, je me suis demandé pourquoi se mettre dans cette situation de devoir, sans broncher, accepter la désinvolture des uns, la cruauté, l’indifférence ou la malveillance des autres ? Pourquoi prendre ce risque de publier, de s’exposer ? Pendant les trois mois de tournée pour Autour du monde, j’ai souvent eu envie d’envoyer tout promener. Je repensais à l’histoire de cet homme qui décide qu’on peut ne pas subir, qu’on peut agir sur sa vie, sur celle de ceux qu’on aime. Ça revenait, et en même temps ce n’était pas l’idée d’arrêter, mais celle de remettre en question les motivations de mon travail, pourquoi on fait les choses ou pas, pourquoi on continue ou pas. Cet article revenait sans cesse, il portait les germes d’une ouverture, d’un questionnement, d’un approfondissement de mon rapport à l’écriture et à sa pratique, loin des contingences d’un milieu littéraire.

Quand je me suis vraiment décidé à écrire ce livre, il était évident que je ne garderais de l’histoire originale que son ossature : j’ai très vite pensé que ce serait l’histoire d’une femme et de son fils, et non d’un homme. Le rapport père/fils m’intéresse, mais dans le contexte, je trouvais que c’était trop attendu – ce mélange de vie au grand air, des chevaux, de dépassement de soi et d’un rapport de transmission, tout ça avait une connotation « virile » qu’il fallait casser, assouplir, pour donner une matière plus malléable. Et puis le portrait de Sibylle s’est précisé, le livre s’est tourné vers elle très naturellement.

Sans titre

Vous avez pour habitude de dire que vous écrivez vos romans contre votre livre précédent, en réaction contre lui, ne cessant, par cette dynamique, de relancer et d’interroger votre écriture. Dans quelle mesure Continuer s’inscrit-il ainsi, selon vous, contre Autour du monde paru en 2014 ?

La seule frustration que j’avais avec Autour du monde, et qui était en partie celle de certains lecteurs, c’est que le balayage de plusieurs histoires interdit de creuser, de déplier, à travers une histoire, un personnage, cette épaisseur qui est le luxe suprême du roman : le temps. Je pourrais aussi parler de la flèche, qui s’oppose à la spirale. Je m’explique : avec le monologue, la phrase se cherche, elle grossit, elle avance en spirale, comme un effet boule de neige. La parole peut aller d’un objet à l’autre, du personnage à un objet, d’un objet au paysage, etc. Mais ce que je cherche aussi, c’est une phrase qui traverse l’ensemble comme une flèche, une phrase qui soit un courant électrique, la vraie énergie du roman. Depuis le début, le mouvement est d’aller du monologue à la flèche, d’un mouvement circulaire à une ligne droite. Dans Autour du monde, l’écriture est comme la vague : il y a un mouvement qui traverse le livre, qui m’a obligé à travailler chaque histoire avec l’énergie de cet élan, de cette direction. Mais le fait de changer de lieux et d’histoires forme, à chaque fois, une bifurcation qui camoufle un peu l’élan de la projection de la flèche. Avec Continuer, je voulais que tout tienne sur ce mouvement : non pas la flèche, mais le moment où elle fonce vers la cible : la trajectoire. J’avais la fin du livre, et la question était : comment je vais jusque là-bas ? Comment faire tenir sur une ligne, dans cette trajectoire active, la complexité narrative d’une histoire qui s’accomplit par strates, dans le temps, dont les causes et les effets sont indissociables bien sûr, mais qui, narrativement, évoluent sur des plans qui ne se rejoignent pas forcément. Comment résoudre ce problème, qui était en suspens dans Autour du monde ?

Autour du monde

Par les différents drames qui dévastent ses personnages, est-ce que Continuer ne réunirait pas précisément, selon vous, pour la première fois deux versants de votre écriture à la manière d’une synthèse ? En effet, n’existerait-il pas par ce nouveau récit un mouvement de jonction inédite dans votre œuvre entre, d’une part, vos romans de l’intime comme Loin d’eux où les protagonistes subissent des tragédies personnelles et, d’autre part, vos romans de l’extime, du dehors comme Dans la foule où les personnages sont ébranlés par des événements collectifs ?

