Moquons-nous bêtement du Boléro : le cas Ravel

Le Boléro de Ravel. Y a-t-il suite plus entêtante, plus lancinante, plus musique d’attente que le Boléro de Ravel ?

Pour ceux qui auraient une culture musicale défaillante ou n’auraient pas vu Les Uns et les Autres de Claude Lelouch jusqu’à la fin, Le Boléro de Maurice Ravel est une musique de ballet pour orchestre en ut majeur composée en 1928 et massacrée pour la première fois à la flûte à bec par la petite Aude Ravel (la nièce de Maurice qui n’avait pas d’enfant et une propension avérée à laisser traîner ses partitions un peu partout). A tel point que – aussi incroyable que cela paraisse – sa composition a même failli tomber dans le domaine public et la fontaine du jardin de son frère et de son vivant (double zeugma, mon amour).

Claude Lelouch, Les Uns et les autres (capture d’écran)

Osons le dire, le Boléro est l’archétype de la musique dont on aimerait bien se débarrasser à peine entendues les premières notes mais qui procèdent d’une persistance auditive redoutable. Tout commence avec la caisse claire introductive qui donne le tempo au morceau par ce staccato typique dont Mikhaïl Kalachnikov s’inspirera des années plus tard pour le bruit caractéristique son engin de mort portative. Dès les premières mesures, alors que l’on regrette déjà le son nasillard de la clarinette qui volute seule telle une bayadère lascive au milieu d’une bacchanale exotique, le cerveau imprime des images et des sons qui resteront gravés « un certain temps » (Fernand Raynaud). Des études très sérieuses réalisées par des scientifiques marqués à vie par la dissection obligatoire des grenouilles au collège ont montré que l’électeur moyen est capable d’engranger près de la moitié des 19 sections que compte le mouvement. Alors qu’il est incapable de retenir les leçons que lui enseigne l’Histoire et continue de voter au gré des promesses populistes qui annoncent des avenirs radieux, des lendemains qui chantent, voire des aubes dorées…

Le bolero de Ravel à Levallois-Perret

Pour les amateurs de précision et de rigueur empirique, sachez que des expériences tout aussi sérieuses ont montré que le Boléro de Ravel est le morceau le plus fredonné a capella dans les ascenseurs et les salles des pas perdus des gares de banlieue et que sa durée de restitution avoisine celle d’un spot publicitaire pour une compagnie d’assurance.

Parce que ce ne sont pas le hautbois d’amour, le basson et encore moins les deux piccolos (surnom des inventeurs dudit instrument à vent qui avaient une légère tendance à abuser de la boisson) qui feront oublier ce son plus agaçant que l’accent new-yorkais de Donald Trump quand il essaie d’imiter le phrasé et l’ouverture d’esprit texans. Le hautbois du Boléro de Ravel, c’est un peu comme le sourire de Marine Le Pen ou celui de Florian Philippot en alternance sur les plateaux de BFMTV à chacune de leurs interventions : on ne s’en méfie pas assez.

On a beau vouloir s’en détacher, c’est impossible. A l’instar du discours politique qui vit aux dépens de ceux qui l’écoutent, la répétition fait que l’on a tantôt l’impression de visiter une conserverie de foie gras (au mieux) ou d’assister au casting d’un télé-crochet d’une chaîne de télévision commerciale (au pire). Qui plus est, alors que le cor anglais, les saxophones, le contrebasson et la trompette s’en mêlent à leur tour, la ritournelle maléfique du Boléro a déjà produit des effets insoupçonnés sur le cortex de l’auditeur lambda. En pleine représentation, tandis que l’orchestre symphonique va crescendo dans l’emphase, on a déjà observé des cas de spectateurs soudain pris d’une subite envie de désertion (appelée « fuite de Ravel » par les historiens qui se sont penchés sur le phénomène)… Parmi les autres effets indésirables connus, on dénombre notamment la hausse des abonnements à Télérama et la chute des ventes des livres de Pierre Gattaz et Christine Boutin. Quoique la communauté statistique soit divisée sur ce dernier point, la relation directe entre l’indigence littéraire et philosophique et la stagnation mémorielle du Boléro n’ayant pas été établie avec certitude.

Enfin, et non des moindres, si le Boléro a permis depuis sa création à des générations entières de musiciens en herbe de se faire les dents sur l’air de Ravel, il a surtout été l’occasion depuis le 1er mai 2016 pour des cohortes de journalistes de pondre des articles aux biais aussi variés que la mélodie est monocorde : sur la question des droits d’auteur, sur les négociations secrètes entre la Sacem et les héritiers du défunt compositeur, sur l’histoire incroyable de sa composition et de sa destinée (c’est une licence stylistique, ce n’est pas si ébaubissant que cela à l’heure des « Panama Papers »)…

Tout en passant sous silence ce double fait essentiel : Claude Lelouch lui doit beaucoup et a pu grâce à lui continuer à faire des films avec des hommes et des femmes qui dansent mal en souriant béatement jusqu’à la disparition du générique. Et fait regretter à l’auteur de cette chronique de n’avoir pas traité cette question des royalties dans un article sérieux intitulé « Le cas Ravel ».