Probable transcription de l’engouement contemporain pour les chats, ces derniers semblent aussi prendre une importance grandissante dans les films. De celui qui filait systématiquement des mains de Oscar Isaac dans Inside Lewin Davis des frères Cohen, à la loufoque Pandora qui ne cessait de s’échapper elle aussi de celles d’Isabelle Huppert, dans L’Avenir de Mia Hansen-Løve, ils constituent un ressort scénaristique à valeur humoristique assurée. C’est avec un certain cynisme que Paul Verhoeven se réapproprie cette tendance en ouvrant son film Elle avec un plan sur le charmant animal de compagnie qui regarde, imperturbable, le viol de sa maîtresse Michèle (Isabelle Huppert) dans son salon. Dans un flashback intervenant un peu plus tard, on découvrira que c’est même par l’animal qu’est arrivé le danger : Michèle avait ouvert ses portes fenêtres pour le laisser entrer avec un « Qu’est-ce que tu fous là toi ? Allez, entre ! », invitant par la même occasion l’homme cagoulé qui l’a brutalement frappée avant de la violer. Contre toute attente, elle ne panique pas, nettoie tranquillement les bris de verre et reçoit son fils dans la soirée en faisant passer ses blessures au visage pour des lésions résultant d’une « chute à vélo ». Si elle ne prévient pas la police, c’est parce qu’elle refuse de traiter avec eux à cause de son histoire familiale (son père est un serial killer qui a assassiné 27 personnes), mais c’est avant tout parce qu’elle est décidée à mener ses propres recherches et à se faire justice elle-même.

La détermination de Michèle vers la quête de la vérité supplante tous les autres aspects de sa vie déjà bien remplie : elle gère une entreprise de jeu vidéo au sein de laquelle un jeune employé lui tient impertinemment tête, couche ponctuellement avec le mari de sa meilleure amie et associée Anna, interprétée par Anne Consigny. Du côté de sa famille, elle supporte financièrement son fils Vincent (Jonas Bloquet), naïf et bêta, qui se fait mener par le bout du nez par sa petite amie, elle doit composer avec son ex-mari (Charles Berling) toujours amoureux d’elle, et se chamaille avec sa richissime mère qui se paye sans complexe un gigolo. Elle se livre enfin à un jeu de séduction avec son voisin Patrick (Laurent Lafitte) qui habite avec sa femme (Virginie Efira) en face de chez elle. Le scénario est donc très riche, incluant de multiples histoires périphériques qui convergent toutes vers la résolution de l’énigme. Le film s’étend ainsi sur un spectre de genres assez large. Le plus évident est bien sûr le thriller avec cette enquête en cours et l’atmosphère glauque de suspicion qui règne sur fond de musique orchestrale à suspens. Le tableau de tout ce petit monde aisé qui se tire dans les pattes avec classe et hypocrisie ancre le film dans la satire bourgeoise et rappelle avec délectation le cinéma de Chabrol. La trame est en outre ponctuée à plusieurs endroits de moments comiques, grâce à un certain sens du second degré, comme par exemple le running gag de Virginie Efira en catholique pratiquante qui ne cesse de faire des remarques ridiculement candides.

Parce qu’il n’est assurément pas le sujet principal du film, le mystère autour de l’identité du violeur s’évapore tout compte fait assez rapidement. Il s’agit, sans surprise de Patrick, porté par le jeu remarquablement terrifiant de Laurent Lafitte dans la peau du voisin bien sous tous rapports le jour et détraqué la nuit. Quand Michèle le démasque, elle décide de ne pas le dénoncer mais de débuter avec lui une relation sexuelle dangereuse. Désarçonné, il accepte en quelque sorte d’être son amant, mais cela ne lui convient pas longtemps. Dans un sommet de suspens où il l’invite à descendre dans son sous-sol, il avoue dans l’action qu’il veut la frapper, qu’elle se débatte, ce qu’elle finit par accepter. Ils se revoient à l’occasion mais un soir qu’il la raccompagne en voiture, elle dit vouloir arrêter et tout raconter à la police. Il débarque chez elle quelques minutes plus tard, cagoulé, pour continuer leur jeu pervers mais cette fois-ci, le fils de Michèle les voit et le tue, confisquant brillamment par là toute certitude sur les réelles motivations de l’héroïne. Si la première fois était un viol abject, les autres fois relevaient de l’improbable rencontre de deux êtres aux désirs pour l’un violents, pour l’autre marginaux. Le film est sans ambiguïté sur la confusion entre viol et plaisir et il n’y a heureusement pas de discours qui tendrait vers l’idée d’un désir de toutes les femmes violées de vouloir coucher avec leur agresseur. C’est à l’inverse un parti pris féministe qui se construit progressivement, par la mise en scène d’une femme qui prend le contrôle de la situation jusqu’à la renverser. Les aspects les plus subversifs ou tabous sont plutôt à rechercher du côté du désir irrépressible pour le danger et du sadomasochisme. Sur ce point précis, le film s’inscrit à sa manière dans la longue lignée des films mettant en scène des personnifications du danger qui suscitent la fascination, allant de Loulou de Georg Wilhelm Pabst et La chienne de Jean Renoir, à Cet obscur objet de désir de Luis Buñuel ou plus récemment L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie, en passant par les femmes fatales des film noirs américains.