Avant d’en venir à cette question de l’intime et de l’extime, je vais continuer un peu le développement précédent, mais qui nous mènera à votre question. Parce qu’elle oblige à la hiérarchisation du réel, la ligne droite s’oppose à la version démocratique des voix dans les romans où chaque personnage peut parler. D’un côté, on pourrait dire qu’il y a l’axe Loin d’eux, Dans la foule, Autour du monde, où le récit se déploie en rhizomes, à l’horizontale, et pourrait s’ouvrir à l’infini d’une parole multiple, soit comme patchwork soit comme kaléidoscope. Dans Autour du monde, la volonté démocratique, horizontale, sans jugement ni classification, qui prenait des personnages et des histoires comme « au hasard », comme si le narrateur les avait piochés sans les regarder, sans distinction particulière, est très poussée et pourrait s’ouvrir quasiment à l’infini. Même dans le cercle familial de Loin d’eux, cette question était présente d’une parole qui pouvait circuler sans hiérarchie, sans préséance, sans vérité surplombante. Cette façon développe le récit à l’intérieur de lui-même, de l’intérieur. Ça a été très compliqué d’ailleurs avec Dans la foule, parce que le récit pouvait se développer sans fin, et qu’à l’époque j’étais débordé par cette matière. Dans la foule est un livre qui doit beaucoup à Antonio Lobo Antunes : j’étais fasciné par la façon d’entrer dans une image, de la développer, de l’agrandir à l’infini, de ne pas choisir dans la masse des informations, de la description, de la mémoire. Cette façon, ce regard qui vient de la modernité, très présente chez Claude Simon, va à l’encontre de l’efficacité narrative et romanesque – pour tout dire, je choisis ce terme d’ « efficacité » un peu par bravade, c’est un terme qu’on devrait juger affreux et mesquin, mais qui a sa raison d’être, selon la direction que l’on veut donner à son travail. Je suis sensible à la tension, la nervosité qui rend toute description, toute situation, tout personnage plus présents, plus nets si l’on veut, si cette efficacité, justement, entre en jeu. Car en choisissant, en triant, en retranchant, elle donne surtout à la matière qu’elle met en avant un relief que celle-ci n’aurait pas dans le flot sans forme du réel. Et de ce côté, on pourrait dire qu’il y a un axe Apprendre à finir, Ceux d’à côté, Seuls, Des hommes, Continuer, dont la matière tend vers un point de fuite, comme si tout le livre se précipitait vers sa conclusion, qui est son épanouissement ultime. Quand vous développez un roman sans souci de sa dynamique, c’est-à-dire comme si chaque phrase était elle-même la dynamique, comme si chaque paragraphe était le propre cœur du livre, sa propre cible, et bien, dans ce cas, on a tendance à creuser l’image dans l’image, car chaque mot est trop pauvre, incapable d’opérer une pleine saisie du réel. Il faut toujours prolonger le geste, l’approfondir, chercher le détail dans le détail, et tant pis si l’ensemble se dilue dans cette masse. Quand, au contraire, vous écrivez chaque scène, chaque séquence, avec à l’esprit la dynamique d’une construction dont chaque module vaut d’abord par sa façon de faire avancer le trajet commun, alors la façon dont on entre dans les détails est délimitée par la construction globale. De ce point de vue, Continuer cherche sans doute soit une position médiane, soit une position qui engloberait des paradoxes d’écriture et les simplifierait au point de les annuler. Un roman qui trace une ligne droite vers sa chute, mais un roman qui s’ouvre aussi, par la description d’un paysage inconnu qui existe pleinement face aux personnages, qui ne se résout pas à être le simple « décor » d’une histoire, à la possibilité d’une écriture en profondeur, en largeur, en étalement. L’intime et l’extime peuvent ici concilier des natures esthétiques dont les projets semblent inconciliables.

Il y a un dernier point par lequel Continuer opère une sorte de synthèse, c’est sur la question du huis clos. Dans les premiers livres, on est dans l’enfermement d’une maison, de la bien-nommée cellule familiale. J’avais essayé d’ouvrir l’espace, notamment avec Dans la foule, avant de m’apercevoir qu’un stade, même avec près de soixante mille personnes, reste un lieu fermé sur lui-même. Pareil avec Autour du monde, le monde intime et le monde lui-même se regardent, et, quand j’y repense, je m’aperçois que j’ai travaillé chaque continent comme s’il était une pièce d’une seule et même maison – ce qu’il est, d’une certaine façon. Dans Continuer, il s’agit d’un huis clos familial à ciel ouvert, et je crois que c’est la première fois que ce dialogue entre espace ouvert et espace clos se fait aussi naturellement, simplement, sans volonté de lutter contre l’un en essayant de lui opposer l’autre. C’est comme si ce rapport s’était apaisé avec ce livre. C’est aussi ce que j’aime dans les westerns, des histoires qui se passent chez nous dans des cuisines trouvent leur place dans les grandes plaines du Far West.

