Dans la quatrième dimension grecque

© Mari-Mai Corbel

Alors ça y est. Le monde entier parle des réfugiés. Les réfugiés de la Grèce. C’est mars. La saison du dieu de la guerre. Ça pleure dans les chaumières. Les enfants, les pauvres petits. Les pauvres familles. Et ces pauvres Grecs. Mon dieu, la Grèce ça devient un entrepôt d’âmes. Oui, «d’âmes». Ça m’a sciée.

« Nous n’accepterons pas la transformation de la Grèce en entrepôt d’âmes » dixit Tsipras le 24 février 2016 à la Vouli. « Δεν θα δεχθούμε την μετατροπή της Ελλάδας σε αποθήκη ψυχών ». Un homme politique grec parle d’âmes en plein Parlement, plus exactement de « psychés ». Notez. D’autres ont été jusqu’à parler de psychés migrantes, errantes, bref on nage en plein fleuve Charon et Cie. Ça décoiffe. Tsipras tout à coup qui proteste qu’il fait du bon boulot, sous-entendu qu’il sert tant qu’il peut la mafia politico-bancaire euro-américaine et que c’est pas juste de lui fermer la route des Balkans. Comme si sa politique de rembourser une dette impossible à rembourser était juste, et, ce, en infligeant un troisième mémorandum à un pays à qui il avait juré plus jamais ça. Comme s’il ne voyait pas, chaque matin dans son miroir en se rasant, qu’il était passé du côté des truands et que, de ce côté, tous les coups étaient permis. Maintenant les truands en sont à marchander des réfugiés avec le sultan Erdogan pour : six milliards d’euros, libre circulation des Turcs dans Schengen et droit à sa marine de nommer les îles égéennes de numéros pour faciliter les télé-transmissions avec l’OTAN. Ben voyons. Lesbos 1, Chios 2, etc. Tsipras, je commence à cerner le personnage. Hier, j’ai pris un pot avec Alexis Cukier dans Psiri près de Monastiraki. Alexis est grec par sa mère. Alexis est un philosophe qui réfléchit à la « centralité du travail ». Alexis revient de plus en plus souvent ici. Alexis participe à plusieurs mouvements, genre le Collectif de soutien au peuple grec en France. Il a atterri ici avec les trente boîtes de morphine qu’Olivier lui avait passées pour les cliniques solidaires. Alexis a rejoint l’Unité populaire – Λαϊκί ενότητα prononcez Laïki Enotita – la gauche scissionniste de SYRIZA. Il a publié un livre d’entretiens avec Stathis Kouvalekis menés de janvier 2015 à la signature du troisième mémorandum1. Stathis était encore membre du comité central de SYRIZA. Le soir de l’annonce du référendum, Alexis se trouve à Megalo Maximou – l’équivalent de Matignon. Il tombe sur le chargé des relations de presse de Tsipras. Un homme jeune. L’homme jeune s’effondre en larmes devant lui. Il vient d’apprendre le référendum. C’est une catastrophe, dit-il, nous allons gagner et après, nous serons assassinés. Il est en larmes. Personne n’était au courant que Tsipras allait jouer joker. Ni à l’aile gauche, ni à l’aile droite. Mauvais signe. Tsipras roule pour lui, me dit Alexis. Tsipras a été très influencé par les théories américaines du story telling, paraît-il. Tsipras aurait compris au moment de la guerre du Kosovo que les Américains avait gagné avec des « récits ». Contrairement à ce que j’ai cru, à ce que la publicité pour SYRIZA nous a fait croire, Tsipras ne fait pas de la politique autrement. Il la fait à l’américaine. L’espoir est en marche, le changement c’est maintenant. Et ça pleure dans les chaumières. Mais c’est plus compliqué. La marge de manoeuvre grecque est infime. La Grèce c’est un point géostratégique ultra chaud. Alexis Cukier a appris un truc à réveiller des morts. C’est tellement ultra chaud que la plus grosse base de la CIA en Europe se trouve à Athènes. Tout à coup, je vois des agents de la CIA grenouiller partout dans Athènes. Tout à coup, je vois la Grèce prise dans une monstrueuse toile, avec la grosse mygale américaine qui fait mijoter son festin à la sauce euro. Quatre-vingt feux de forêts allumés en même temps dans toute la Grèce le 17 juillet 2015. Pour Captain, ça ne fit aucun doute. C’étaient les Américains ou les Turcs. Kif-kif bourricot. Chers Grecs, ceci n’est qu’un avertissement de ce qui pourrait vous arriver si vous vous insurgiez contre la cage de fer en euro armé où on vous a fourrés en attendant d’aller pomper votre chère mer Egée, donc d’aller la saloper. Une bonne cage de fer en euro armé, compris ? Les peuples, quand ils sont danger, ils font les morts. Ils attendent un événement irrationnel, providentiel, surnaturel pourquoi pas, qui bouleverserait les plans des truands. En attendant, la mygale salive, ajoute une pincée de FMI, matraque les téléspectateurs européens et peut-être du monde entier d’images, genre la Grèce envahie de millions d’âmes errantes.

