Mauvaises pensées : Les «intellectuels» aujourd’hui

Jean-Clet Martin (archives de l'auteur)

Définir la fonction d’un intellectuel est un geste qui d’emblée ruine sa liberté. On ne saurait lui attribuer un rôle ou une place sans en instrumentaliser le discours. L’intellectuel, pour autant que la pensée se laisse définir, ne fait usage de l’intellect qu’en moment de panne, moment où aucune solution, aucune réponse ne peuvent plus s’imposer comme des évidences. Rien, aucune croyance, aucune vérité n’est plus disponible quand un intellectuel se lève dans l’histoire, au point de nous forcer à la réflexion. L’intellectuel fait sans doute l’expérience d’une crise au sein de la pensée et, par conséquent, ne peut s’exercer qu’en échappant aux injonctions qui s’imposent à lui de l’extérieur. Il ne saurait en effet se placer dans le sillage d’un pouvoir sans perdre toute pensée, du moins si on admet avec Aristote que penser, c’est penser par soi-même, que n’est intelligente qu’une pensée qui se pense elle-même, évalue ses propres prétentions.

Difficile de considérer, pour cette raison d’ailleurs, qu’il suffirait de produire l’autorité d’une opinion pour faire preuve d’intelligence. Je ne parle pas de l’intelligence comme capacité du calcul, la rapidité du jugement soumis à des règles apprises mais plutôt de la pensée dans son usage le plus critique, dans son usage immanent, pensée toujours en train de se fonder sur sa propre nécessité, de chercher ses propres raisons. Difficile, du coup, de considérer les sujets développés par Zemmour, ou bien d’autres encore, comme des notions qui proviendraient de leur cru, des motifs qui signeraient leur originalité. Ces derniers ne font que reprendre des poncifs, caisses de résonance de l’irrationalité, de la précipitation, du jugement éculé dont ils captent la « laideur » et qu’ils savent rehausser au sommet de la « hideur ».

Qu’un chef de gouvernement comme Valls puisse attendre des intellectuels une caution morale, cela prouve qu’il se méprend à son tour sur ce que penser veut dire. L’intellectuel se mesure bien mieux à une figure qui lui résiste et éventuellement lui montre un autre chemin. Ce ne sont pas les suiveurs, désignés par le pouvoir, qui ont autorité d’intellectuels. L’intellectuel n’est pas le chien de garde de Matignon. Il n’est jamais celui qui se propose de discuter les sujets du moment, d’adopter la norme journalistique du discours, décliné en boucles, et qui va nous expliquer quelle option convient le mieux d’entre toutes les tendances du moment. L’intellectuel sera davantage mis en haleine par l’exercice d’une mauvaise pensée, traversé par des pensées mauvaises, peu conformes aux attendus de l’opinion.

La confusion aujourd’hui est pourtant telle que le mot d’intellectuel perd tout son sens, se laisse rabattre sur la forme du journalisme qui est une plaie de la pensée et non une liberté d’expression. « Liberté d’expression » ne signifie pas assomption de l’opinion. Zola, au moment où il accuse, ne ressemble à aucun de nos journalistes qui cautionnent tout ou font du ragot leur gloire. Zola, Hugo, par leurs œuvres, signent l’intellectuel dans sa figure la plus critique, au sacrifice sans doute de leur propre existence. Avoir une opinion, inversement, consiste à suivre l’affaire du moment, à caresser le sens le plus général du poil et, le cas échéant, obtenir un prix littéraire pour une bêtise parfaitement conforme à la rumeur. On comprendra immédiatement que cela n’a rien d’intellectuel, bien au contraire.

Il suffit de suivre de vulgaires émissions comme celles de Ruquier pour sentir qu’on est sommé de répondre par un étrange devoir, une étrange soumission aux questions posées – à l’image d’un jeu dont il faut sortir gagnant. Et ce qui est gagnant, c’est dans tous les cas avoir la même réponse que le public, être expert – expert de la pensée majoritaire. L’expert, celui qui s’y connait, doit être finalement reconnu. Il est reconnu, validé par les plateaux où il circule parce qu’il possède la bonne réponse que chacun attendait vaguement dans ses arrière-pensées. L’expert est le maître des arrière-pensées et peut normaliser à tout moment la laideur, naturaliser ce qui est inadmissible. Il donne les réponses précisément dans une période douteuse où les réponses n’existent pas, au moment donc où aucune réponse n’est déjà la bonne et que tous semblent l’ignorer dans un mélange de prétention sans bornes. Bientôt seront intellectuels les experts du sommeil pour imposer des rythmes scolaires et des programmes de méditation sans contenu ! Mais l’intellectuel vraiment digne de ce nom reste sans réponses, sachant qu’une réponse tue la question, cloue le bec. Il ne saurait se placer dans l’expertise qui noie la difficulté par une phrase précieuse et renvoie le problème si crucial aux douceurs d’une oubliette.