Dans Autour du monde, il est dit à propos d’un personnage en voyage : « Quand on part si loin de chez soi, ce qu’on trouve parfois, derrière le masque du dépaysement, c’est l’arrière-pays mental de nos terreurs. » En quoi cette réflexion vous paraît-elle faire écho à l’odyssée de Sibylle et Samuel à travers le Kirghizistan ?

Il y a deux sources dont je me rends compte que je ne sais pas écrire sans : une sorte de blessure qui fonde sinon les êtres, du moins les meut, les ouvre à la puissance du personnage – un lieu où l’effondrement et la force germent et se tressent pour donner à un personnage la possibilité d’être. Je n’y peux rien, c’est comme ça, il faut que vibre cette résonance de l’extrême brisure, ce à partir de quoi on peut naître, cette mort en nous, ce qu’elle creuse, ce vertige, et la force qui en ressort. Une puissance non pas seulement liée à la résilience ou à un simple instinct de survie, mais attachée à un mouvement de révolte, de refus, rageur, désirant, de ne pas plier, de ne pas se soumettre, et une façon d’écouter en soi les forces de vie. Même si cette dimension est présente, il ne s’agit pas d’un apprentissage de vie d’ordre uniquement psychologique, mais d’une poussée plus obscure, plus troublante que la résilience du survivant, mêlée d’une vérité plus essentielle, plus intraitable et presque brutale aussi : rien ne saurait lui faire obstacle, comme un élément organique, une plante qui pousse malgré les tonnes de béton des villes et qui finira, avec le temps, par dessouder les pierres, disjoindre les parpaings, et trouvera toujours un passage pour refaire surface. Quelque chose en l’homme est plus fort que les dieux, « plus fort que la mort », comme disent les chansonnettes, car la vie est une gangrène plus puissante que les forces du néant. Mais c’est de leur connaissance que la vie peut éclore et surgir : il faut cette blessure initiale pour qu’un personnage advienne. Et donc, il y a une autre source, tout aussi indispensable pour moi, c’est le rapport aux autres, le lien qui unit les uns aux autres. C’est à dire, ce lien qui les unit au-delà de ce qui sépare, souvent même via ce qui sépare, cette puissance de la solitude qui crie dans le regard des êtres, dans leurs silences. Ce silence, cette douleur d’être à jamais déchiré, séparé de la présence des autres, c’est essentiel. C’est l’une des raisons du monologue pour moi, ou l’une des raisons de la vitesse de la ligne droite, de cette flèche dont nous parlions plus haut : comment l’écriture est une sorte de cri silencieux jeté au plus loin de soi, tendu vers quelqu’un d’impossible, quelqu’un qui n’est ni un fantasme ni un destinataire mais la source de la parole – à la fois son but, son objectif, mais aussi, sans doute, son point de départ. Il ne s’agit finalement que de retrouver de soi la part dissociée, pour la pacifier, se réunifier, pour colmater finalement cette blessure, ce vide dont nous avons parlé.

Alors Continuer, de ce point de vue, cherche à montrer (ce que j’avais déjà essayé avec Des hommes) comment nous sommes traversés par les histoires collectives, et comment ce que nous croyons être nos idées ne sont que l’écume des vagues d’une mer que nous n’avons peut-être jamais vue mais sur laquelle nos parents ou nos grands-parents ont peut-être navigué. C’est une vieille idée de la tragédie antique, de tenir sur la même ligne de responsabilité, mais aussi de souffrance, la fatalité d’une sentence sur plusieurs générations. Les fils sont coupables des actes de leurs pères, et ils paieront pour eux. La chrétienté a été peut-être plus charitable : elle a voulu que les êtres deviennent responsables de leurs faits et gestes, et seulement d’eux. Pour autant, ce qui m’intéresse dans cette idée – et la sociologie nous l’enseigne tous les jours –, c’est comment nous sommes façonnés par les histoires dont sont issus nos parents, nos familles, comment, sans être absolument déterminés par eux, nous sommes malgré tout traversés de part en part par nos mythes familiaux et nos origines sociales, culturelles, etc. La psychanalyse le dit aussi : nous héritons de secrets familiaux dont nous ne savons rien. C’est cet entremêlement de l’intime et du collectif qui m’intéresse, et dans ce livre-ci, c’est vrai une nouvelle fois. Mais, au fond, je crois que ça a toujours été une des façons pour moi de concevoir le parcours d’un personnage, sa possibilité d’être.

