Fabrice Bourlez : Pour un sexe post-humain (Deleuze aujourd’hui)

Zabriskie Point (détail affiche)

Vers l’usine ? Au moment où j’ai entamé mes études de philosophie, mon père est mort. J’avais 18 ans. Quasiment la même année, Deleuze s’est suicidé. Double lâchage aux implications radicalement différentes. Mon frère ainé – sans doute aussi désemparé que moi à l’époque – m’a mis dans les mains L’Anti-Œdipe. Je l’en remercie aujourd’hui encore. Depuis lors, le livre ne m’a plus quitté. Il m’a permis de mener la chasse aux idoles, tant dans le champ du savoir que dans ma vie privée. Je ne suis pas vraiment devenu « deleuzien ». J’ai réussi à ne pas m’enfermer non plus dans ce que l’on pourrait appeler un « deuil pathologique du père ».

En revanche, j’avoue avoir trouvé dans les pages de Deleuze et Guattari de quoi alimenter ma colère contre les universalismes, les paternalismes, les familialismes et les ratages moralisateurs qu’ils impliquent. Ce sont ces ratages que j’avais l’impression de vivre à la première personne. Homosexuel, la logique de l’Universel m’a longtemps fait souffrir. D’ailleurs, je me suis souvent dit qu’elle se confondait avec la logique du Père et avec l’ordre symbolique que d’aucuns voudraient parfois lui voir solidement incarner à l’heure actuelle.

Appartenir à une marge, à une minorité, c’est éprouver, avec une régularité certaine, une sensation d’oppression devant les mythes des « évidences bien partagées », du « c’est comme ça pour tout le monde » ou du « c’est comme ça, parce que c’est comme que ça doit être ». La rage de Deleuze et Guattari contre l’Œdipe, leurs vociférations contre la Loi et la Castration me sont toujours apparues éthiques et réjouissantes. Leurs cris de guerre contre la triangularisation œdipienne à tout va témoignaient justement d’une capacité à accueillir les revendications de celles et ceux que l’on préfèrerait ne pas voir, ne pas entendre, dont on préférerait ne pas même connaître l’existence.

Leurs pages ne sont pas seulement militantes. Elles ont une portée théorique qui dépasse la simple idéologie. Leur mise en garde contre un usage normalisateur de l’inconscient rappelle que la cure n’est pas là pour faire courber le dos devant le bon sens commun mais vaut, tout au contraire, comme catalyseur de sens inédit, soit : production désirante.

Les vitupérations, les reproches, les quolibets contre le champ psy ne m’ont pourtant pas empêché de commencer une longue psychanalyse d’orientation lacanienne. Lacan était sans doute le moins attaqué, ou le plus épargné, parmi les représentants de la pratique analytique dans L’Anti-Œdipe. Les auteurs y invitent à déserter les territoires du moi. « Le désir est un désert ». Lacan, de son côté, n’avait-il pas forgé le néologisme de « désêtre » (Autres écrits, p.254)? Et puis, je n’en étais pas non plus à une contradiction près. L’expérimentation philosophique ne suffisait sans doute pas à me sortir de mon désarroi. Bref, il m’a semblé qu’il y avait bel et bien moyen de se rendre à ses séances d’analyse, comme on va à l’usine : ça turbine.

En fait, j’appartiens à une génération qui n’a connu personnellement ni Deleuze, ni Lacan. Les luttes intestines entre clans et écoles m’ont toujours paru dénuées de sens. Et je ne saisis pas l’excuse qui consisterait à rejeter une pratique de l’inconscient parce que l’on aurait lu Deleuze. L’Anti-Œdipe est un chant d’amour pour l’inconscient. Je me suis donc mis au travail.

Après-coup, je crois que les mises en garde deleuzo-guattariennes – la méfiance qu’elles induisent quant à un freudisme trop rigide, à un usage linéaire de l’inconscient – loin de desservir le travail psychique, permettent davantage de l’évider de toute consistance imaginaire. Les cris de guerre contre Freud et ses suiveurs correspondent à un refus de toute complaisance narcissique, de toute orthopédie de la parole analytique, de toute adaptation à la norme consumériste ou à un quelconque petit bonheur privé. Comme l’explique Georges Perec lorsqu’il livre le récit de sa propre analyse, sur le divan, il ne s’agit jamais de faire consister « la rengaine usée du papa-maman, zizi-panpan ». On n’y trouve sinon que des « réponses toute prêtes, de la quincaillerie anonyme, des exaltations de scenic-railway » (in Penser/Classer).