Nous ne pouvons donc plus user du mot « intellectuels » tellement le sens de ce qui est admis par là devient inepte. Peut-être Michel Foucault pouvait encore croire que l’intellectuel spécifique, spécialisé, pouvait vaincre la bêtise universelle. Mais force nous sera de reconnaître que la spécialité a dégénéré en expertise. Et il en ira bientôt ainsi de la philosophie, si on continue de s’approprier ce mot sans raison aucune. Finkielkraut n’a jamais fait de philosophie, n’a jamais lu les philosophes. Onfray n’a jamais eu la moindre idée de philosophie et d’ailleurs fait de sa « contre-philosophie » son beurre, de son histoire familiale un critère universel. Non seulement contre les universitaires (ce qu’on pourrait d’une certaine manière admettre, pour autant que la philosophie n’est pas en effet une profession, que des penseurs privés comme Kierkegaard ou Biran ont eu un rôle essentiel dans l’histoire de la pensée), mais encore contre Sartre, contre Deleuze, contre tous ceux qui ont eu le mérite de créer des concepts. Je ne vois pas un nouveau concept dans sa référence à l’hédonisme. L’hédonisme n’est pas du tout sa création ni d’ailleurs sa pensée si triste, si rabat-joie.

Certes, il y avait promesse d’un volcan, des écrits sur « le ventre des philosophes », une qualité de style bedonnante de poésie, une arrogance qui pouvait passer peut-être pour critique au moment de moucher Sollers en public. Mais il n’en est rien ! Ce n’est que ronflement et reprise de ce que l’actualité attend : des exemples miséreux, et c’est bien pour cette raison que certains livres tournent à 300 000 exemplaires. C’est là une conséquence de sa qualité médiatique. Je ne dis pas pour autant que tous les mauvais vendeurs que nous sommes nous fassions œuvre de philosophie. Mais Foucault, Deleuze, Badiou ont obtenu une notoriété internationale que ni Onfray, ni BHL ne connaîtront jamais. Non, il n’y a ni aigreur ni jalousie. Nous ne sommes pas de mauvais coucheurs devant des experts enviés. Aucun de ces noms médiatiques n’est reconnu à l’étranger. Aucun, pas une ligne ! Même les vacances de BHL en Amérique n’y changeront rien et son livre là-dessus n’est que mythologie franco-française.

La jalousie va plutôt dans l’autre sens me semble-t-il, jalouse des traductions. C’est presque une loi ! Mais il n’est pas sûr, évidemment, qu’il y ait des philosophes à chaque coin de rue. Il est possible que, comme toujours, ces derniers viennent à manquer au moment crucial. Il se peut même que le philosophe rare, tard venu, soit suspect au point de subir de mauvais procès. Mais quels qu’ils soient, où qu’ils prennent naissance dans l’histoire, ils ont toujours dénoncé la confusion, mis en doute ceux qui réclamaient le statut de penser, pris leurs distances en cultivant de la dynamite. Nietzsche, en « sachant que tout ce qui est scandaleux est vraiment fécond » a eu des mots violents pour ces prétendants, pour ces communicants qui ont été ses ennemis mortels. Voici une formule nietzschéenne qui devait me servir de viatique dans Enfer de la philosophie : « c’est en dépit de vous que les grands génies ont créé leurs œuvres, contre vous qu’ils ont dirigé leurs attaques et grâce à vous qu’ils ont sombré prématurément, laissant leur tâche inachevée, brisés ou assommés par les luttes » (Nietzsche, David Strauss – l’apôtre et l’écrivain, cité in Enfer de la philosophie, Ed. Léo Scheer, p. 53).

D’abord Directeur de programme au Collège international de philosophie, Jean-Clet Martin crée le site « Strass de la philosophie » puis, aux éditions Kimé, la collection « Bifurcations ». Auteur, notamment, de nombreux ouvrages sur la philosophie contemporaine dans le sillage de Foucault, Deleuze, Derrida. Il tiendra désormais une rubrique régulière dans Diacritik, « Mauvaises pensées ».