Et puis il y a dans Continuer un thème qui revient, c’est la question du mal. Comment il circule en nous, entre nous, se répand, s’étale, se résorbe aussi. Dans mes premiers livres, le mal prenait souvent l’aspect de la violence, il en était presque synonyme : violence qu’on se fait (le suicide dans Loin d’eux), violence qu’on inflige (le viol dans Ceux d’à côté), violence passionnelle (le crime amoureux dans Seuls). Mais dans Seuls, quand je repense aux attentats et aux incendies qui ponctuent le livre, je suis frappé de voir que cet univers qui, hélas, est en train de devenir notre quotidien, notre imaginaire l’avait déjà en ligne de mire depuis longtemps (mais il est vrai que la France a été frappée par des attentats depuis de nombreuses années). La question du mal est déjà collective, historique. Il y a cette question, à travers celle du racisme et de la peur de l’autre, de la transmission du mal comme une maladie qui circule, comme une suie insidieuse parce que tabou, contaminant les êtres parce qu’ils ne veulent pas affronter la noirceur de ce qui est en eux. Refoulant leurs démons, les humains les laissent ainsi proliférer en eux et hors d’eux, par là même où ils espèrent les faire taire. Continuer parle de ça, comme en parlait Des hommes avec le personnage de Bernard, dévoré par sa haine, consumé par elle jusqu’à ne devenir qu’un Feu de bois dont le surnom, en évoquant la puanteur, achevait aussi la consomption.

Ce qui frappe à la lecture de Continuer, c’est son grand sens du rythme narratif où ne cessent, avec une évidence rare, d’alterner des scènes plongeant dans le passé de Sibylle et Samuel avec leur présent voyage aux pays des chevaux célestes. Vous évoquez à plusieurs reprises un imaginaire filmique, et notamment le western : le cinéma a-t-il constitué pour vous un modèle de composition ? Continuer serait-il à considérer comme un film où John Ford le disputerait à Beckett ?

Il y a la question du genre : le paysage et le cheval. Pour moi, le cheval n’est pas un animal comme les autres. C’est un genre à part entière, qu’on retrouve aussi bien dans le cinéma (et là les références sont trop nombreuses, de Ford à Béla Tarr, sur tous les tons, dans tous les registres), la peinture (les batailles d’Uccello, Géricault, Delacroix), et la littérature, que ce soit avec Claude Simon mais aussi avec McCarthy, mais là encore les exemples sont nombreux. Le cinéma, pour les gens de ma génération, est un moteur d’écriture : il concurrence le réel comme le roman a pu le faire il y a longtemps, et il est un réservoir d’idées, de formes. Bien évidemment, il infléchit notre travail sur les questions de mises en avant de détails, il nous interpelle sur le montage, le découpage, le cadrage, sur la question du temps et du récit, du scénario bien sûr, mais aussi sur des plans autres que narratifs ou formels. Je vais prendre l’exemple des Dardenne, que j’admire énormément. Si l’on y regarde rapidement, on rangerait leurs films dans la rubrique « films sociaux », « combats de femme », et pourtant ils ne basculent pas dans la banalité, au contraire, parce qu’il y a une écriture très resserrée, une simplicité et une logique interne imparables. Et, au-delà des questions de scénario, quelque chose qu’on retrouve chez Ford, chez Rossellini, chez d’autres bien sûr, qui n’est pas de l’ordre du réalisme, qui est cette folie qui habite les personnages : ils sont en quête, mus par une obsession, comme les personnages de contes. Pour moi, c’est une leçon sur laquelle je médite depuis le début, ou dans laquelle je reconnais quelque chose que je cherche. Je ne sais pas si c’est une question de transcendance, je ne crois pas ; je crois que c’est plus simple : la dignité, la beauté, l’humanité. Ça oui, pour moi, ça compte. Et le cinéma me l’apporte aujourd’hui plus souvent que la littérature, sans doute parce qu’il est peut-être plus poreux à un univers contemporain, plus proche de nous.

Continuer met en scène, pour l’une des premières fois de votre œuvre, un personnage d’écrivain avec Sibylle qui voue une admiration sans trêve pour Samuel Beckett au point d’en donner le prénom à son fils. Pourquoi vous a-t-il semblé important de mettre ici le personnage de Sibylle aux prises avec l’écriture ? Et comment la référence à Beckett, du titre jusqu’à la hantise de l’échec, s’est-elle imposée à vous dans Continuer ?

