Manuel Daull : « mots mis bout à bout » en eaux durassiennes

Manuel Daull les oiseaux peut-être (éditions Cambourakis)

Je crois ne pas me tromper en avançant que les écrits de Manuel Daull lui ressemblent, tout en ressemblant à… rien, soit à… quelque chose, de vraiment singulier, et d’assez durassien par moments : un mélange d’insistance et de fugacité, de fureur et de délicatesse, de largesse et de retrait, dans les sourires, la tristesse, la douceur, le silence, l’attention, le regard, le noir, la lumière, le murmure des eaux – des textes qui résonnent longtemps, et qui défient les genres : parole autobiographique tressée à des biographies fictives.

J’ai pu lire il y a quelques années Les Oiseaux, peut-être (Cambourakis, 2010), que j’ai prêté, qu’on ne m’a jamais rendu, que je regrette, surtout maintenant que j’ai lu la trilogie de nos besoins (Dernier Télégramme, 2007, 2009, 2013), et Toute une vie bien verticale (L’Atelier contemporain, 2015) – « prête-t-on seulement ce que l’on a peur de perdre », se demande Daull (Toute une vie bien verticale, p. 94). L’œuvre de Manuel Daull est tellement cohérente que si l’on a lu plusieurs de ses livres, on ne peut pas parler de l’un sans parler des autres, et on veut tout lire. Tâchons de lui rendre justice.

couv-les-oiseauxJ’aimerais relire Les Oiseaux, peut-être. Je me souviens du ton de la voix (que je ressentais en lisant) qui racontait, poétisait – et tout ce que je vais dire dessus correspond, je crois, d’une manière générale, à l’écriture de Manuel Daull –, un ton à la fois vulnérable et « absent », à la fois intime et impersonnel, qui évoque une écriture blanche, mate (écriture « minimale », « nue », sans effets stylistiques apparents), et qui pourtant se déplie en ramures de confidences. Je me souviens d’une certaine lenteur, comme une errance avec, ainsi que dans, des phrases se déployant comme des canopées : leur délicatesse, leur justesse et leur vague à l’âme, qui ensemble échafaudaient une solitude dans les arbres, où vivre, et qui m’avaient bien évidemment rappelé Duras – à qui Daull, souvent en manque de sauvagerie (tropicale pour Duras, qui signa sa Lettre à Éléonore « Marguerite-Duras-de-la-forêt, née à Saïgon », Cahiers de L’Herne, n°86 : Cahier Duras, 2005 – notez les quatre tirets), fait souvent appel : « je suis là où mon histoire se fait » (nos besoins d’attachement, Part II, p. 51) ; « des journées entières passées dans les arbres, j’aurais rêvé », « des journées entières passées dans les arbres et que ça lui soit propre » (Toute une vie bien verticale, p. 10 & 30) ; « attendre – encore – dit-elle » (Toute une vie bien verticale, p. 36) : oui, attendre, avec eux, dans l’hôtel à l’orée de la forêt, baignée du crépuscule de Détruire dit-elle (Duras) et des Oiseaux, peut-être (Daull).

ManuelDaull.Toute une vie.coverToute une vie bien verticale et les trois volets de nos besoins sont des textes apparemment constitués de monologues intérieurs offerts par petits bouts et se présentant soit sous la forme de phrases séparées de tirets cadratins (rassemblées en paragraphes ou livrées en un seul bloc d’une cinquantaine de pages, cf. Nos besoins d’attachement sont aussi ceux de rupture), soit sous celle de haïkus « hors saison » (pas conformes, donc, dans nos besoins, part III, haïku(s) hors saison). « Des mots mis bout à bout – juste des mots – l’un après l’autre pour que la nuit soit plus longue encore », « petit à petit des groupes de mots » (Toute une vie bien verticale, p. 17). Les textes partagent un ton discret, calme, une narration à la première personne du singulier (plusieurs points de vue/narrateurs dans Toute une vie bien verticale), le mode du récit. Mais des photographies accompagnent Toute une vie bien verticale, celles de Stephan Girard : ses images en noir et blanc matérialisent des passages, des espaces clairs, des percées de lumière dans la brume, et la présence du vivant au sein des paysages mentaux. Elles invitent à se déplacer dans les ouvertures qu’offrent la poésie et la douceur, elles les rappellent à notre mémoire.