L’hospitalité grecque, c’est pas que dans la légende des tragédies ou dans une pub pour le tourisme. C’est du direct. Tout le monde s’y met. Organisations humanitaires, citoyens lambda, fondations, municipalités, ministères. Dimanche 6 mars, une collecte a été organisée place Syntagma. Des piles de cartons à trier, plein de vêtements, de denrées, de médicaments. Bilan : Huit camions et une quarantaine de voitures. Direction les centres de réfugiés du port du Pirée, de l’Elliniko, de Schisto et, au nord, de Trikala, d’Idomini à la frontière de l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine, etc. Idomini, c’est environs douze mille réfugiés irakiens, afghans, syriens. Comme les réfugiés brûlaient n’importe quoi pour ne pas finir congelés dans la boue, un semi-remorque bleu a livré des tonnes de bois de chauffage. Depuis une semaine, il pleut tous les jours au nord. La boue, la boue, la boue. Des villageois ouvrent leurs portes, offres des douches chaudes, des repas. L’ancien aéroport d’Athènes d’Elliniko, situé après les plages de Glyfada, est devenu un gigantesque camping. Ici, il fait meilleur. Les mères lavent leurs enfants dans la mer. C’est bien. C’est super bien parce que cet aéroport désaffecté fait partie des actifs publics à vendre du TAIPED – petit monstre de la Troïka – au prétexte de payer un peu de dette. Miam miam. Un projet contre-nature de complexe touristique pharaonique convoite ces milliers d’hectares. Je ne sais pas ce que sont devenus les habitants du quartier qui y avaient fait des potagers et un jardin pour enfants. Alexis me dit qu’à Berlin, pareil, des terrains destinés à un semblable projet pharaonique, devenus une ZAD, accueillent désormais des réfugiés. Les bétonneurs iront se faire cuire un oeuf. Si ça se pouvait que des réfugiés de Calais refluent à Notre-Dame-des-landes, ce serait top. Alexis me dit qu’il ne croit pas en Unité Populaire, à cause de la personnalité de Lafazanis, un vieux briscard, doublé d’un mauvais stratège, dit-il. En mars-avril 2015, l’aile gauche avait un plan parallèle, mais Lafazanis n’a pas voulu le sortir, au motif qu’il pensait que les Grecs n’étaient pas prêts. Ce truc, des peuples pas prêts, c’est retors. On voit venir les guides du peuple-enfant. Parce que l’enfant, ça n’y connait rien, n’est-ce-pas. L’enfant c’est charmant mais bon, il n’y comprend rien au principe de réalité. Ben voyons. Je sais, des tas de militants ont appris que la vie c’est affectif et la politique c’est de la tactique. On voit le résultat. Trente ans de nullité des gauches. Ça joue sur la névrose militante. Je remets à demain ce que je peux faire aujourd’hui, mais promis. Bande de lâches. La vie, la politique, c’est pareil. Tu ne te contorsionnes pas pour te mettre à la place du désir de l’autre. L’autre : ton chef politique ou ce petit personnage de bédé qu’on appelle le peuple. Tu ne cherches pas à faire plaisir, ni à séduire. Mon petit peuple, je vais bien m’occuper de toi. Non, tu pars de toi. T’es peuple toi aussi. Pas gardien de troupeaux. C’est pas la peine non plus de déclarer ton désir, ton utopie, à la face du monde. Qu’est-ce que l’autre en a à faire ? Le grand-soir, la révolution, l’anarchie, et puis quoi encore. Tout ça c’est de la théorie cadavérique. Un enfant dit juste non. C’est là que la révolution commence, ou l’anarchie ou ce que tu veux. Tu te révoltes, un point c’est tout. Tu entres en résistance. Tu ouvres le temps. On fait ça ensemble et ça crée une situation inconnue, et là, on verra bien, ce sera marrant même. Et si on te dit, c’est bien gentil mais tu vas où comme ça, tu réponds que tu n’en sais rien mais que tu sais très bien où ça va si tu continues à accepter la cage de fer en euro armé. Une bonne blague ici courait l’été 2015, me dit Alexis : L’euro j’en sors tous les quinze du mois, et je suis encore vivant. Comme quoi, on s’en passe.

