À vous qui, comme moi, avant d’avoir assisté à la belle rencontre pensée et animée par la poète Marielle Anselmo à la Maison de la poésie de Paris, n’aviez jamais sérieusement lu Odyssèas Elỳtis (1911-1996 ; Prix Nobel de Poésie 1979), le poète de la résistance grecque et de la lutte pour la liberté, armé seulement de son lyrisme fougueux et de ses rêves de lumière, et qui considérait « la poésie comme une source d’innocence emplie de forces révolutionnaires » (Athènes, 27 mars 1972), je propose d’entrer dans son univers à la fois par le biais de la profonde voix de contralto de la chanteuse Angélique Ionatos, et des ouvrages Le Soleil sait (Cheyne éditeur, 2015, édition bilingue, choix et traduction d’Angélique Ionatos) et L’Espace de l’Égée (L’échoppe, 2015, traduction de Malamati Soufarapis). Je n’en suis toujours pas revenue.
Je n’en suis toujours pas revenue, de cette incroyable poésie d’innocence et de résistance, traduite entre autres par Malamati Soufarapis, Angélique Ionatos, Xavier Bordes, Gil Pressnitzer et Michel Volkovitch. Ses ailes solaires me portent jusqu’à aujourd’hui. Sa fraîche sensualité baignera longtemps ma peau. Là, maintenant, grâce à ses mots, je suis dans une Grèce intensément lumineuse, le cœur gonflé d’espoir – elpídha. Je suis Ellas, la Grèce, à jamais libre – elefthería. Je suis la belle et sensuelle Hélène de Troie, immortelle Eléni, inchangée – continuons d’y croire, en l’idéal, même en imagination, continuons à l’écrire, car c’est notre pain, notre eau, et il serait indécent de se rendre au silence : « Et moi, comme si j’étais vrai, je continue d’écrire. » (Le Soleil sait, p. 95 – Journal d’un avril invisible, 1984). Ah, pouvoir lire la poésie d’Elytis en grec ! Heureusement pour nous, Malamati Soufarapis et Angélique Ionatos ont réussi à composer des versions françaises tout à fait grisantes.
Un jour, j’ai envoyé de Jérusalem un arc-en-ciel pluvieux à mon amie Vicky S., originaire d’Athènes – dont Odyssus Elytis est le poète de prédilection – alors qu’elle se trouvait en Angleterre depuis plusieurs années pour des engagements professionnels. Son émotion vive, qui parlait de nostalgie, de joie, de larmes et de reconnaissance, a répondu à ma photographie : elle a cru que je l’avais prise en Grèce. La lumière égéenne et celle d’ici lui paraissaient identiques à s’y tromper – il est vrai que le ciel, le vent, la mer, le sel, les oliveraies, les grenadiers, les amandiers, les vignes, la myrrhe, les papillons, les oiseaux, les grillons et les ruines qu’Elytis loue dans ses poèmes, j’ai la chance de les fréquenter au quotidien. Tous les jours, en vaquant à mes occupations, j’ai l’impression de traverser, d’arpenter, les vers d’Elytis, éclairée, abreuvée de leur soleil qui sait : « J’ai mené ma vie jusqu’ici. Jusqu’à ce point de lutte / Toujours près de la mer » (Le Soleil sait, p. 19 – Orientations, 1940).
Même si la mer Égée n’est pas la mer Méditerranée, la poésie élytéenne, à la fois insulaire et universelle, mythique et radieuse, objective et compatissante, libératrice, claire, éclairante, et familière, m’a réconciliée avec des rivages étroits que j’ai parfois eu du mal à embrasser, tout comme elle a trouvé la Grèce et la grécité (« terre », « colombes », « notre antique pays », Le Soleil sait, p.73 – Le Monogramme, 1971), qu’elle a rendues aux Grecs, malgré la guerre et les souffrances endurées. C’est une poésie charnelle qui parle d’amour. « Est-il vrai qu’à la lumière il arrive de jaillir de l’intensité suprême du noir ? L’amour le confirme d’une autre façon. Quand deux corps nus parlent, la part anecdotique de leur histoire – son côté accablant – s’efface. Le baiser, qui n’a pas subi la moindre évolution depuis la nuit des temps, se trouve être la chose la plus nouvelle et la plus neuve dont nous disposions. Assurément, une histoire d’amour aux dimensions divines a dû précéder les vibrations tectoniques et la réorganisation des eaux, à la naissance de l’archipel grec » (L’Espace de l’Égée, pp. 11-12).