Dans les Vies minuscules, Pierre Michon raconte la vie d’Antoine Peluchet, et il dit quelque chose comme « Il s’en fallut d’un cheveu pour que le nom d’Antoine Peluchet résonnât dans nos mémoires comme celui d’Arthur Rimbaud ». Ces Vies minuscules aussi, à leur manière, nous donnent à connaître des personnages qui ont ce côté fordien, cette dignité, cette grandeur baignée dans l’indifférence de l’histoire, dans la boue de l’anonymat – cette boue qui forme une matière de laquelle peuvent naître des personnages riches de leurs fragilités et de leurs blessures, de leurs échecs, mais aussi, toujours, d’un idéal, d’une force, d’une énigme qui les fait plus grands qu’eux-mêmes. De Luc (dans Loin d’eux) à Sibylle (Continuer), je crois que c’est la même obsession de voir au-delà de son propre horizon, des limites imposées par un réel supposé indépassable (et dont la violence s’avère, en effet, l’être le plus souvent). Et donc, à l’instar d’Antoine Peluchet, Sibylle comme figure d’écrivain. Qu’est-ce qui fait, dans la vie, que les choses peuvent advenir ou pas ? Le talent, la chance, le hasard, les rencontres, je ne sais pas. Depuis très longtemps, je voudrais écrire sur quelqu’un dont les manuscrits sont refusés, mais dont l’échec ne remet pourtant pas en cause ni la sincérité, ni l’obsession. C’est toujours cette question de voir sa vie en plus grand qu’elle-même, et pour moi, les gens qui écrivent cherchent ça, tous, quelque soit leur degré de réussite. Cette figure, elle est présente sous différentes formes, par exemple l’amour dans Seuls : cette idée démente de projeter, de cristalliser comme disait Stendhal, sur une femme qu’on connaît depuis toujours, mais dont l’amour, parce qu’il n’est pas partagé, est gardé jalousement, chéri pour lui-même, parce que son accomplissement passe peut-être aussi par son échec. D’ailleurs, le Tony de Seuls est le premier écrivain, en tout cas son père évoque des carnets, qu’il veut lire par dessus l’épaule de son fils ; ça se termine dans le rejet, l’incompréhension, la violence, parce que le père a violé cet espace du secret. Donc, oui, Beckett, parce qu’il y avait d’abord ce magnifique prénom, et parce que Beckett est celui qui a dit mieux que les autres, il me semble, ou le plus clairement, cette obsession de la vie, jusqu’à l’épuisement, mais ce désir impossible à stopper de parler, de vivre, de souffler, d’aller, de reprendre, de recommencer toujours, même moins mais encore, et sans relâche, jusqu’à l’absurdité. Même quand il ne reste que l’ombre d’un corps, cette ombre continue, histoire de rater mieux ce qu’elle a mal fait la première fois. Ce message là, je pense qu’il est autant essentiel, existentiel, que très contextuel, incroyablement contemporain de nos vies, et urgent.

Loin d'eux

À suivre le trajet de Samuel qui passe notamment de sa haine des autres à leur acceptation, considérez-vous Continuer comme un roman éthique, à savoir un roman construit sur un parcours moral ? En ce sens, parce que le terme est déjà présent dans votre article « Regarder la mort en face » paru dans Le Monde à propos des attentats du 13 novembre, un titre comme Continuer est-il à lire comme une injonction morale ?

