Trois livres d’Erri de Luca paraissent ce mois-ci chez Gallimard, comme la partition ou le feuilleté de l’ensemble de son œuvre : une pièce de théâtre, Le Dernier voyage de Sinbad ; un livre de correspondances avec le biologiste Paolo Sassone-Corsi, Le Cas du hasard ; et un recueil de courts récits, Le Plus et le moins, composant ce que l’écrivain nomme un « atlas », s’achevant sur trois poèmes.
Diacritik a rencontré Erri de Luca, pour un entretien vidéo en trois parties, dans lequel l’écrivain italien évoque Naples, l’écriture, sa haine de la notion d’identité, sa passion pour le récit oral et la littérature destinée, comme il l’écrivait dans Le Tort du soldat (2014) à « rétablir le nom des choses ».
Le Dernier voyage de Sindbad est une pièce de théâtre écrite en 2002, aux terribles accents politiques — à politique, Erri de Luca préfère le terme « citoyen ». En 2002, comme il l’écrit dans la préface, « les poissons de la Méditerranée se nourrissaient déjà de naufragés depuis cinq ans ». En 1997, un navire de guerre italien a éperonné un navire albanais qui tentait de rejoindre les côtes. 80 Albanais périssent, un naufrage qui « inaugurait l’infamie » et fait naître en lui l’urgence d’écrire.
A travers la figure mythique de Sindbad, marin qui sillonne les mers du monde et traverse le temps, Erri de Luca évoque une histoire maritime qui est celle des grandes migrations, celle des Italiens de Naples vers New York. Mais « ceux qui voyagent maintenant sans port d’arrivée, empilés dans des canots et sur des radeaux, ne sont pas attirés par les légendes brillantes, comme notre émigrant du siècle dernier. » (Le Plus et le moins). Aujourd’hui, nous avons oublié avoir été des étrangers — « Être étranger est la condition de départ », Le Plus et le moins —, nous rejetons les « passagers de la malchance vers nos côtes fermées par des barbelés ».
« Je m’appelle Sindbad, marin depuis que le monde existe. Je suis dans le capitaine, celui qui vous fera débarquer dans la gueule de l’Occident, de la civilisation. Vous verrez quelle civilisation, quel accueil ». Le Dernier voyage de Sindbad est un chant, une voix offerte, puisque, comme Erri de Luca l’écrit dans Le plus et le moins, « la parole est le plus précis outil des opprimés ».
Le Cas du hasard est né d’un échange de lettres : ami de Paolo Sassone-Corsi, Erri de Luca dîne chez lui en Californie, en 2010. Ils sont tous deux originaires de Naples, tous deux des « arpenteurs » du monde mais l’écrivain, face au biologiste moléculaire se sent un « intrus par habitude », soit étymologiquement celui qui s’introduit de force. Ce qui n’est pas si éloigné de ce que lui écrira Paolo Sassone-Corsi, la recherche scientifique consiste à penser « outside the box », « en dehors des normes, en dehors des règles », une phrase qui trouve un écho dans Le Plus et le moins, « IL EST DANGEREUX DE SE PENCHER AU DEHORS, dit l’écriteau officiel des temps modernes. Il est nécessaire de le faire ».
Alors, Erri de Luca questionne, ouvre des champs, propose des horizons et des pourquoi. La mécanique de l’univers, l’ADN et ce que son inscription en nous suppose de nécessité. Reste-t-il une place pour le hasard, peut-on encore se référer à cette phrase de Brodsky — qu’Erri de Luca reprend dans notre entretien — « dans le monde, il n’existe pas de causes, seulement des effets » ? Oui, répond le biologiste, il est place pour le hasard ; « ce sont les expériences, les événements, les enseignements qui peuvent modifier la plasticité du génome ».
Les deux hommes trouvent un espace commun, la nature, la question des cycles jour/nuit, d’une écoute de nos rythmes corporels, une forme de géographie métaphysique ou de cartographie philosophique.