1507-1En réalité, Deleuze et Guattari s’avèrent très vivifiants et pour l’analysant, et pour l’analyste. L’exercice du divan consiste moins à « s’écouter parler » qu’à « s’entendre dire » : trouver la force d’aller au-delà des blablas, des répétitions, des ritournelles tragiques pour respirer un peu d’air frais, de quoi vivre, aimer, avancer : expérimenter des différences pour construire du désir.

Tout contre

Mon analyse a sans doute su me réconcilier avec mon père. Je ne suis pas pour autant devenu l’allié de la logique du Père. Au contraire, je m’efforce de réfléchir à l’incidence des questionnements féministes, post-féministes et des théories du genre au sein même de la discipline analytique. Dans quelle mesure la métapsychologie et le pulsionnel sont-ils envisagés d’un point de vue hétéro-centré ? Comment penser le sexuel sans le présupposer hétérosexuel ? Les dé-constructions queer et des théories du genre ont-elles un impact sur la manière de poser un diagnostic psychopathologique? Influencent-elles les rouages des institutions psychanalytiques ? Comment réussir à appréhender le sexuel comme toujours autre à lui-même ? Comment s’orienter à la boussole de l’inconscient sans valider la logique patriarcale ? Le travail des normes est-il systématiquement incompatible avec celui de l’inconscient ?

L’archipel des théories du genre et des pensées queers ne cesse d’interroger les liens qui se nouent entre corps, sexualité, langage et pouvoir. Ces théories, apparues aux États-Unis aux alentours de la crise du Sida, font de nos corps des champs de bataille et vont jusqu’à interroger l’évidence de la répartition biologique en deux sexes. Au fond, même si elles constituent un archipel aux courants troubles et bouillonnants, elles ont moins pour objectif de relativiser La différence des sexes que de lutter contre les inégalités hiérarchiques qui s’y rattachent. Le problème de l’opposition binaire homme / femme est que celle-ci implique une série d’injustices et d’abus que ni la biologie ni les appels à un quelconque invariant culturel ne peuvent véritablement justifier. La référence à l’expérience clinique ne me semble pas non plus une base suffisante pour cautionner la domination masculine ou un quelconque statu quo dans ce domaine. L’inconscient se doit d’être abordé comme un chantier en mesure de nous dégager des a priori et des préjugés. Ce serait dommage qu’il serve à les instituer ou à les pérenniser. Il s’agit de concevoir l’inconscient et la séance analytique comme un espace et un temps où, à force de bien dire le désir, on se dégage des injonctions sociétales, on trouve éventuellement le courage de les défier, pour devenir ce que l’on est.

Alors que l’Histoire de la sexualité de Foucault mais aussi la psychanalyse constituent le fer de lance de nombreuse/x théoricien.ne.s du genre, qu’en est-il de la pensée deleuzienne ? Chez les pionnières de la pensée queer (Judith Butler, Teresa de Lauretis, Eve K. Sedgwick, ou Gayle Rubin), Deleuze et Guattari occupent une place moins importante. A l’occasion, ils ont même pu être assez méchamment tancés. Des féministes et des homosexuels l’avaient déjà fait avant même que les théories queer ne s’en chargent.

Désirer au Dehors

Les thèmes de la sexualité et de la remise en cause de la différence des sexes apparaissent à plusieurs reprises chez Deleuze et Guattari comme d’incontournables points d’appui dans la lutte pour libérer le désir du joug qui l’oppresse sous les formes de l’Un, du Beau ou du Manque. Leur travail vise à aller au-delà de la dichotomie du masculin et du féminin pour révolutionner nos manières de vivre le désir.