Pour moi, la question éthique est une question d’abord esthétique, dans le sens où tout ce dont nous avons parlé précédemment, de John Ford à Samuel Beckett, est guidé par la même exigence face à ce qu’est être un humain. C’est constant je crois dans mes livres, et Autour du monde est peut-être le seul où l’on touche la question du nihilisme contemporain, de ce vide qui est au cœur de nos sociétés – et je pense que c’est une des raisons de ce qui a déconcerté dans ce roman. Pour moi, pas d’injonction morale dans le titre Continuer, mais peut-être un programme, pour soi, ce projet de ne pas céder aux facilités de l’abaissement généralisé, de cette haine qui est à l’œuvre dans la bêtise et la vulgarité. J’entendais par exemple, à la radio, un journaliste qui parlait d’une pièce de théâtre dont l’une des principales qualités, disait-il, était sa volonté d’user d’un vocabulaire contemporain ; c’était, à l’en croire, très moderne parce que les personnages s’envoyaient des « enculés de ta race » à longueur de dialogues. La vulgarité, ce n’est pas le problème, on peut y aller, je ne suis pas en reste là dessus. Mais c’est le plus souvent le symptôme d’une époque pour laquelle abaisser, ridiculiser, mépriser est devenu l’un des marqueurs du rapport au monde et aux autres. La haine de l’intellectuel est à la mode, comme dans toutes les périodes préfascistes – parce que je crois que c’est ce qui nous guette –, et que la question esthétique en est aussi un symptôme. Aujourd’hui, dire que le racisme nous hante, qu’il nous habite et que nous devons réfléchir à lui, essayer de l’analyser pour lutter contre lui, c’est très difficile, car la pensée la plus réactionnaire a fiché tous ceux qui s’opposent à elle et à ses thuriféraires. On est « bien pensant », « politiquement correct » par le simple fait de rappeler des évidences, ou ce qui devrait l’être. J’entends l’autre jour : « marre du politiquement correct, je peux quand même avoir le droit de dire que l’islam est une religion dangereuse et violente et que je n’aime pas les musulmans ! ». Bien sûr qu’on peut parler des pratiques religieuses et les contester, bien sûr qu’il y a une police du politiquement correct, mais on sent bien qu’ici, c’est un autre débat qui avance masqué. Et le droit aussi de dire que les femmes sont toutes des putes et les homosexuels des déviants et quoi d’autre ? Ah oui, couper la bite des violeurs (ce que j’ai entendu au moment de la sortie de Ceux d’à côté, il y a bientôt quinze ans…).  Voilà où l’on va. Voilà où le nihilisme est en train de nous conduire, gentiment, tranquillement, une question de deux ou trois générations, pas plus, peut-être moins, un glissement qui est un effondrement, une régression. Mais l’histoire est remplie de ces revers. Alors les œuvres d’art, elles, ne sont pas là pour marchander une vision de l’homme : elles sont là pour ne pas lâcher totalement, et pour surtout ne pas hurler avec les loups. Ce titre, Continuer, c’est donc comme un programme, une marche à suivre, mais pas une injonction, je n’ai rien à dicter à personne, seulement ce rappel, en douce, qu’il faut surtout ne pas lâcher, continuer à vivre à hauteur d’idéal et d’utopie.

Dans ce même article du Monde, vous évoquez les thèses de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais et les différentes étapes pour se désigner un ennemi, le stigmatiser et enfin le détruire. Faut-il lire Continuer, à travers l’affrontement générationnel entre Sibylle et Samuel sur la question de l’islamophobie, comme l’écho de ces réflexions d’Hatzfeld à l’échelle de la France ? Pensez-vous que nous sommes à un moment de bascule historique que Sibylle paraît pressentir à propos de la haine montante contre les Arabes ?

Je ne sais pas, je ne joue pas les devins, encore moins les prophètes de mauvais augures. Mais il y a, il me semble, un mécanisme dont je crois qu’il est en train Sans titrede s’installer. Hatzfeld en a montré les rouages dans ses livres sur le génocide rwandais. On prend une population, on la dénonce, on lui fait porter le chapeau de tous nos problèmes, on la généralise, on en fait un groupe à la fois homogène et individualisé, on crée un être qui est à la fois omniprésent et invisible (avant-hier : le protestant, hier : le juif, aujourd’hui : le musulman), on lui prête une pensée, une décision, une volonté – puisqu’il est devenu un seul être, cet être peut penser et décider de nous nuire. On se dit, ce sont des rats, mais on ne fait rien ; on attend que la génération suivante, qui est nait avec cette idée, décide d’aller plus loin, décide de « dératiser ». Ce qu’elle fera sans problème de conscience, parce qu’on aura évidé l’autre de toute substance humaine, on l’aura transformé en rat. Kafka, une fois encore, avait tout dit.