Vivant
© Mari-Mai Corbel

Être vivant, on n’en parlait samedi dernier avec Anne. Anne vient de Bruxelles. Anne est ici trois semaines pour écrire. Au départ, elle écrit sur la Grèce sans y être jamais allée. Elle écrit une Grèce imaginaire. Ça date de bien avant la tragi-comédie de 2015. Au départ, ça s’appelle « Un sac de noeuds ». Elle écrit sa Grèce imaginaire, la sienne. Elle voit des fils embrouillés, les fils du destin, le fil d’Ariane, le Minotaure et tout le tralala. Les Grecs dans leurs ruines, à peu près, même si pas seulement. Anne demande à Χαρά – prononcez Chara, comme charismatique, même si le χι c’est plus complexe – de lui enregistrer des sons sur place. Χαρά lui enregistre des dizaines d’heures. Χαρά s’est passionnée pour enregistrer les bruits de son pays. Anne commence à écouter à Bruxelles les bruits de la Grèce et là, elle n’en revient pas. Ça chantait sans arrêt. Anne change son titre. Ça s’appellera « Καλά » – kala c’est « bien », comme dans « ça va bien ». Anne décide de venir. Maintenant elle y est et elle me dit que c’est incroyable comme tout, ici, est vivant. Oui, dis-je, ici, l’énergie est inexplicablement vivante. Je ne veux pas me l’expliquer. Ici, le désir est à l’aise. C’est ça, je suis dans le fleuve du désir. Carrément. Dans mon pays de désir. Je ne peux plus revenir en France. Revenir en France, histoire de revoir des amis, ce ne serait non pas me déplacer géographiquement mais remonter dans le temps. Rien qu’à imaginer ça, mon coeur se soulève. C’est fou. J’ai fait un bond dans le temps. Je marche dans l’ailleurs. Quand je marche ici, je marche dans du rêve. Attention, pas du rêve au sens de je voudrais etc. Je n’ai jamais rêvé de vivre en Grèce ni même dans un autre pays. Ou vaguement, après Fukushima. Je me disais, il est urgent de m’échapper de la France mais où ? C’était extravagant. Non, c’est je marche dans du rêve au sens du rêve nocturne où tout m’arrive très près, où tout m’est plus réel, plus proche que dans la vie en vrai. Sauf que je suis bien réveillée. Tout à coup, me voilà téléportée en Grèce. Un shaman m’aurait fait fumer une herbe spéciale, pour me transporter dans le temps, que cela aurait été pareil. Cendras rapporte une expérience de ce genre mais il s’agit seulement d’un déplacement dans l’espace. C’est dans Le Lotissement du ciel. J’aurais ouvert un livre qui m’aurait aspirée dans sa quatrième dimension, pareil. C’est du fantastique. Je suis dedans. Dans quoi, je ne sais pas. Je dis « dans le désir » – un grand mot gobe-tout, donc ça aide pas. Peut-être ça me rappelle quand j’étais enfant. Je jouais toute seule, j’étais à fond. Ça drogue un peu. C’est à la limite. Cette impression d’être légèrement shootée ici par l’air, ça fait que, quand je marche, j’ai l’impression que je peux sans cesse trébucher, me casser la figure. Mes pas comme cernés d’un gouffre invisible. Hop, une faille temporelle qui s’ouvrirait et le passé m’aspirerait. Ou bien quand on sait que la mort est là, que l’avenir est totalement inconnu, ça rend tellement vivant, qu’on flageole légèrement. Mes pas sont incrédules de leur marche dans ce temps en avant du temps. Je sais, c’est irrationnel. Jamais je n’avais imaginé, ni même espéré un tel revirement dans ma vie. Grosse veinarde, oui. Je m’en fiche. Ici, je ne déprime pas. A Paris, à Marseille, j’ai toujours déprimé. Tout à coup, les grandes eaux et envie de mourir. La contrariété qui déclenchait ça était sans rapport avec la dévastation. Par exemple, un amant l’esprit aplati par la terreur néolibérale. Ici, on ne se touche pas pareil, dit Anne. Les gens te touchent. Une vieille dame m’a touché la tête ce matin, elle m’a caressé les cheveux, comme ça. Je retiens de dire qu’ici, les amants caressent autrement. Je retiens parce que ça ne veut rien dire. Et sans arrêt, je crains de produire des clichés. C’est pénible, cette impression que je peux produire des clichés, tout ça pour justifier ce que je ressens ici. Surtout que je le ressens à contresens. Ici, les gens se vivent plutôt déprimés. Donc forcément je me justifie. C’est bête. Iici, les gens ne savent pas qu’ils ont ce temps spécial en eux qui les rend si vivants. Quand j’écris, dit Alexis, le temps s’étire, le temps n’a plus d’heures. Ce temps-là n’a pas de lieu, c’est le mien, ici et ailleurs. Être dans mon monde, dans mon temps, c’est ça, c’est ici. Je suis dedans la Grèce, dedans le temps, dedans Captain. Je n’ai jamais cherché à vivre dans la réalité. La réalité, c’est l’existence aplatie par la terreur néolibérale. Le désir réduit limite à une mécanique pornographique. A un rien. Un déchet. D’où la déprime, d’où la mélancolie.