Plus précisément, dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari s’efforcent de découvrir une sexualité an-œdipienne, c’est-à-dire une sexualité qui déroge aux instances du moi, du surmoi et du ça. Ils préfèrent décrire un désir fait de connexions et de flux plutôt que de manque. Rappelons que, selon la vulgate freudienne, l’Œdipe est l’instance qui distingue la petite fille du petit garçon, l’identité masculine et féminine, et que l’orientation vers le choix d’objet opposé à son propre sexe se jouerait à ce stade de la sexualité.

Or, pour Deleuze et Guattari, le but à atteindre n’est pas de demeurer dans du pré-œdipien, dans de l’indifférencié ou dans une éventuelle bisexualité, mais de s’installer dans de l’an-œdipien. Nouvelle formulation du désir : un désir libre de désirer, sans négativité intrinsèque, fort d’une véritable joie affirmative. De Platon à Freud, c’est l’histoire de la pensée occidentale et la place de choix qui y était réservée au manque, à la négativité et à la culpabilité que nos deux auteurs proposent d’inverser.

Ils posent ainsi différentes questions, aussi dangereuses qu’exaltantes : arrive-t-on à penser en deçà des unités imposantes de L’Homme, en deçà des appareils (reproducteurs et pas seulement) perceptibles à l’œil nu ? Ce qui ordonne nos vies, ne vise-t-il pas à en effacer tout potentiel subversif ? Sortir du prisme étroit de la représentation subjective, du carcan œdipien et renouer avec les puissances de la libido, n’est-ce pas la seule façon de rencontrer l’inconscient comme véritable Dehors ? Ce Dehors, la psychanalyse l’aurait recouvert, réhabilité, dompté. « Freud a opéré la découverte la plus profonde de l’essence subjective abstraite du désir, Libido. Mais comme cette essence, il l’a ré-aliénée, ré-investie dans un système subjectif de représentation du moi, comme il l’a recodée sur la territorialité résiduelle d’Œdipe et sous le signifiant despotique de la castration » (l’Anti-Œdipe, p. 398).

Pour miner le système subjectif de représentation du Moi et renouer avec un désir révolutionnaire, Deleuze et Guattari font appel à ce qui dépasse un tel système, ce avec quoi, pour exister, il est toujours en relation : les institutions, les productions, le technique et le social. Le désir se fait alors machinique. Paradoxalement, de telles machines touchent à ce qui dépasse de loin les limites moïques du sujet. Le désir se connecte avec ce qui est beaucoup plus grand mais aussi beaucoup plus infime que le Moi. Les conséquences sont immédiates en termes de sexualité. Le désir va vers « ces nouvelles régions où les connexions toujours partielles et non personnelles, les conjonctions, nomades et polyvoques, les disjonctions incluses, où l’homosexualité et l’hétérosexualité ne peuvent plus se distinguer : monde des communications transversales, où le sexe non humain enfin conquis se confond avec les fleurs, terre nouvelle où le désir fonctionne d’après ses éléments et ses flux moléculaires ».

Malgré l’intérêt esthétique, politique et éthique de ces réflexions, force est de constater que les sujets que l’on croise aujourd’hui, en institution comme en cabinet, s’orientent davantage du côté du post-œdipien : ni sans l’Œdipe, ni avec, mais après. Je ne sais pas si c’est dû au travail de normalisation capitaliste, au triomphe du libéralisme hédoniste et égoïste dans cette partie de l’Occident, mais les nouvelles configurations familiales, les nouvelles formes de parentalités, même si elles diffèrent de la triangulation œdipienne classique, ne correspondent pas forcément au vent de liberté que réclamaient à corps et à cri Deleuze et Guattari. La culpabilité semble avoir encore de beaux jours devant elle…