Et le scientifique n’est pas le moins poète des deux lorsqu’il écrit que « l’homme a créé autour de lui un monde qui recrée sa propre biologie. Nous avons des routes et des autoroutes qui reproduisent les vaisseaux sanguins et les extensions des neurones. Il en est ainsi également dans chaque cellule, où diverses voies moléculaires conduisent au noyau, l’équivalent du centre-ville… Nous construisons des horloges qui servent à mesurer le temps, mais conceptuellement elles existent déjà dans notre corps, avec des mécanismes moléculaires qui font penser aux engrenages à crémaillère d’une pendule. Nous avons inventé les autos et les camions, qui rappellent nettement les vésicules appelées cargos servant à transporter de grandes quantités de molécules d’un point à un autre dans les cellules. (…) Et il existe bien d’autres exemples.
Je pense que, sans même s’en rendre compte, l’homme reproduit son propre corps dans les activités et l’organisation de notre société. Je me demande quel mécanisme encore inexploré permet cette reproduction « à son image et à sa ressemblance ». »
Enfin, dans Le Plus et le moins, Erri de Luca rassemble des récits et des histoires. Il nous explique dans l’entretien avoir été contraint à cette forme par l’épisode judiciaire qu’il a traversé — son opposition au projet de TGV Lyon-Turin lui ayant valu une accusation d’« incitation au sabotage », avant sa relaxe en octobre 2015 —, il ne pouvait écrire que des textes courts, ne pouvait se permettre l’ampleur du roman. Pourtant force est de constater, en lisant Le Plus et le moins, combien cette structure fragmentée permet à l’écrivain de trouver une liberté dans la contrainte (ce qui est en soi une réponse au procès), de s’évader de tout nombrilisme (alors même qu’il livre ici une cartographie de son histoire et des lieux qui le traversent), d’être ce « pion d’échiquier » qui ne connaît « que le mouvement en avant, vers la case suivante », comme d’ouvrir une porte à l’imaginaire du lecteur, partie prenante du livre en ce qu’il fait le lien entre les différents texte et rêve à cette géographie littéraire.
Le Plus et le moins est le livre des débuts et des origines : la naissance du désir d’écrire, la découverte de la puissance de l’imaginaire comme de l’injustice qui l’accompagne, dans le texte d’ouverture, la fable du pantalon long ; le premier baiser ; des renaissances aussi, quand le rapport aux parents se transforme, devient un choix et non plus une simple filiation, quand le prénom hérité devient un prénom d’écriture.
C’est tout l’univers d’Erri de Luca que le lecteur retrouve dans ce livre : l’alpinisme, « sévère formule de la vérité », les langues, l’engagement citoyen (« faire de l’écriture un corps de délit qui dérange leur discipline »), l’attention aux choses vues et entendues, les histoires entendues rassemblées pour être transmises. C’est aussi l’Italie dans ses contrastes, sa cuisine, sa géographie, ses îles, Naples. C’est l’histoire, de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui, en passant par les « jours d’impatience » — 68, centre de rayonnement du livre avec Naples — et les années de plomb qu’Erri de Luca préfère appeler années de cuivre, « le meilleur conducteur de cette énergie électrique de transformation ».
C’est la lecture, le deuil, être absent à soi pour être présent au monde et aux autres, Bob Dylan, les bistrots, tout ce qui compose ce que Bohumil Hrabal a appelé Une trop bruyante solitude. « Tel est l’état de mon crâne, pris d’assaut par des essaims d’histoires qui créent une ruche dans mon vide. J’ai appris ainsi que pour être écrire il faut être libre, expulsé, comme un logement où arrivent les histoires, par caravanes tziganes en quête de l’espace de personne ».
Erri de Luca, Le Dernier voyage de Sindbad, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, « Le Manteau d’Arlequin », mai 2016, 64 p., 8 € 50 — Lire un extrait
Erri de Luca, Paolo Sassone-Corsi, Le Cas du hasard, Escarmouches entre un écrivain et un biologiste, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, « Arcades », mai 2016, 104 p., 9 € 50 — Lire un extrait
Erri de Luca, Le Plus et le moins, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, mai 2016, 208 p., 14 € 50 — Lire un extrait