L’histoire racontée dans Toute une vie bien verticale commence par le commencement de toute vie d’humain, la naissance : « je suis celle qui est née dans la cité […] je suis née quelques années après sa destruction […] je suis cette femme née nulle part […] je suis née une année d’eau » (p. 7-9). Les eaux qui murmurent au sein de ce livre, à la fois douces et salées, ne peuvent que nous être familières. Nostalgiques, amoureuses, un peu torrentielles aussi, parfois, elles sont assurément durassiennes – la houle leur est interne, et elles laissent des traces claires de leurs coulées. Les tirets ponctuant le texte le transmuent en flots, mettant ainsi sur pied d’égalité toutes les propositions écrites, et leur permettant de s’emboîter, de découler et de naître l’une de l’autre, de former un continuum des plus organiques. Serait-ce pour aller à l’encontre de la verticalité socialement adéquate, attendue, la « verticalité de leurs aspirations » (p. 18) ? Celle de l’homme debout, traversant sa vie la tête haute et fière, se croyant immortel, inatteignable, et présumant ainsi pouvoir braver la mort ? Au contraire, les narrateurs des livres de Manuel Daull sont traversés par leurs existences et sont entraînés par leurs flots, à l’horizontale. Ils vont le ventre au ras du lit de la rivière, du sol, de l’humus forestier. Ainsi, les milliers de tirets liant les phrases de Manuel Daull entre elles, comme les miettes de pain et les cailloux blancs du Petit Poucet, montrent le cheminement, mais, contrairement à ceux du conte, avec Daull on se déplace non pas de l’enfance vers l’âge adulte, mais en direction du plus profond de la forêt, là où bat encore le cœur du merveilleux (pour Duras, la forêt est mystérieuse, dangereuse, mais elle sait qu’elle doit pourtant s’y rendre, pour confronter sa douleur et ses désirs. Cf. Détruire dit-elle).

Ce découpage du texte avec des tirets invite aussi à étirer le temps : « je coupe – je découpe – je découpe les moments – les prends un par un comme si aucun autre moment ne pouvait suivre, je les étends », « j’étends cette parcelle de temps à l’infini » (p. 113). Il propose une mise à l’horizontale, sans distinction d’importance, de la matière qui servira à l’écriture. Il parle également de cordage, de nous tirer là-bas, de nous faire chavirer là-dedans, et on y va, stupéfié. Et des arbres de la forêt, de branches, de bâtons, de brindilles multipliées indéfiniment, liant tout ce qui s’échappe, pour contrer l’absence. Ces tirets seraient alors comme les silences d’Emily Dickinson, ceux du manque qui crible le ventre : « le manque comme liant de ton absence » (p. 47). Il évoque finalement la succession des wagons du train de la vie, et une certaine résignation, face à cet enchaînement : « je suis cette femme qui regarde son histoire passer devant ses yeux, et cela me va bien » (p. 25).

Toute une vie bien verticale est divisé en cinq parties, séparées par les photographies de Stephan Girard. La première est contenue dans une pièce, partagée par la narratrice et Anna, sa compagne de cellule. À partir de la deuxième, un homme et une femme voyagent, séparément, dans des trains, ou en les regardant passer, ou encore en se souvenant les avoir regardé passer, enfants. La troisième partie du livre, l’une des plus courtes, est aussi, à mes yeux, la plus bouleversante : elle parle de l’amour qui se cristallise (et devient de plus en plus sensible) entre un homme et une femme. Et bien sûr, c’est l’amour que font les corps et le manque qui en découle qui conduisent à parler de l’écriture, dans les pages suivantes, et de la solitude qui l’accompagne, car il n’y a pas d’écriture sans le corps, sans le désir, et sans la mort que le corps porte en lui.

La voix délivrée dans les textes de Manuel Daull se place comme émergeant d’un certain vide existentiel – ou d’une absence d’être, ou d’une suspension de l’être, en attente de réalisation peut-être ; cette « force arrêtée, déplacée vers l’absence » (Duras, L’Amour, 1971 : 12). Inlassablement, cette voix transporte, explore, expose, ce qui l’entoure, la baigne ou la défie, et qui défile, toujours trop vite. Manuel Daull écrit comme l’homme qui, dans L’Amour de Duras, « marche », « il va, il vient, il va, il revient, son parcours est assez long, toujours égal. […] sa marche est incessante, régulière, lointaine » (L’Amour, 1971 : 10). Son écriture suit le train des choses, des expériences. Et Duras toujours, ces mots d’elle (cités par Olivier Steiner dans Diacritik – Steiner dit d’ailleurs quelque chose qui m’a fait penser à Daull : « j’écris sur cette donnée bizarre : être en vie et le savoir ») : « je n’ai jamais rien fait que d’attendre devant la porte fermée » (L’Amant, 1984 : 34). Chez Manuel Daull, la porte est fermée sur des secrets – « que l’on porte, si lourds qu’ils finissent par nous crever le fond » (nos besoins d’attachement, part II, p. 11).