L’Espace de l’Égée – un bref essai d’Odysseus Elytis sur l’espace magique et expressif où il a grandi et vécu, paru en 1973 et très esthétiquement ré-édité par les éditions de L’Échoppe en 2015 dans une traduction de Malamati Soufarapis et avec des dessins de la poète et artiste Etel Adnan – s’ouvre sur le même constat qui le clôt une vingtaine de pages plus loin : « quelques vagues et une poignée de pierres » suffisent à « [r]amener l’homme à ses véritables dimensions ».
On entre donc dans ce lieu qu’est le livre par l’essentiel – l’humain, l’être, face à l’immensité de la mer, qui le force à l’humilité, et le ramène à « la feuille de figuier », à la simplicité de ses origines, au mythe d’Adam et Ève, et à l’amour transparent. Car ce n’est que de cela, au fond, qu’il s’agira toujours, d’amour, qui donne la vie, et permet de « vaincre le temps ». « La mer Égée n’a pas d’écran, elle n’en a jamais eu. Elle est faite de matière ou d’esprit (peu importe) qui conduisent à l’essentiel. Le plus important – de ce qu’elle représente probablement d’énigmatique – est la transparence : la possibilité de voir au travers du premier, du second, du troisième, du énième plan d’une seule et même réalité, le signe unidimensionnel et simultanément polyphonique de leur sémantique métaphorique » (p. 24).
L’anthologie Le Soleil sait (Cheyne, 2015, postface de la poète Ioulita Iliopoulou) composée et traduite par Angélique Ionatos, qui chante Elytis depuis toujours, s’ouvre quant à elle sur le poème « La Genèse » (extrait du grandiose Axion Esti, 1959) et les « voiles écrues d’éther » que la mer « déploie ». Les mots qui servent de colonne vertébrale à la poésie d’Odysseus Elytis sont posés dans ce texte : « la lumière », « les lèvres », « la glaise », « la terre », « la mer », « le soleil », le « ciel », « la mémoire », les « arbres », les « flots », « créer tout ensemble douleurs et délices ». Le monde et son origine donc.
Puis il y eut Babel, et la confusion, et les guerres, contre « le Paradis » : « Mon seul souci ma langue, aux premiers frissons noirs » (Le Soleil sait, p. 15 – Axion Esti) ; « Jusqu’au moment où j’ai pris profondément conscience que toutes les religions mentent. // Non, le Paradis n’était pas une nostalgie. Encore moins une récompense. C’était un droit. » (Le Soleil sait, p. 111 – Le Petit Navigateur, 1985). Frappèrent aussi « [l]es armes du fer et du feu » des « hommes au visage de plomb, aux cheveux de paille et aux courtes bottes noires » (Le Soleil sait, p. 53 – Axion Esti) et la balle dans l’oreille droite de « Leftéris », l’homme libre face aux nazis.
Et c’est là, au moment où l’on commence à « porter le deuil du soleil et des années à venir » (Le Soleil sait, p. 65 – Le Monogramme, 1971), que la poésie d’Odysseus Elytis s’engage, « là où la mort n’a pas le dernier mot » : « J’ai quelque chose à dire de limpide et d’inconcevable / Comme un chant d’oiseau en temps de guerre » (Demi-frères, 1974). Chant d’espoir donc, courageux, consolateur, tenace ; chant qui prône les rêves insensés, l’émerveillement face aux enfants et aux reflets du soleil sur l’eau, « la larme sans raison » (Le Soleil sait, p. 115 – Axion Esti) ; poésie qui chante tout ce qui est libre et tout ce qui reste d’humain et de doux en nous.