Jim Harrison, géant des lettres américaines, est mort hier, on vient de l’apprendre. Une crise cardiaque a eu raison du « Gargantua yankee », chez lui, en Arizona. Big Jim laisse derrière lui des romans, des nouvelles et des recueils de poésie. Il était très lu en France, ce qui plaisait à ce grand amoureux de notre pays, de ses tables et de ses vignobles, comme des Péchés capitaux, son dernier livre (Flammarion, 2015). Toute son œuvre aura été Une odyssée américaine, titre de l’un de ses romans, celle de l’Amérique rurale, des grands espaces, des Indiens, d’une forme de contre-culture. En marge, toujours, titre de ses mémoires (Bourgois, 2003), récit autobiographique et hymne à la littérature. « Je ne ressens pas la moindre impression de « fermeture » en achevant ces mémoires », écrivait-il alors, « je verrai bien jusqu’où la vie m’emmènera ».
Une Odyssée américaine (Flammarion, 2009) peut aussi être lu comme une forme de testament. Un texte que Jim Harrison portait en lui depuis près de quarante ans, commencé quatre jours seulement après avoir mis le point final à son roman précédent, Retour en terre, roman du deuil et des racines, déchirant. Une odyssée américaine est un roman du seuil : Cliff, la soixantaine, ancien English Major (le titre original du livre, littéralement étudiant de lettres), professeur de littérature devenu fermier, est plaqué par sa femme, anéanti par la mort de sa chienne Lola et la vente contre son gré de sa ferme : « Autrefois c’était Cliff et Vivian, mais maintenant c’est fini.
Sans doute qu’il faut bien commencer quelque part».
Superbe ouverture paradoxale : un homme en fin de vie se voit contraint de tout recommencer, un récit débute. Le roman ne cessera de jouer de ces mises en abyme de termes littéraires, de doubles sens ironiques. Le voyage débute ainsi au Wisconsin dont la devise, Cliff le rappelle, est « En avant ! ce qui me va tout à fait vu que je ne vois pas comment faire machine arrière ». Le personnage est totalement déboussolé, sans repère, « je venais d’apprendre qu’on ne peut pas assurer la cohésion du monde. On ne peut pas garder les choses en l’état ». Autant traverser les États américains, métaphore d’un cheminement intérieur, et quitter le Michigan par le Wisconsin, « l’État du blaireau »…
Une odyssée américaine est un voyage au long cours, a road novel, avec Cliff dans le rôle d’Ulysse, Vivian en Pénélope d’un nouveau genre, Marybelle, « le printemps personnifié », son « derrière stellaire », en Calypso. Et les 50 États comme étapes d’un voyage initiatique. 50 moins deux, en fait, l’Alaska et Hawaï car Cliff a une « peur panique des avions ».
Cliff retrouve un puzzle de son enfance : « il y avait quarante-huit pièces, une pour chaque État, toutes de couleurs différentes. La boîte contenait aussi des informations sur l’oiseau et la fleur associés à chaque État ». Hit the road, Cliff ! au volant de son vieux break Taurus marron, affectueusement baptisé « Ron », il avale les kilomètres, jetant une pièce du puzzle par la fenêtre chaque fois qu’il entre dans un nouvel État. Ce voyage est un rêve de jeunesse, une rupture, une manière de retrouver un sens aux choses, de faire revivre ses sens : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat. Cliff mange, sent, regarde, goûte, jouit, s’envoie en l’air. Il renaît. Suit enfin le conseil de son père, « regarde le monde, pas ton trou du cul ». S’offre des premières fois : gravir une montagne, voir le Pacifique. Traverse des frontières tout autant géographiques qu’intérieures. En cinémascope, « mon projecteur de cinéma cérébral sur l’immense écran du paysage ».
Le voyage est un apprentissage : Cliff doit se détacher de sa ferme, de ses lectures, de ses souvenirs, de son mariage, apprivoiser la solitude. « Je repartais de zéro ». Redécouvrir, oser les premières fois. Avant de sans doute se retrouver. Jeter les pièces du puzzle pour paradoxalement se reconstruire : « et mes rêves vagabonds me disaient qu’il y avait encore quelques pièces à recoller ». Le voyage est aussi une entreprise de (re)création du monde : armé d’une « douzaine de ces appareils photo jetables », Cliff photographie des vaches, des oiseaux, des fleurs, le panneau de bienvenue au Wisconsin. Et surtout, il se remémore ses lectures, se rend sur des lieux rêvés pour les avoir découverts dans les livres, confronte sa vision de la marche du monde à l’expérience, livresque, de Thoreau ou Emerson, enfin se lance lui-même dans une vaste entreprise de dénomination : « Je vais commencer à renommer les oiseaux d’Amérique du Nord et changer le nom des États ».