Manuel Daull.nos besoins IILa parole est transmise par un « je » qui parle, qui narre, tantôt féminin, tantôt masculin, et qui révèle souvent une certaine impuissance face à la fatigue du corps, à sa lassitude, son déclin : un « je » à la matérialité corporelle qui s’effacerait donc, au même plan que son émotivité ? Le narrateur, pleinement conscient de ses affects, les met cependant autant à distance que possible, et le caractère « atonal » de l’écriture laisse à penser que l’auteur a épousé un parti pris d’observation neutre par rapport à eux : « j’aime rester dans le vague d’émotions sans adjectif », nous éclaire-t-il (Nos besoins d’attachement sont aussi ceux de rupture, p. 39) ; « une sorte d’absence de soi dans la pensée » (nos besoins, part III, haïku(s) hors saison, p. 245). Ce lyrisme abstrait me semble être une position qui va au-delà d’un choix purement littéraire, textuel. En effet, elle me paraît trahir un choix de vie, une philosophie de vie, qui s’apparenteraient au dépassement (bouddhiste ?) du désir, dans le but de vivre sans manque, sans souffrance, éventuellement : « vivre sans désir est un cap que je tente de ne pas perdre de vue » (nos besoins d’attachement, part II, p. 19).

Dans la même veine, Manuel Daull écrit dans nos besoins, part III haïku(s) hors saison : « je m’interdis beaucoup de choses dans ma vie » (p. 245). Bel ouvrage que celui de ces haïku(s) hors saison, tout de blancheur cassée, douce et mate, évoquant non pas l’aveuglante neige mais la quiétude introspective d’un pétale de fleur, ou d’une coquille d’œuf (qui renferme encore la vie). Les mots « haïku(s) hors saison » (imprimés en gris sur la couverture lisse) annoncent non seulement cet état pénétrant, cette intériorité riche, mais aussi un désir d’en voiler les couleurs et d’aller à l’encontre de l’héritage reçu, de le neutraliser – « ne pas respecter la métrique imposée par une lecture syllabique », par exemple (« Mot de l’auteur », p. 247), et ne pas parler des saisons donc, ce qui équivaut à rester en dehors des cycles et des attentes que ceux-ci engendrent – sortir des chemins battus.

L’engagement philosophique et poétique de l’auteur est solide : il suffit d’ouvrir nos besoins, part III haïku(s) hors saison, et d’avoir lu en parallèle d’autres ouvrages de lui, pour comprendre, en prenant connaissance des nuages de mots semblant errer à travers les pages, que nous sommes, malgré cet aspect « flottant » et fragmentaire, face à un travail concerté, fait de composantes qui adhèrent parfaitement entre elles, et donc d’une pensée intègre, à qui l’on souhaite de trouver peu à peu l’apaisement. Manuel Daull révèle qu’à la base, ces haïkus étaient des SMS envoyés chaque jour à un ami en détresse : « l’idée était juste d’entretenir le lien fragile, par des petites choses » (p. 246). Un lien, même fragile, même entretenu par des petits bouts de pensées, des « mots mis bout à bout », peut créer un attachement extrêmement fort, voire incassable, car c’est une main tendue, des mains serrées. Ce qui me fait revenir à la savante disposition des tercets dans nos besoins, part III haïku(s) hors saison : elle a fait de ce livre un paysage de mains ouvertes çà et là sur les pages, des mains offertes ; ce recueil est un arbre de mains portant des offrandes poétiques.

L’interrelation des Oiseaux, peut-être, avec les « petits bouts » de la série de nos besoins et des récits de Toute une vie bien verticale est forte, évidente. Ces cinq livres décomposent et recomposent, par îlots de mots, le paysage mental, âpre et doux, de Manuel Daull, auteur d’un travail remarquable par sa grande cohérence et beauté, travail qui répond totalement à la notion d’œuvre, et qui révèle comment l’écriture peut accompagner une vie, la protéger, la guider, la soutenir.

  • Nos besoins d’attachement sont aussi ceux de rupture (Dernier Télégramme, 2007)
  • nos besoins d’attachement, part II (Dernier Télégramme, 2009)
  • Les Oiseaux, peut-être (Cambourakis, 2010)
  • nos besoins, part III, haïku(s) hors saison (Dernier Télégramme (2013)
  • Toute une vie bien verticale (photographies de Stephan Girard, L’Atelier contemporain, 2015)