Les déchets, ça s’administre. Les déchets, ce n’est jamais assez triés, compressés, jamais assez désinfectés de leurs virus de révolte, et, le pire, c’est dur à recycler. Masses grouillantes qu’on parque dans des camps étanches, qu’on espionne sur facebook – faut le faire -, ou encore qu’on arrose de canons à eau anti-émeutes. Alexis me raconte que pour l’inauguration de la tour flambante neuve de la Banque Centrale Européenne à Francfort, en mars 2015, à cause des activistes qui affluaient de l’Europe entière, trente mille policiers furent mobilisés – autant que de manifestants. Il y était. Les officiels sont arrivés par hélicoptère. Des dizaines d’hélicoptères. Les officiels ont une peur bleue des manifestants. Arrière, sales gens infestés de révoltes – si ça se trouve c’est contagieux. Mars 2015, juillet 2015. Je précise 2015 parce que je ne suis pas sûre que c’était il y a moins d’un an. On dirait que c’était à une autre époque. Que c’était bien avant. Le temps s’était ouvert. D’ailleurs, cette sensation d’être projetée dans un autre temps s’est affadie avec le retournement de situation. Jusqu’au 13 juillet dernier, c’était plus net. On avait enfoncé les portes du temps. On était dans notre histoire. On était des survivants en train de s’échapper. On était très vivant. On avait repris du temps aux mains de la mafia euro américaine. Maintenant, ce temps-là ne me quitte plus. Il est en moi. Ce temps s’est commué en nostos.

Nostos
© Mari-Mai Corbel

Je vois le bulletin du référendum que Captain m’avait ramené, que j’ai affiché dans l’entrée, et je me souviens du OXI. En un claquement de doigt, je suis dans ce temps-là, au-dedans. C’est un drôle d’endroit. Dans l’amour, je le retrouve. Quand j’appelle mon homme « Captain », c’est pour dire l’inconnu qu’il est toujours. Je pourrais mettre une majuscule, l’Inconnu, mais ça serait lourd. Le désir, l’inconnu, le devenir, tout ça c’est le même mot et ça n’a pas de mot. On le fait quand on est dedans. Comment irais-je dire que j’aime ci et ça de lui. Absurde. Un programme pendant qu’on y est. Non mais je vous jure. L’aimé c’est mystère et boule de gomme sous ses airs familiers. C’est dans ce que Captain et moi nous nous faisons, que je m’approche le plus du mystère. Le sien, le mien. Ce mystère, je danse autour comme la flamme qui vient du feu. La danse des Indiens. Est-ce que les Indiens cherchaient à comprendre le feu ? L’enfant Ernesto de Duras ne veut pas aller à l’école apprendre des choses qu’il ne sait pas. C’est comme dieu. Quelle question barbante. L’inconnu, ça fait peur. Ça fait peur, ouh ouh le méchant loup. Alors on met un mot dessus. On met le mot « dieu » et on se frotte les mains. Fini l’effroi devant l’inconnu, je veux dire l’inconnu totalement inconnu. L’effroi c’est difficile à distinguer de ce qui nous prend quand on se prend et qu’on se fait des choses. Un ogre ravit un enfant. Une magicienne fait mourir de délices. C’est ça l’amour. L’ogre, la magicienne, c’est le désir – la tornade. Dès que des gens savent que dieu existe ou pas, ils me barbent. Quelle suffisance et, en même temps, voilà, ils ont réglé son compte au désir. Le désir n’est plus que du sexe ou, pire, du sentiment plus ou moins fonctionnel. Faire des enfants, se raconter un roman d’amour. Mais quelle horreur. De toute façon, c’est raté. Le désir, dès que tu l’envoies se faire voir, ça déborde ailleurs. Badaboum badaboum. En mars avril dernier, la gauche de SYRIZA aurait parlé d’une sortie de l’euro… Badaboum badaboum. L’Union Européenne, ce n’est pas NOTRE Europe. L’euro, ce n’est pas NOTRE histoire. Babadoum badaboum. Quelqu’un aurait dit clairement mort violente éventuelle ou mort lente à coup sûr, choisissez, ça leur en aurait foutu un coup à Frankfort. Déjà, le référendum, ce fut limite l’attaque cardiaque. La liberté ou la mort. Pan, prend ça dans ta face de néolibéral qui a peur de se salir. Quel cirque. Il y a toujours un ultimatum de l’eurogroup, une grosse manif et un nouveau festin de mygale. Les paysans grecs, ils ont disparu de la scène. Quelques tractations avec Megalo Maximou et zou. Ils n’ont pas hurlé Euro, dehors ! Ils étaient barbant à la fin. Hier soir, quand je suis rentrée au Pirée après la super discussion avec Alexis, je me suis demandée d’où venait cette odeur de jasmin. L’air embaume partout le jasmin. En pleine ville, c’est déstabilisant. Tout à coup, illumination. Ce sont les orangers qui fleurissent. Ici, les arbres urbains, ce sont des orangers. C’est très joli. C’est l’hiver et il y a ces boules oranges dans ces feuillages tout verts, partout, partout. Ça fait arbres de Noël. Des boules de Noël partout. Je ne suis pas trop sensible à Noël mais à l’idée d’une fête qui se répète tous les jours, si.