Quoiqu’il en soit, les deux auteurs luttent contre une représentation anthropomorphique de la sexualité. Dire qu’il y a deux sexes revient trop souvent à mettre la figure de l’Homme au sommet de la pyramide sexuelle. A cet immense ensemble dominant, les auteurs opposent des amours intersexuelles, un inconscient fait de molécules et de flux. Quelques années plus tard, Deleuze et Guattari échafauderont leur théorie des devenirs dans Mille Plateaux : tous les moyens y seront bons pour échapper à l’étalon de l’Homme blanc bourgeois hétérosexuel dominant et détenant le pouvoir : l’incarnation même du majoritaire. Les devenirs deleuzo-guattariens sont alors autant de lignes de fuite minoritaires visant à percer l’ordre de la sexualité identitaire et à faire résonner les voix des oppriméEs. Les devenirs se déclinent en devenir femme, animal, enfant, noir, homosexuel… Ils ne reviennent « ni à imiter ni prendre la forme féminine mais à émettre des particules qui entrent dans le rapport de mouvement et de repos, ou dans la zone de voisinage d’une micro-féminité, c’est-à-dire produire une femme moléculaire, créer la femme moléculaire » (Mille plateaux, p.338). Et ils continuent « nous ne voulons pas dire qu’une telle création soit l’apanage de l’homme, mais, au contraire que la femme comme entité molaire a à devenir femme pour que l’homme aussi le devienne ou puisse le devenir ».18875070Il s’agirait donc de prendre le risque des multiplicités à même nos corps. Nous ne serions jamais un mais toujours multiples. Non pas un sexe (dominant) ou deux sexes mais n-sexes. Antonioni dans Zabriskie point (1970) éclaire très simplement cette conception de la sexualité. Descendu au point le plus bas du désert, un jeune couple d’étudiants révolutionnaires se met à faire l’amour et se transforme en une véritable meute d’amants et de maitresses. « Faire l’amour ce n’est pas ne faire qu’un, ni deux, mais faire cent mille » (l’Anti-Œdipe, p.352).

La théorie deleuzo-guattarienne aboutit ainsi à une reformulation du corps, à sa libération, à sa transformation perpétuelle : à la lettre, on n’en aura jamais fini de devenir autre chose que soi-même. On ne cessera jamais de se transformer au moyen des flux virtuels qui nous entourent et qui sont en mesure de nous empêcher d’actualiser nos êtres de dominateurs et nos identités majoritaires. Le programme de travail s’avère réjouissant : il s’agit de déterritorialiser le corps identitaire et ses oppositions binaires homme / femme, homo / hétéro, cœur / cerveau pour se construire un corps sans organes, un corps sans organicité : être entre, sortir de la figuration, faire la différence au-delà ou en deçà du deux. A priori, une telle perspective, parce qu’elle complexifie le champ du sexuel, parce qu’elle le dégage de toute téléologie, parce qu’elle déboute l’Homme de la centralité de son savoir et de son pouvoir s’avère des plus amicales et des plus compatibles aussi bien avec les théories du genre qu’avec des perspectives (post-) féministes ou queers. L’énergie qui y circule est semblable. La générosité de la lutte est tout aussi louable. La transformation attendue pareillement radicale. Pourquoi certaines féministes n’ont-elles pas apprécié la théorie des devenirs deleuzo-guattariens, pourquoi les queers n’ont-ils pas davantage valorisé les n-sexes deleuziens ?

Qui parle et qui peut parler ?


Deleuze et Guattari, sans doute exaltés par leurs constructions théoriques, ont eu des formulations plus que malheureuses à l’encontre des mouvements de femmes nés aux alentours de mai 68. Dans Mille Plateaux, ils déclarent : « Certainement, il est indispensable que les femmes mènent une politique molaire, en fonction d’une conquête qu’elles opèrent de leur propre organisme, de leur propre histoire, de leur propre subjectivité : ‘nous en tant que femmes…’ apparaît alors comme un sujet d’énonciation. Mais il est dangereux de se rabattre sur un tel sujet, qui ne fonctionne pas sans tarir une source ou arrêter un flux. Le chant de la vie est souvent entonné par les femmes les plus sèches, animées de ressentiment, de volonté de puissance et de froid maternage » (p.338). L’attaque est féroce pour celles qui se battent pour obtenir une parité de droits, pour faire entendre leurs voix dans les instances qui régulent leur quotidien en les plaçant sous le joug de la domination masculine. Le ressentiment en question n’était-il pas justifié ? Être taxée de tarie ou d’asséchée a de quoi échauder. Cela ne donne pas forcément envie d’expliciter ce paradoxe selon lequel la femme elle-même aurait à devenir-femme. En effet, selon Deleuze et Guattari, la libération des étalons références et le travail moléculaire, l’invention de lignes capables de fuir (au double sens du terme) l’identité, la fixité et le poids de l’être concernent tout un chacun. Les femmes elles-mêmes doivent entrer en devenir.

