Giorgio Fontana construit un « univers narratif », comme il l’écrit dans la note finale de Mort d’un homme heureux, soulignant la complémentarité de ce livre avec Que justice soit rendue, la silhouette du premier roman devenant le personnage central du second. Mais cet univers narratif se divise en une multitude de continents : l’Italie des années de plomb, la justice, la question des filiations et des héritages, des rapports (historiques comme intimes) des fils à leurs pères et la haine et la douleur : « Au bout du compte, cela ne se ramenait en tout et pour tout qu’à la douleur ».
Giacomo Colnaghi est juge, nous sommes au tout début des années 80, celles des Brigades rouges et d’une justice italienne qui a fort à faire avec le terrorisme et la lutte armée. Si le personnage est fictionnel, il a été en grande partie inspiré par deux magistrats attestés, Emilio Alessandrini et Guido Galli, assassinés l’un comme l’autre par le groupe autonome Prima Linea. Le roman de Giorgio Fontana s’appuie sur un arrière-plan historique et un grand nombre de documents et recherches ingérés et magnifiés par la fiction, dans un récit qui montre comment la grande Histoire brise et broie les trajectoires individuelles. Sans doute n’est-ce pas un hasard si le livre se termine le 29 juillet 1981, jour du mariage de Lady Diana avec le prince Charles, mais aussi d’un événement que les journaux classeraient dans la rubrique « faits divers », réservant leurs manchettes au royal wedding… Pourtant c’est bien le « petit fait vrai » qui est à même de dire la trajectoire d’un pays, comme le démontre superbement Mort d’un homme heureux.
Le roman se déroule à Milan lors de l’été 1981 : Giacomo Colnaghi, 37 ans, est chargé de coordonner une enquête sur une branche dissidente des Brigades rouges responsable de l’assassinat d’un chirurgien et homme politique, Vissani. Le sujet du roman est ainsi résumé en quelques lignes, dès la seconde page du livre : « Quoi qu’il en soit, voilà ce qui s’était passé : ce type vulgaire, odieux mais innocent, avait été tué le 9 janvier 1981, tard le soir, du côté de la piazza Diaz. Deux balles de calibre 38 spécial. Six mois plus tôt. Un assassinat revendiqué par la Formation prolétaire combattante, une cellule scissionniste des Brigades rouges. Un dossier en cours, qui était entre les mais du substitut du procureur Colnaghi ».
Si Giorgio Fontana synthétise ainsi les faits, c’est que le roman est ailleurs : d’abord dans l’ambiguïté de son titre. Qui est cet homme heureux dont on annonce la mort ? Vissani, assassiné par des terroristes ? Le père de Colnaghi, mort en résistant durant la guerre, dont des chapitres en italiques, autre fil narratif du livre, tentent de reconstituer l’histoire ? Ou Colghani lui-même, auquel sa hiérarchie tente en vain d’imposer une escorte — ce qu’il refuse, « depuis l’assassinat d’Aldo Moro, il avait acquis la conviction que les escortes servaient surtout à mettre d’autres vies en danger » — et qui voit cependant les signes funestes s’additionner ? Qui sera cet homme mort heureux ?
Le lecteur de Que justice soit rendue a la réponse à cette série de questions, sans que cela nuise à la tension, tout intime et psychologique, du livre. Tout y était écrit, en quelques lignes. Mort d’un homme heureux développe la silhouette du premier roman, Giacomo Colnaghi, « cycliste passionné » et jeune juge catholique, ami de Roberto Doni. Doni, jeune juge « antisportif » et « athée », était le personnage principal de Que la justice soit rendue. Si les deux romans peuvent être lus séparément, ils forment à la fois un diptyque et un chiasme, non seulement parce qu’ils inversent la distribution des personnages mais parce que ce sont deux visions contrastées d’une même histoire italienne, deux variations complémentaire sur la justice, la violence, les dilemmes intimes, la douleur et la filiation.
Mort d’un homme heureux est la plongée dans l’intériorité d’un juge (qui est avant tout un homme), écartelé entre ses convictions personnelles et sa fonction, tentant, et longtemps en vain, de « rassembler les idées qu’il n’avait pas ou qui étaient encore trop confuses ». Un juge qui se considère parfois, dans ses moments sombres, comme « un parasite de la souffrance »… Comment comprendre cette lutte armée qui se proclame combat politique et met un pays à feu et à sang ? Quel rapport entre la résistance telle que son père l’a payée de sa vie et l’idéologie des Brigades rouges ? Pourquoi Colniaghi est-il devenu juge, au nom de quelles convictions et sur quels idéaux s’est-il construit ? Le récit est cette avancée d’un homme vers le langage, qu’il s’agisse de l’histoire de son père dont il tente de démêler les fils, de l’enquête en cours ou de son propre cheminement social et intérieur, de l’orphelin aux idéaux politiques très ancrés au juge, père de famille, si loin de sa femme et de ses fils… Reproduit-on toujours la même histoire ?