Ça fait un peu sexuel comme image, ces boules oranges qui se baladent dans l’air, je sais, mais mon côté romantique voit aussi des petites lumières dans la nuit. Des lucioles de Georges Didi-Huberman dans Survivance des Lucioles. J’ai arraché un rameau. J’ai le rameau, là, à côté de l’ordinateur. Je respire encore et encore les petites fleurs blanches pas encore ouvertes. Boules de gui, petites gouttes de lait. Graines de Voie lactée, pourquoi pas. Peau de Captain semée d’une myriade de grains de beauté. Je me suis toujours imaginée que la Voix lactée s’était ébrouée à sa naissance et avait dégoutté sur sa peau, projetant une myriade d’îles sur sa peau. Gouttelettes de semence, pourquoi pas. Ça attaque. Blancheur d’une odeur. Acacia, le mot acacia me vient. Ça sent comme les acacias. On allait cueillir les grappes de fleurs d’acacia avec mon père pour en faire des beignets sucrés. Le seul souvenir joyeux avec mon père, cueillir et manger ces fleurs. Le seul. Le reste c’est ou pas ou très mauvais souvenirs. Le pire, c’est la dernière fois. Il était une fois il y a vingt-et-un ans. Je venais d’écrire mon premier acte d’écrivain. Bon. J’avais trouvé à l’imprimer sur papier. J’étais fière. Il verrait. Je sais, je le défiais. Il m’avait bien dit que les filles, ça n’écrivait pas. Seulement les hommes et si bourgeois. Encore étaient-ils diplomates ou députés. Mon père était sûr de son coup même s’il n’y connaissait rien. Mon père a jeté le manuscrit par terre, ça a fait « toc » sur le parquet, et il est parti. J’ai juré ne jamais le revoir. Le Pirée, la nuit et cette odeur d’enfance qui remonte. Tout à coup, je suis en vrac. Toc, toc, toc, le souvenir frappe à ma porte. Mine de rien ça attaque. Mine de rien, je m’interdit d’être écrivain. J’obéis au père. Mine de rien, ça obéit partout à l’ordre euro-américain. Peur de franchir l’interdit. Cette odeur d’absence qui flotte dans mon monde, cette odeur d’interdit. Ça m’enivre. La barbe. Tout cet amour archaïque, enfoui dans les lymphes, les nerfs, les rêves. C’est de la préhistoire. C’est ailleurs. C’est dans Captain et ses îles. Tout ce temps, toutes ces luttes, tous ces non, toutes ces fois où j’ai prié la liberté ou la mort, pour me trouver téléportée ici, dans cette atmosphère d’acacia et de nostos, là où chaque matin, c’est la fête, c’est les bruits de la Grèce, c’est j’écris.

Mari-Mai Corbel

La Grèce, SYRIZA et l’Europe néolibérale, entretiens avec Stathis Kouvalekis, Alexis Cukier (Édition la dispute, 2015).