51RMD7G6-kL._SX305_BO1,204,203,200_D’un point de vue féministe, le raisonnement s’avère même assez choquant. Pour le dire avec Christine Delphy, pionnière du féminisme en France : « Mais d’où ces hommes tiennent-ils une vue si claire non seulement de ce que devrait être le féminisme, mais de ce qu’il est dans son essence, essence dont les mouvements réels ne sont à leurs yeux qu’une incarnation contingente, un reflet, et, à les entendre, une imitation tout à fait approximative sinon carrément insatisfaisante ? » (L’ennemi principal 1, p.162).

Les féministes et post-féministes sont des empêcheuses de penser en rond. Elles refusent l’adhésion immédiate à l’euphorisante sortie au Dehors par les devenirs : de belles promesses. Elles pointent comment « la micro-féminité semble être l’utile partenaire de la macro-masculinité dans ces aventures mixtes en intensité » (Jerry Aline Flieger). Comment leur reprocher de ne plus vouloir se retrouver à cette place ambigüe à mi-chemin entre la muse idéale et la parfaite assistante ? « Car, quand elles seront jouées, quand elles seront exécutées, ces promesses ne pourront être tenues qu’entre les corps sexués masculins. Il n’y a aucun espace pour de nouveaux devenirs des corps de femmes, ni de leurs autres désirs dans ces machines monosexuelles et fraternelles à créativité limitée » (Alice Jardine).

De la même manière, les propos sur l’homosexualité et le devenir-homosexuel de Deleuze et Guattari ont pu être mal reçus par des membres de la communauté homosexuelle. D’un côté comme de l’autre, plus que d’être déterritorialisés, on s’est senti expropriés. Que la femme tout comme l’homosexuel aient à se construire et à initier un devenir minoritaire pour se défaire de leur identité molaire, toujours déjà trop engagée dans une politique paritaire et représentative, n’a pas été accepté. Plus récemment Paul Beatriz Preciado et Marie-Hélène Sam Bourcier ont fini par reprocher à Deleuze de toujours faire appel au moléculaire et à l’imperceptible, comme s’il avait honte de la femme ou de l’homosexuel dans leurs pratiques, dans leurs réalités visibles, encombrantes, molaires.

En résumant à l’extrême, les féministes, post-féministes et queers en tous genres reprochent à Deleuze et à Guattari : Vous n’êtes pas une femme et vous parlez à notre place. Vous ne pratiquez pas les relations homosexuelles et vous prônez un devenir homosexuel qui tend vers l’imperceptibilité. Mais qui êtes-vous, pour vous accaparer notre parole et pourquoi nous faudrait-il à ce point disparaitre?

Fondamentalement, ce qui est en question ici, c’est la valeur d’une réflexion qui ne résiderait pas dans le passage à l’acte de son auteur mais dans son ouverture théorique, dans l’horizon de pensée qu’il dévoile. Faut-il avoir vécu une souffrance pour pouvoir en parler ? Faut-il avoir une pratique pour en être inspiré ? Lorsque l’on défend les plus vulnérables, lorsqu’on agit en faveur des opprimé.e.s, lorsque l’on veut faire entendre les sans-voix, comment ne pas leur voler la parole ? Comment éviter que la réflexion ne se fasse colonisation ?

Le virtuel ou les puissances du malentendu

En posant ces questions, on crispe peut-être la tension entre Deleuze et les avancées (post-) féministes. On perpétue sans doute un malentendu. Mais je crois que c’est en osant affronter ce type de résistances, en cherchant un équilibre précaire entre les contradictions, les frictions, les méprises, que l’on parvient à redonner souffle à la pensée, à ne pas docilement accepter une orthodoxie quelconque. Pour le dire avec Rosi Braidotti, féministe et deleuzienne, « Une trop grande part de la philosophie contemporaine est incapable de remettre en question l’autorité du passé et est bien trop souvent disposée à s’y soumettre. C’est comme si cette discipline avait accepté avec résignation une sorte de fonction d’archivage pour devenir un mausolée des idées du passé, une contemplation de l’inspiration perdue » (La philosophie… là où on ne l’attend pas, p.35). Tenir une position inconfortable. Faire un grand écart impossible. Viser une authentique sortie de l’être pour l’et : deleuzien et lacanien et gender et (post-)féministe et queer et post-œdipien et machinique…