Giorgio Fontana suit le juge Colnaghi durant un an, dans « l’imperceptible pulsation de Milan », véritable personnage du roman. L’écrivain raconte les journées de dur labeur de son personnage pour « reconstituer le puzzle » d’une affaire criminelle, ses doutes, ses moments d’évasion difficile dans ce bar qui est pour lui une sorte de réservoir d’histoires, une manière de ne pas oublier « de quoi est fait le monde », une tentative pour échapper à son quotidien si lourd et si paradoxal. Dans son deux-pièces modestes via Casoretto, loin de la maison de Saronno où vit sa famille, il remarque amèrement combien ce lieu ressemble à une « planque », « le reflet exact des lieux où mes ennemis se retrouvent : le pendant d’une même exclusion : loin de ceux que nous aimons, comme si cela nous rendaient plus purs ». « Claquemurés dans des pièces closes pour y cultiver leur haine : lui-même cloîtré dans cette pièce, cloîtrés ses collègues dans le Palais de Justice ». Comment s’échapper, quelle liberté conquérir ?

Colnaghi s’en veut de délaisser sa femme mais il aime le danger, la solitude, l’urgence et peut-être la nécessité de sa fonction, « il y avait quelque chose dans cette vie qui ne cessait de l’attirer ». Il s’en veut de délaisser ses amis, le libraire Mario — qui lui a offert le Journal d’un juge de Dante Troisi, livre qui le hante —, ou le juge Roberto Doni ; il est pris dans un entre-deux constant, entre doutes et certitudes, passé et présent, volonté de comprendre et peur croissante de l’avenir.
A travers cette double histoire, celle d’un père, ouvrier communiste tué par les fascistes à la fin de la guerre, et celle d’un fils dans les années 80, c’est un demi-siècle d’histoire italienne que brasse l’écrivain, « le destin de toute une nation qui essayait d’assimiler un drame, une histoire de griefs et de déchirements réciproques », la mort d’hommes qui laissent des fils orphelins et « rongés par le ressentiment ». C’est l’Italie de la seconde guerre mondiale comme des années 80, avec le recul du temps — Giorgio Fontana est né l’année même de l’assassinat de Vissani, en 1981.
Mais il ne s’agit pas seulement de l’Italie et de ses décennies de luttes intestines. Le roman a des accents d’une actualité brûlante quand il interroge un rapport au monde fait de haine — « le monde tel qu’il était lui semblait mériter sans conteste colère et compassion, mais jamais la haine. Et quelle révolution pouvait donc venir de la haine ? » —, quand il analyse la réponse possible de la justice et de l’État au terrorisme : « En fait, c’est très simple, enfin, d’un point de vue théorique. Si nous parvenons à identifier ce — cette espèce d’idéal, disons, perverti — et à l’anéantir, ou du moins à en montrer l’absurdité, le problème est résolu à la racine. Sinon, qu’est-ce qui reste comme solution ? On les arrête tous, on les met en prison, et après ? Il en viendra d’autres. Peut-être différents, peut-être plus forts, ou peut-être pas : on continue les enquêtes, on les arrête à leur tour et on les met en prison. Très bien. Et il en viendra encore d’autres, et ils tueront d’autres personnes, et tout le monde demandera : qu’est-ce qu’il a fait, l’Etat ? A quoi on est en train de jouer, là ? Et alors, que je t’arrange de nouvelles lois, encore plus répressives et plus policières — tu sais bien comment vont les choses, dans ce pays. Et la rancune viendra s’ajouter à la rancune, et ainsi de suite… Aussi longtemps qu’on n’aura pas trouvé de solution à la haine, ça n’aura pas de fin ».
Le très beau et si lucide roman de Giorgio Fontana est une méditation sur la douleur et la haine, une fable politique sur « le temps », derniers mots du livre, la quête d’un ethos dans les périodes troublées, qu’il s’agisse des « années sombres » d’Ernesto Colnaghi, le père, de celles de plomb du fils, mais aussi de notre aujourd’hui puisqu’« il ne nous appartient pas d’être des hommes de colère ».
Giorgio Fontana, Mort d’un homme heureux (Morte di un uomo felice, 2014), traduit de l’italien par François Bouchard, Seuil, février 2016, 320 p., 21 € — Lire un extrait Le livre est désormais disponible en poche aux éditions Points (2017, 254 p., 6 € 90)
Giorgio Fontana, né en 1981, vit à Milan. Il est l’auteur d’un premier roman également traduit par François Bouchard au Seuil en 2013, Que justice soit rendue (Per legge superiore, 2011). Mort d’un homme heureux a reçu le prestigieux prix Primo Campiello en 2014.
Giorgio Fontana sera l’un des invités du Festival Italissimo — Paris 7 au 10 avril 2016, programme ici — que nous évoquerons plus longuement mercredi.