Dans ce même élan où l’écriture s’affronte à l’actualité la plus immédiate, vous faites allusion dans Continuer de manière polémique, à un roman récemment paru qui a défrayé la chronique : Soumission de Michel Houellebecq. Vous l’évoquez à propos de la défiance sinon de la haine du jeune Samuel pour les musulmans vue par sa mère dans ces termes virulents : « Est-ce qu’il sait que c’est un fantasme, et qu’accepter les musulmans ça ne veut pas dire devenir musulman ? Qu’accepter les pédés ce n’est pas devenir pédé ? Comme si les autres, il avait peur d’être contaminé par eux, comme si tous les discours qui la révoltent en France n’étaient pas tant le rejet de l’autre que la peur de se diluer en l’autre, de devenir l’autre ; comme si au fond, leurs discours racistes c’était juste l’incertitude sur soi, la peur de ne pas savoir être soi-même et d’être capable de le rester en face des autres. Comme s’il fallait toujours penser une relation dans la domination ou la soumission. Elle n’en veut plus, de cette merde. » En quoi, selon vous, Michel Houellebecq joue un rôle sinon porte une part de responsabilité dans la dégradation évidente du débat public en France ?

Il se trouve qu’aujourd’hui, en politique, en littérature, presque dans tous les domaines, il y a un art de la surenchère médiatique – les gros projecteurs, comme dirait Didi-Huberman, ont tué les lucioles. On n’essaie pas d’interroger la peur, le rejet, les fantasmes, les clichés, on les instrumentalise. On force le trait, et on peut écrire qu’un musulman modéré qui arriverait au pouvoir imposerait la charia (sous-entendu : il n’y a pas de musulman modéré, ils sont tous radicalisés) ; on peut écrire, sans que personne n’y trouve rien à redire, que seul le Front National s’opposerait à l’islamisation de la France, que UMP et PS sont effectivement complices d’un renoncement ; on peut écrire, sans que ça fasse trop de vagues, que le seul parti qui ne se couche pas c’est le Front National et qu’on a aujourd’hui deux solutions : soit on devient musulman, soit on vote FN. Houellebecq écrit ce qu’il veut, ça ne me pose pas de problème. En revanche, ce qui m’en pose un, c’est de voir les gens de gauche qui sourient, compatissants, condescendants, « tout ça n’est qu’un roman ». Oui, mais un roman, c’est une vision du monde. Et si aucun roman ne change le monde, il en est tout de même une façon de le ressentir, d’y faire présence, d’en capter et d’en traduire la réalité autour de nous. Il y a des livres qui veulent nous soumettre à nos peurs plutôt que de les interroger. On pourrait au mieux se dire qu’il y a une vertu cathartique dans tout ça, que prendre ses peurs et ses fantasmes pour des réalités, les transfigurer dans une fiction, aurait au moins le bénéfice de les assouvir en tant que peur et fantasme. Mais j’ai plutôt l’impression qu’en refusant de les désamorcer, en surfant sur elles, on leur ouvre un boulevard.

Évoquant le roman de Sibylle écrit dans sa prime jeunesse, vous dites à son sujet : « elle a dans son tiroir la seule arme réellement efficace contre la lepénisation des esprits – son roman. » Pensez-vous qu’à l’instar de Sibylle, Continuer puisse constituer par les débats qu’il ouvre et le trajet notamment de Samuel, une arme contre la lepénisation des esprits que vous dénoncez ici avec énergie ? Pensez-vous que la littérature doive en ce sens répondre d’une vocation pratique, à savoir puisse intervenir avec force dans le champ aussi bien social que politique ? Le roman a-t-il une vocation politique ?

Votre question touche ici un point crucial, qui est pour moi très problématique. Voilà très longtemps que je critique par exemple Camus, que je trouve souvent trop explicatif, trop militant. Seulement, je suis en train de changer sur cette idée. Il y a un passage dans Continuer qu’on pourra trouver trop direct : c’est quand le fils explique au père qu’accepter l’autre n’est pas se dissoudre en lui ou se renier. J’ai hésité beaucoup, notamment parce que je ne suis pas très adepte de ce volontarisme militant. Mais, ce qui a changé pour moi, c’est que les idées dont je croyais qu’elles formaient un socle commun à notre façon de vivre ensemble, à une pensée de communautés de destins en France, me sont apparues depuis les attentats, depuis la montée du Front National et la radicalisation de la droite et même d’une partie de la gauche, comme n’allant plus de soi. Et je pense aujourd’hui qu’il faut être capable d’affirmer des principes, des idées qui, parce qu’on les taxe de « bien-pensantes », sont en train d’être lentement mais sûrement laminées, détruites, renversées par l’intolérance et le mépris. La lutte contre le racisme n’est plus un « lieu commun », c’est un lieu qu’il faut réinvestir absolument. Ce phénomène touche toutes les strates de la société française, et le monde littéraire, ses commentateurs comme ses lecteurs, ses auteurs comme ses témoins sont largement contaminés par ce désir de rompre avec une « bien-pensance » qui serait une chape de plomb, alors qu’il s’agit d’abord d’un garde-fou.

