L’abécédaire de Frédérique Clémençon

Frédérique Clémençon © Christine Marcandier

Frédérique Clémençon est écrivain. Elle a d’abord publié deux romans aux éditions de Minuit — Une saleté, 1998 et Colonie, 2003 — puis Traques (2009) et Les Petits (2010) aux éditions de l’Olivier. Son dernier roman, L’Hiver dans la bouche, vient de paraître chez Flammarion. La voici de A comme Artaud (et d’ailleurs Antonin) à Z comme Zamiatine.

A comme Artaud (Antonin). Coming out : j’ai encore l’exemplaire volé au CDI de mon lycée quand j’étais en première A2, L’Ombilic des limbes. Les lettres écrites par Artaud à Jacques Rivière m’avaient bouleversée : je suis née dans une famille où la folie rôde. Comme souvent, je me souviens précisément du lieu où je les ai lues : au CDI, donc, en fin d’après-midi, au soleil, près de la vitre. Je suis partie avec le livre.

B comme Brautigan (Richard). La Vengeance de la pelouse. Sucre de pastèque. Un Privé à Babylone. Charme discret de ses livres et stupeur d’apprendre, bien plus tard, ce qu’avait été sa vie. Lu à 25 ans, près de Vaison-La-Romaine, par un été caniculaire.

C comme Cantinière (La). Le nom du lieu-dit où j’ai grandi. Une maison bourgeoise, de maître, dit-on, le château, disaient les gens du coin, habitée par une famille paysanne, la mienne, qui n’a jamais pu utiliser la porte principale, sauf pendant les jours très chauds d’été car le perron était à l’ombre. On utilisait l’entrée de service, qui permettait d’accéder à la cuisine… et à la cave. Un symbole.

D comme Deleuze (Gilles). Le Pli. Lu à 20 ans, en pleine période autistique (et accessoirement amoureuse). Avec mon premier salaire de gardienne de camping (voir M comme Marlon), j’avais acheté un ampli et, trop fauchée pour avoir les enceintes, un casque correct. J’écoutais donc coupée du monde les opéras de Mozart, les suites pour violoncelle et les variations de Goldberg en lisant Deleuze. Le monde était réversible et joyeux et les monades mes amies. N’importe quoi.

E comme École. Jamais quittée. Un lieu compliqué, dans lequel tous les oxymores fonctionnent : obscure clarté, comme dit l’autre, joie triste, fièvre glaciaire, paisible colère.

F comme F. La première lettre de mon prénom. Quand je suis née, mon arrière-grand-père refusait de le dire aux gens qui lui demandaient comment s’appelait la petiote : Frédérique, ce n’était pas un prénom de fille.

G comme Garnements. Mes enfants. Pas touche.

H comme Hardi petit ! Une expression souvent entendue dans la bouche de ma grand-mère maternelle, chez qui j’aimais aller enfant. Une femme drôle, généreuse quoique pauvre, qui ne se plaignait jamais, vivait dans un bazar indescriptible et réjouissant. Les geignards m’ennuient, comme ceux qui comptent leur argent.

I comme Imposteur (voir légitimité).

J comme Jazz. Toute à ma liberté nouvelle de jeune salariée (voir D comme Deleuze), j’ai écumé pendant huit ans environ, entre 18 et 26 ans, tout ce que la France comptait de festivals de jazz. MacLaughlin, Coleman, Evans, Rollins, Portal, Sclavis, Jones, Davis, Merrill, Art ensemble of Chicago, impossible de les citer tous, vus, entendus, écoutés en boucle. Un jour, j’ai décidé que je n’écouterai plus de musique : j’ai donné tous mes vinyles, dont une magnifique collection de disques Hat Hut. N’importe quoi.

K comme Kasischke (Laura). Les plus beaux portraits d’adolescents que j’ai lus sont dans ses livres.

L comme Légitimité. J’ai toujours pensé que j’étais, en tant qu’écrivain et considérant mon milieu social d’origine, une erreur statistique. Ce sentiment s’est mué depuis en principe. L’entre-deux et l’inconfort me conviennent très bien – et c’est sans doute pourquoi ils entrent en contrebande dans tous mes livres.

M comme Marlon (Brando). Oui, je l’appelle par son prénom. Dans une vie antérieure, j’ai été cinéphile, à la télévision (merci Patrick Brion) et au cinéma. Brando est indissociable de cette époque-là, celle des 18-20 ans, pendant laquelle j’ai séché la quasi totalité de mes cours… entorse à l’origine d’une sévère brouille parentale : je n’ai cessé depuis de travailler, pour n’avoir de compte à rendre à personne. Un Tramway nommé désir, Sur les quais, La Poursuite impitoyable puis, plus tard, Apocalypse now. Brando, c’était un fruit défendu, une déferlante érotique : nous sommes toutes des Vivien Leigh.

N comme Non

Joyce Carol Oates © Christine Marcandier

Ocomme Oates (Joyce Carol). Une place déraisonnable dans ma bibliothèque : elle devrait écrire moins. N’importe quoi.

P comme Proust ? Proust. Un été à 21 ans. J’ai tout lu et … en ai été la première étonnée. Alors comme ça Proust était drôle.

Q. Bond. James Bond.

R comme Rilke (Rainer Maria). Lettres à un jeune poète. Il en est un peu question dans L’Hiver dans la bouche, de manière allusive. Le livre que je ne relierai jamais.

Clemençon L'Hiver dans la bouche
S comme Simon (Claude). L’alliance magnifique de la rigueur formelle et de la folie syntaxique avec, tout en haut, L’Acacia. Et la mémoire pour ciment – qui travaille tous mes livres, depuis le début. La littérature, c’est une affaire d’héritages, de modèles, d’admirations. Même s’il y a longtemps que je n’ai pas relu ses livres, il n’est jamais loin.


T comme Things (My favourite). Coltrane. Beauté, grâce, avec A love supreme. Chair de poule et larmes pas très loin quand je l’écoute – par hasard.

U comme utopie. Un coup de plomb dans l’aile. Le déshonneur de nos politiques.

V comme vipère. Le concentré de mes terreurs d’enfance, les longues promenades en plein champ, seule, à 7 ou 8 ans, sous un soleil de plomb, et les corps roux des vipères endormies sur les tas de cailloux.

W comme Williams (Tennessee). Lu quand j’ai eu fini de me pâmer devant Marlon.

X. Les films. Le porno m’emmerde.

Y comme Yourcenar (Marguerite). Nouvelles orientales, « Comment Wang-Fô fut sauvé ». Mes débuts de professeur en collège, en Seine-et-Marne. Le souvenir d’une classe exceptionnelle, indépendamment des résultats scolaires.
Une alchimie extraordinaire, quelque chose qui s’apparente à ce que Barthes écrit à la fin de sa Leçon : « nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible. ». Ces enfants ont, à la suite du travail que nous avions fait, écrit à leur tour des nouvelles merveilleuses. Je les ai encore. J’aimerais savoir ce que ces enfants sont devenus.

Z comme Zamiatine (Evgueni). L’Inondation. L’enfer soviétique. Lu en même temps que Chalamov.

Frédérique Clémençon © Christine Marcandier