« J’avais besoin d’un nouveau monde pour me débarrasser de l’ancien ». Chaque chapitre du roman devrait correspondre à un État, une étape du voyage. Mais peu à peu la linéarité se brouille. Cliff n’avance pas en ligne droite, certains États s’imposent : « Il était devenu évident que le Nebraska méritait deux chapitres dans mon journal de voyage », même si son « sens de la symétrie allait bien sûr en souffrir ». D’autres États demandent des retours. Le rythme du voyage tisse celui du roman : « Rien dans mon voyage ne s’était jusque-là déroulé comme prévu, ce qui prouve qu’au lieu de se contenter de lire des bouquins sur les États-Unis, il vaut bien mieux partir à l’aventure. Je veux dire regarder et sentir le pays ».
L’avenir devient aventure, plus rien n’est tracé d’avance. Le projet de Cliff se précise peu à peu, il est celui de tout écrivain : donner un nouvel éclairage au monde, le renommer, tout recréer. Le livre s’ouvre sur une carte des États-Unis et se referme sur la liste des nouveaux noms des États de l’Union… Un projet de créateur pour un être qui ne se vit pas dans la mythologie de l’écrivain, comme un double à distance de son auteur : « Je suis resté un moment dans la voiture pour réfléchir à cette matinée exceptionnelle où mon projet commençait à prendre forme. Je n’avais certes pas l’intention de devenir écrivain. Je suis beaucoup trop obsédé par les substantifs pour être écrivain. Ces gens-là doivent passer un temps fou à gonfler la périphérie des choses pour remplir un bouquin. Tous les jours, ils ont l’esprit obnubilé par leur travail, alors que je suis un simple marcheur. »
Une odyssée américaine est un livre dense, poétique et drôle. Un carnet de route qui avance par chemins de traverse, bifurcations, associations d’idées. En apparence décousu, obéissant à une logique non linéaire, mémorielle. C’est un hymne à la nature, « une expérience mystique détachée de toute religion spécifique ». Mais aussi la critique sans concession d’une certaine modernité, artificielle, du politiquement correct, d’un monde où l’on vous regarde, quand vous fumez une cigarette, comme si vous aviez « une crotte de chien dans la bouche », un monde qui ne connaît plus la lenteur, qui se donne une « éthique du téléphone portable », où l’on n’a plus de problèmes mais des « dilemmes ». Le récit se double d’une réflexion souvent ironique, douce et amère sur la vie, la mort, la sexualité, la vieillesse. Au cours du voyage, le projet de Cliff se transforme, modelant le roman, labile, souple, à l’image de cette liberté que donne la route.
Un barman croisé en Californie déclare à Cliff que « la littérature était parfois dangereuse » : « Par exemple, quand il étudiait Dostoïevski à Berkeley, cette lecture l’avait plongé dans une longue dépression. Je lui ai répondu que mon ami le Dr A affirmait qu’on devrait coller sur la couverture de certains livres une étiquette indiquant le degré de nocivité du produit concerné ».
La littérature est parfois dangereuse, oui. Elle a été aussi la voie de cet homme faussement bourru, accro à toutes sortes de péchés capitaux. Il l’a raconté : son œil perdu dans une cour de récréation enfant l’a rendu différent, l’a isolé. Ainsi devient-on artiste, peut-être, ainsi en construit-on l’origine, plus sûrement. Jim Harrison est l’un des chantres du Nature writing, mais aussi un romancier plus intimiste, comme l’a souligné son traducteur français, Brice Matthieussent, qui lui consacra un Jim Harrison de A à W (Christian Bourgois, 2007).
Il est à jamais le magistral auteur de Légendes d’automne et de Dalva, qui marquèrent tant de lecteurs et en marqueront tant d’autres. Jim Harrison est immortel et il n’y a pas de bon jour pour mourir.