Dans Continuer, c’était important aussi que cette parole « directe » soit dite par le fils, car c’est l’un des enjeux du livre : la prise de conscience de Samuel. Or, s’il n’est pas capable de nommer ce changement, c’est qu’il n’a pas eu lieu en lui. Il a lieu, et il a lieu précisément parce que cet adolescent indécis et louvoyant est soudain capable d’affirmer, de porter une parole nette, sans détour, sur le racisme et sur l’altérité. Pour moi, c’était le risque d’une parole peut-être plus explicative, mais c’était aussi assumer ce que notre époque nous demande – être capable de réagir, de ne pas rester sans voix. Finalement, j’ai peut-être appris aussi ce que je ne voyais pas chez Camus et chez d’autres : la nécessité, parfois, non pas d’avoir un message, mais d’assumer un désir d’humanité, et de le porter assez haut pour ne pas le laisser étouffer par les cris de certains démagogues.

Enfin, pour la première fois de votre œuvre, Continuer est un roman qui s’achève sur un large horizon d’espoir où il faut apprendre à ne pas finir en quelque sorte, là où le personnage de Samuel comprend qu’« Aller vers les autres, ce n’est pas renoncer à soi. » Faut-il ainsi voir la fin de Continuer comme celle d’un roman humaniste ou tout du moins humain ?

C’est une chose dont on aurait pu parler précédemment, en évoquant les tragiques : ce sentiment de la fatalité et cette obsession à ne pas plier. Electre, Antigone ont cette façon de tenir à hauteur de leur rêve (qui pour elles se vit non comme rêve, mais comme devoir, obligation morale), et ce qui précipite leur tragédie c’est de ne pas vouloir, de ne pas pouvoir échapper à ce qui relève de leur entêtement – mais celui-ci n’est pas un défaut, c’est le cœur même de leur raison d’être, leur révélateur. Continuer fonctionne comme une tragédie – les dieux y sont devenus le dieu musulman des Kirghizes, qui menace toute femme se lavant dans l’eau d’un lac de la punir par la foudre, de la tuer. Une vraie malédiction comme on en lançait sous le ciel de Zeus. Et pourtant, la fin du livre va tordre le coup à la logique tragique et la menace divine, et là où Sibylle aurait dû mourir, la vie et la renaissance sont possibles. Dans ce livre, l’affrontement avec le réel est, comme toujours, très violent, mais la fatalité, le destin qui apparaissent inéluctables, cèdent devant la rage de vivre, rage d’un désir de réparation, devant l’amour – et c’est peut-être le plus scandaleux de ce livre. C’est toujours insupportable, aujourd’hui, de parler de la force de l’amour, qui est pris pour une infâme niaiserie, une avanie postchrétienne, alors même que la méchanceté et le cynisme ont toujours donné l’impression d’une plus grande intelligence. L’amour a l’air bête, et c’est un vrai défi esthétique de lui rendre non pas son intelligence, mais la force de sa beauté, sa simplicité, son inexpugnable forme de révolte – quelque chose qui est difficile à dire aujourd’hui, mais qu’il faut dire. Comment écrire encore que, finalement, malgré la formule éculée, « l’amour est plus fort que la mort », que toutes les forces de mort qui nous entourent, nous assaillent, ne sont finalement pas plus intelligentes, pas moins banales, et surtout, en réalité, bien moins surprenantes et mystérieuses ? Il faut écrire à hauteur d’homme. Je ne sais pas si c’est un humanisme ou pas. D’ailleurs cette notion est embarrassante, on a l’impression que l’homme doit y être enfermé dans son rôle de roi de l’univers, alors que non, l’homme doit être un animal singulier parmi la singularité de l’eau, de l’air, de la terre, un être qu’il faut prendre le temps de regarder parmi les autres. Les paysages et les animaux comptent autant que lui, un hérisson compte autant. Alors, disons humain. Pour l’humanisme, on verra plus tard. Mais humain, oui, écrire en prenant le temps de l’homme comme mesure, et pas celui de l’actualité.

 Laurent Mauvignier, Continuer, éditions de Minuit, 2016, 240 p., 17 € — Lire les premières pages
À signaler la parution simultanée en poche dans la collection « Double » d’Autour du monde, 416 p., 9 € 80
Ici le site de Laurent Mauvignier.