41tS+XLdMHL._SX307_BO1,204,203,200_Reprenons le problème. Quel est l’intérêt de prôner une virtualité des devenirs ? Pourquoi affirmer que femmes et homosexuels ont à devenir, à sortir de ce qu’elles et ils sont ? « Pourquoi s’intéresser au sexe non-humain alors que le sexe humain pose toujours de graves problèmes ? » (Johannes Ungelenk). Et « quel sens le féminisme prend-il si l’on ne tient plus en compte que la différence des sexes est prééminente ? ». Par ce biais, Deleuze et Guattari s’attachaient, sans doute parfois maladroitement, à prôner une pensée qui sortirait de la neutralité de l’être et de l’universel. Ils souhaitaient faire valoir des actualisations toujours singulières à la place de catégorisations abstraites. Le problème de « la femme », c’est qu’en tant que concept, elle s’inscrit directement dans une histoire de la pensée et de la représentation identitaire qui a toujours déjà été dictée et écrite par la domination masculine.

9782915547528En ce sens, Monique Wittig, théoricienne (post-)féministe, proto-queer, et incontournable interlocutrice de la pensée des gender studies, cite Deleuze et Guattari dans un recueil de textes fondamental : La pensée straight. Elle s’efforce d’y situer le champ de sa réflexion comme sortie de l’hétérosexualité obligatoire. « Pour nous, il existe non pas un ou deux sexes mais autant de sexes (cf. Guattari/ Deleuze) qu’il y a d’individus (…). Pour nous la sexualité est un champ de bataille inévitable dans la mesure où nous voulons sortir de la génitalité et de l’économie sexuelle qui nous est imposée par l’hétérosexualité dominante » (La pensée straight, p.86). La colère de Wittig contre l’hétérosexualité dominante rejoint donc explicitement celle de Deleuze et Guattari. Elle s’adresse également aux femmes.

Suivant à la lettre sa logique de désinscription de l’ordre phallocentré, Wittig repoussera son propre statut de femme pour adopter celui de lesbienne et se construire un corps par l’écriture, revoir la notion même de dictionnaire, réinventer le langage. D’où sa formule clé : « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Avec cette phrase, Wittig souhaite éradiquer la référence à la matrice d’intelligibilité du monde en ce qu’elle est toujours polarisée sexuellement, lourde d’inégalités, incapable de prendre en compte les différences pour ne faire valoir, comme Françoise Héritier, que La différence : homme/femme. Or, parler de La nécessaire, universelle, absolue, incommensurable, inévitable différence des sexes revient très souvent aussi à valoriser, sinon à légitimer, un certain type de sexualité, où les sexes se complètent l’un l’autre, au détriment de sexualités marginales. Par cette dernière expression, il faut entendre les nombreux modes de relations où l’opposition duelle ou différentielle est moins importante qu’en matière d’hétérosexualité.

9782718608020La pensée des devenirs, telle que formulée par Deleuze et Guattari, ne nous inviterait-elle pas à « changer de différence », pour reprendre le titre d’un beau livre de Catherine Malabou ? Ne nous inciterait-elle pas à revoir non seulement l’opposition masculin / féminin, à déconstruire notre sexe et notre identité de genre, mais aussi à reformuler le sens même de ce que penser veut dire. « Le sujet du féminisme n’est donc plus, ‘simplement’, la femme comme deuxième sexe, comme un autre complémentaire de l’homme, mais comme un sujet non unitaire et complexe qui a pris sa distance de la machine binaire qui polarise les différences. De la sorte, le féminin se détache des femmes et devient un sujet en mutation profonde » (Rosi Braidotti). Les lectures critiques, l’embarras, l’agacement (post-)féministe enjoignent donc à prendre la mesure du changement, aussi éthique que profond, que requièrent les agencements deleuzo-guattariens. En ne laissant pas ronronner les devenirs, les critiques queer forcent à préciser comment Deleuze a bouleversé l’exercice même de la philosophie.

