Emmanuel Régniez : « Rien n’est plus fantastique et plus fou que la vie réelle » (Notre château)

© éditions Le Tripode

En ouverture, musicale puisque la mention suit quelques notes de Schubert, du roman d’Emmanuel Régniez, une phrase qui vaut entrée dans une altérité : « C’est à 11h03, le samedi 2 avril que l’on a sonné à la porte de Notre Château.
C’était extraordinaire. Cela n’arrive jamais. On ne sonne pas chez nous. On ne sonne jamais à la porte de Notre Château ».

L’absolue précision de l’heure et de la date entre en contraste avec l’absence d’année. Tout comme le lieu, Notre Château, est à la fois flou, ambigu et précis — il forme titre, est déjà une forme d’entité, étrange et irréductible, arqué derrière ses majuscules et ce possessif. Le coup de sonnette intempestif serait comme les trois coups du brigadier au théâtre, la représentation peut commencer, la fiction s’édifier sur une inquiétante étrangeté. « Je soigne ma mélancolie en me racontant des histoires qui pourraient me faire peur »

notre-chateau_ZDY18YBLa première page du roman revient sur l’étrangeté, l’impromptu, ce qui rompt la linéarité du temps, mais la date change, on revient en arrière, le 31 mars, un jeudi, 14h32, toujours sans année. Le lecteur est pris dans les rets d’indices, il enquête sur des signes, le fil inlassable d’un « jamais », le récit avance par digressions et reprises entêtantes comme si quelque chose butait, refusait d’advenir au langage, un « je ne sais quoi ».

Il s’est pourtant produit un changement dans l’existence de Véra et Octave, le frère et la sœur qui vivent « ensemble dans la même maison, que nous appelons : Notre Château. Nous ne fréquentons personne, ne parlons à personne et vivons tous les deux, rien que tous les deux, dans Notre Château ». Ils habitent , en dehors de tout, depuis vingt ans et la mort accidentelle de leurs parents. Dans cette « si grande et si belle » maison, dans un univers fait de livres, de fantômes et d’histoires qui hantent Octave et Véra.

Vivre c’est lire et décrire Notre Château, pour Octave, c’est lister les rayonnages de Notre Bibliothèque, « une maison qui contient beaucoup de livres est une maison ouverte au monde, est une maison qui laisse entrer le monde. Chaque livre qui entre est un fragment du monde extérieur et, tel un puzzle, quand nous posons ensuite le livre dans les rayons de Notre Bibliothèque, nous recomposons le monde, un monde à notre pensée ». Véra et Octave n’écrivent pas dans les livres, ils prennent des notes sur des fiches bristol, rangées dans des boîtes — écho romanesque à L’ABC du gothique publié par Emmanuel Régniez en 2013 au Quartanier : « et nous avons dans ces boîtes le grand roman de nos lectures. Un grand roman fantôme, rempli des voix des autres, capturées par nous ».

Capture d’écran 2016-03-13 à 11.04.05Notre Château, dès lors, c’est à la fois la bibliothèque de Borges, Babel et Fictions, celle, universelle, de Kurd Lasswitz, c’est le bibliomane de Nodier, c’est la thébaïde raffinée de Des Esseintes — mais la figure d’A Rebours dédoublée en un couple frère/sœur comme chez Barbey d’Aurevilly —, un hors du monde comme un cocon protecteur qui soudain se fissure parce que Véra rompt les rituels et casse les habitudes. Se rendant, comme tous les jeudis, chez son libraire, Octave aperçoit Véra dans le bus n°39. Or Véra ne prend jamais le bus. Pourquoi Véra a-t-pris le bus ?

Capture d’écran 2016-03-13 à 11.02.32C’est dans cet espace entre quotidien et fantastique, dans des digressions infinies en ruptures et volutes (comme cette cigarette retrouvée dans Notre Bibliothèque alors que Véra et Octave ne fument plus) qu’Emmanuel Régniez installe l’inquiétante étrangeté de son récit, hante son lecteur, le fait entrer dans la ronde d’une obsession singulière, dans un roman lancinant et hypnotique, inclassable tant il est à la fois familier et bizarre, fantastique et contemporain. A la manière des photographies de Thomas Eakins qui encerclent le récit, oniriques et suspendues, si cruelles sous la surface éthérée. Ou à la manière des Barricades mystérieuses de Couperin que la mère jouait au piano, morceau du bonheur perdu, du mystère qui hante la prose d’Emmanuel Régniez et porte le lecteur non pas seulement vers l’avant mais au cœur des choses. « De quoi a-t-on le plus peur ? De ses fantômes ou de ses fantasmes ? ».

Il faut se laisser séduire — comment ne pas se laisser séduire ? — et plonger au cœur du mystère quotidien avec ce roman singulier d’un auteur dont on se dit, comme une évidence, qu’il faudra le suivre pour sa manière fascinante de rendre l’inquiétante étrangeté du monde, de tordre le cou autant à des codes romanesques hérités du XIXè siècle qu’à ceux du Nouveau Roman. Non pour les mettre à mal mais pour les renouveler, les féconder, les subvertir (tel l’un des Châteaux de la subversion d’Annie Le Brun), unissant le gothique des origines au Château d’Argol de Julien Gracq, ou, dès les prénoms de ses personnages, Musset à Nabokov, trouant sa propre prose de clins d’œil et citations, de Walter Benjamin à Lewis Carroll, de Théophile Gautier à Jean-Michel Delacomptée, et tant d’autres, certains signalés comme les fantômes de cette bibliothèque qu’est Notre Château.
Le lire, c’est être comme Octave redécouvrant un tableau dans Notre Château, « c’était comme si le familier devenait soudain si singulier que je ne pouvais m’empêcher de le redécouvrir ».

Emmanuel Régniez, Notre Château, Le Tripode, 2016, 128 p., 15 €Lire un extrait

Et pour découvrir cet univers si particulier, Diacritik vous invite à vous rendre à une Lecture musicale en trio de Notre Château à la Maison de la poésie à Paris le 31 mars à 20 h 00 :