Tous les ingrédients dramaturgiques du thriller sont habilement réunis, mais la force du film repose plus que tout sur le mythe que représente Isabelle Huppert. Son rôle convoque en effet immédiatement celui de la femme perverse mémorable qui lui avait valu le prix d’interprétation à Cannes en 2001 dans La pianiste de Michael Haneke. L’actrice marque tous les films où elle passe et, à présent, c’est autour de l’image qu’elle s’est construite que gravitent les films dans lesquels elle tourne. En cela, le titre semble presque exposer ce parti pris tout en désignant son personnage comme véritable solution de l’intrigue. « Elle » est certainement innommable parce qu’elle est un monstre, un monstre de tragédie grecque. Elle le dit même ironiquement : « Mon fils pense que je suis Médée ».
Fruit du hasard ou pas, l’actrice était aussi Phèdre cette année sur les planches sous la direction de Krzysztof Warlikowski. De la même manière que pour ces figures mythiques, l’évènement traumatisant (ici la rencontre avec son père couvert de sang après les meurtres qu’il a perpétrés) l’a envahi à son insu de dolor puis de furor, deux sentiments dans leur pureté la plus totale, insupportables pour un être, qui l’ont sortie de l’humanité. Elle enfonce encore le clou avec le détachement et l’assurance qui caractérisent bien le jeu de l’actrice, en rétorquant à son amie qui lui rappelle qu’un fou rode : « Non mais les fous j’ai l’habitude, c‘est ma spécialité ». Une autre réalité se dévoile alors que l’on change progressivement de point de vue : tout son entourage qui était présenté comme critiquable pourrait bien être d’une normalité affligeante alors qu’elle serait la véritable hors-norme de cette histoire, probablement plus surhumaine que folle. La narration dessine les contours de sa monstruosité relativement tardivement, bien que celle-ci soit pourtant habilement montrée par des occurrences formelles dès le début, que ce soit par ce plan d’ouverture sur le chat, par le triple miroir ou le petit rond grossissant qui suggèrent respectivement sa duplicité et sa déformation, ou par la deuxième séquence de flash-back fantasmée de son viol à l’issue duquel elle finit par tuer son agresseur.
Son ex-mari penaud ne savait pas à quel point il était lucide en lui disant « La plus dangereuse Michèle, c’est tout de même toi ». L’éloignement de son fils et la crise cardiaque mortelle de sa mère sont manifestement la rançon de la vérité qu’elle leur assène sans détours, tandis que son père se suicide en prison avant même de l’entendre. Son puissant jeu pervers aura par ailleurs eu raison de son ex-violeur nouvel amant. Le plan de fin dans lequel elle marche aux côtés d’Anna, cernée par les tombes d’un cimetière figure l’évidence qu’elle les enterra tous. Paul Verhoeven construit avec acuité le portrait magistral et audacieux d’une femme qui concentre en elle à la fois une banalité humaine irréfutable et un pouvoir phénoménal, sources d’incompréhension et de fascination pour ceux qui la regardent.
Lire ici l’article de Jérémy Sibony sur le film
Elle. 2016. Réalisation : Paul Verhoeven. Scénario : David Birke, d’après le roman Oh… de Philippe Djian adapté par Harold Manning. Décors : Laurent Ott. Costumes : Nathalie Raoul. Photographie : Stéphane Fontaine. Son : Katia Boutin, Jean-Paul Mugel et Alexis Place. Montage : Job ter Burg. Musique : Anne Dudley. Durée : 130 minutes. Avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Virginie Efira, Anne Consigny, Charles Berling, Alice Isaaz, Judith Magre, Vimala Pons, Jonas Bloquet, Christian Berkel, Olivia Gotanegre, Raphaël Lenglet, Lucas Prisor, Stéphane Bak, Arthur Mazet, Hugo Conzelmann.