Car si son style a pu se transformer à partir de sa rencontre avec Guattari, sa pensée n’en est pas moins restée cohérente d’un ouvrage à l’autre. Depuis la publication de Différence et répétition, en 1968, quelques années avant L’Anti-Œdipe, la figure de Gilles Deleuze s’est imposée comme renouveau de la pensée de la différence. Dans ce livre, aussi complexe que fascinant, Deleuze souhaitait justement appréhender la différence afin d’échapper à la longue histoire de la représentation de la pensée à travers le Même, à travers l’identité, à travers l’universel. Deleuze y traçait un passage vers une pensée intensive plutôt que réflexive ou représentative. Autrement dit, à la suite de Nietzsche mais aussi de Freud, contre Platon et Hegel, Deleuze souhaitait se défaire des idoles – Dieu, le Monde, le Sujet – comme garants d’une quelconque unité du sens. La Raison, en perdant ses prérogatives : abstraction, négativité, universalité, laissait la pensée plonger dans les abysses écumeux du corps. Philosopher ne serait plus – enfin – « apprendre à mourir » mais pourrait devenir création de concepts inscrits à même les mouvements du vivant. « Cet indéterminé, ce sans fond, c’est aussi bien l’animalité propre à la pensée, la génitalité de la pensée » (Différence et répétition, p.353). Pareille génitalité n’est ni masculine ni féminine ni homosexuelle ni hétérosexuelle ni même bisexuelle. Elle est magmatique. Avec la remise en question de La différence acceptable, vivable, organique, et du fondement de la pensée représentative apparaissaient déjà les multiplicités : un véritable « effondement » de la pensée. A ne pas confondre avec un simple effondrement. Ce qui est ici visé, c’est une affirmation débarrassée de la violence de l’ordre fondateur. Deleuze évoque ainsi des « anarchies couronnées ».

Insister sur l’universalité de la différence des sexes comme seul fondement de notre société, c’est, sous couvert de l’universalité biologique toute puissante, se plier à l’opération du « Logos ou de la raison suffisante » et c’est faire appel à une « prétention ». Prétention à dire et à penser en fonction du bien, du bon et du vrai. « La différence est ici pensée sous le principe du Même et la condition de la ressemblance » (Différence et répétition, p.349). Or, Deleuze dans son ouvrage nous invite à suivre les ombres et les simulacres, à défier l’ordre représentatif qui déforme la puissance de la différence en la ramenant sous le joug de l’ordonnancement du concept.

Il me semble que si l’on veut mettre au service des études de genre la pensée deleuzienne, il faut insister sur sa thématisation du virtuel. Dès Différence et répétition, Deleuze distingue l’actuel et le virtuel. Il insiste pour prendre en compte leurs interactions : le virtuel n’est ni irréel, ni possible, il est réel. Il ne s’agit pas de réfléchir aux conditions d’existence du virtuel mais de le percevoir comme un réservoir de ce qui est actuellement. Si, concrètement, j’apparais comme un homme, barbu et chauve, une telle actualité n’empêche en rien l’insistance de virtualités féminines, queer, trans non seulement dans ma manière d’être mais surtout dans ma manière de penser et de réagir aux autres. « Mon corps en s’individuant, incurve autour de lui le monde des choses perçues, qui me tendent leur face utilisable (multiplicité quantitative) tandis que j’apprends à les utiliser, de sorte que le monde des objets découpés par ma perception reflète finalement mon action possible. Pourtant, le tissu de la durée dans lequel je découpe ces unités pragmatiques reste continu et changeant : la stabilité n’est qu’un point de vue pragmatique » (Anne Sauvagnargues). Les luttes pour l’égalité des droits se situent sur ce champ pragmatique et doivent continuer de s’y mener. Mais si le virtuel est réel sans être actuel (une grande blonde sommeille en moi aussi réellement que le barbu à lunette que je suis), il n’est pas l’ensemble des choses qui n’ont pas eu lieu ou de celles qui n’auront pas lieu mais de toutes celles qui ne sont pas et qui insistent malgré tout : purs devenirs. Ces intensités virtuelles défient justement le prisme de la perception individuelle, pragmatique. Loin d’être secondaires, elles peuvent vivifier par leurs forces intempestives les combats à mener, leur ouvrir des perspectives nouvelles, saper les évidences représentatives et disloquer les enjeux de pouvoir. Le virtuel, et les devenirs qui s’y rattachent, vaut alors comme un réservoir de surprises pour les réalisations présentes et à venir. Intensités virtuelles et batailles actuelles ne s’excluent pas, elles ont plutôt à coexister.

A l’heure où le passage à l’acte fait les fortunes de nombre de chirurgiens, où la transformation des corps est, sans l’ombre d’un doute, une question de liberté et de choix à soutenir mais aussi un invraisemblable commerce capitaliste, le concept de virtuel lève les certitudes : je ne suis ni femme ni homme mais je deviens. Je suis pris par des flux et des molécules de devenir. Il ne s’agit donc pas de lire Deleuze comme faisant l’éloge du virtuel pour discriminer, une fois de plus, celles et ceux qui souhaiteraient effectivement changer de sexe et qui souffrent de transphobie. Le virtuel n’est pas là pour faire consister La différence des sexes et calmer celles et ceux qui ne s’intégreraient pas dans son cadre rassurant en les invitant à travailler silencieusement leur virtualité. Tout au contraire, l’importance du virtuel marque à quel point le sexuel est, pour chacun d’entre nous, affaire de singularité et de vulnérabilité. Le virtuel indique comment, en ce champ, règnent des nébuleuses complexes où personne n’est à l’abri d’hésitations, d’ambiguïtés, d’énigmes et où les certitudes sur ce qui doit être et sur ce qui est légitime sont toujours en mouvement, toujours en train d’évoluer, toujours à reproblématiser.

Pour un sexe post-humain

A l’aube du XXIe siècle, plutôt que de déplorer la chute des idéaux universels de l’humanisme et le manque conséquent de repères structurant pour les sujets, nous pourrions dire avec Rosi Braidotti, que nos corps passent à la « post-humanité ». Le post-humain approche le vivant, non plus sous le seul angle de l’Homme, installé au sommet de sa pyramide, survolant les territoires de l’identité avec satisfaction, mais du milieu des infinies connexions qui nous situent au sein d’un monde où un continuum techno-naturel s’impose avec force et relie l’humain au non-humain, à la machine comme au végétal, au numérique comme à l’animal. La post-humanité correspond bel et bien à la sortie hors de la représentation anthropomorphique du sexe. Elle s’interroge dans un même mouvement sur la différence des sexes comme sur le triomphe des droits de l’Homme : pour le triomphe de l’humanité combien de femmes, de peuples non occidentaux, de minorités sexuelles, animales, végétales et technologiques sont chaque jour encore relégués au silence ? Combien de différences non considérées, combien de modes d’existence jugés secondaires ? S’emparer des contradictions du contemporain pour les réfléchir à nouveaux frais, sans tomber dans une technophobie ou une technophilie exacerbée, nécessite de se dégager de la figure de l’Homme, du Moi, de l’Individu tout puissant pour élargir le prisme de l’intelligible.

pulsions-pasoliniennes_FDans ce contexte, la pensée deleuzienne a beau apparaitre comme une pensée violente, folle, risquée, une pensée de la schize et de l’abîme, elle n’en demeure pas moins joyeuse, affirmative. Prête à réinventer nos rapports au monde. Michel Foucault lui-même n’hésitait pas à la qualifier d’« antifasciste » au sens où elle lutte contre les micro-fascismes qui nous habitent secrètement, contre nos petites tyrannies quotidiennes. « La naissance et la mort, la différence des sexes, sont les thèmes complexes de problèmes avant d’être les termes simples d’opposition. Il se peut que dans leur transcendance par rapport aux réponses, comme dans leur insistance à travers les solutions, dans la manière dont ils maintiennent leur béance propre, il y ait forcément quelque chose de fou » (Différence et répétition, p.141). C’est avec cette folie qu’il nous faut continuer d’alimenter le travail de la pensée.

Fabrice Bourlez est Docteur en philosophie, psychanalyste et psychologue clinicien. Il a récemment publié Pulsions pasoliniennes, éditions Franciscopolis, 2015, 112 p., 12 €