Le grand entretien : Véronique Bergen, comprendre Sartre

Sartre, détail de couverture © éditions Folio

Le grand entretien : Véronique Bergen pour Comprendre Sartre.

Dans ton livre, tu rappelles à plusieurs reprises la distance qui existe entre Sartre et certains philosophes que l’on a coutume de qualifier de vitalistes. Et dans ton travail, d’habitude, tu es plutôt proche de ces derniers, comme par exemple Deleuze. Qu’est-ce qui t’a conduit à écrire un essai sur Sartre ?

Ma proximité avec les philosophies vitalistes, celle de Deleuze en particulier, s’allie depuis des années à des connexions inclusives avec bien d’autres philosophies, avec l’existentialisme sartrien notamment. Après avoir arpenté les romans de Sartre à l’adolescence, mon intérêt pour lui vient essentiellement de l’enseignement que j’ai suivi auprès d’un professeur de philosophie de l’Université Libre de Bruxelles, Pierre Verstraeten, sartrien inventif, inouï et intempestif, qui entreprit dans ses cours, ses publications d’interroger la pensée, le « ce que c’est que penser ? », en faisant le pari audacieux, contre-nature, d’un rapprochement fécond, d’une alliance entre le vitalisme deleuzien et la pensée, les batteries conceptuelles de Sartre, de la pensée dialectique. Deux systèmes que bien des paramètres séparent mais qu’il désirait croiser afin d’interroger des questions fondamentales telles que l’événement, la nouveauté, la liberté et son envers, l’aliénation. Non pas pour lisser les fractures fondamentales mais pour ouvrir un plan d’immanence à un autre, en les poussant à leurs limites, y ayant repéré des passerelles, des échos. Une lame de fond continue néanmoins d’opposer un vitalisme acquis au monisme, à la continuité entre le monde et ses expressions – humaines, animales, végétales, etc. – et le dualisme sartrien enté sur la scission entre en-soi et pour-soi ainsi que sur la catégorie de sujet, catégorie déconstruite aussi bien par Deleuze, Foucault ou Derrida.

Il me semble qu’un des points sur lesquels Sartre pourrait rejoindre ou croiser certaines philosophies plus contemporaines, comme celles, justement, de Deleuze, Derrida ou Foucault, c’est la contingence : tout étant contingent, rien n’est naturel, déterminé par une essence, une finalité a priori, etc. Se dessine ainsi la carte d’un monde sans cesse mobile, toujours à produire. A l’inverse, aujourd’hui, c’est plutôt le triomphe des salauds, au sens de Sartre, que pour ma part j’ai plutôt envie d’appeler des connards, mais c’est une autre histoire…
On a l’impression d’être ensevelis sous une tonne de mots d’ordre invitant à reconnaître des identités naturelles, des nécessités indépassables, un donné immuable, etc. – autant de notions que Sartre réfute. Quelles sont selon toi les conséquences importantes de la pensée sartrienne de la contingence ?

Le concept central de contingence chez Sartre, son lien avec la facticité, avec l’absurde de Camus également fait sauter toute fondation en nécessité, tout lestage de l’existence par des essences qui la précéderaient et la flécheraient. La seule nécessité est celle de la contingence. Ce que dit la formule sartrienne « l’existence précède l’essence ». Dès lors que Dieu n’existe pas, l’homme est l’être chez qui l’existence précède l’essence. De cet existentialisme athée, de ce matérialisme athée, nous avons en ce moment le plus grand besoin afin de riposter aux nouvelles sirènes de la transcendance, de l’absolu, de la religion qui prospère sous son versant mortifère. Cette pensée affirmant la fin de toute fondation nécessaire des êtres, du monde, l’obsolescence de tout déterminisme consonne avec le mouvement de dés-essentialisation qui caractérise les philosophies contemporaines de Deleuze, Derrida, Foucault, Lyotard, Nancy, Rancière, Agamben – chacune avec ses batteries conceptuelles propres. Mais, sous la signature épistémique commune d’une rupture avec les schèmes des essences et des finalités, des écarts se creusent entre une philosophie de la contingence – frappant tant l’en-soi que le pour-soi – et une pensée deleuzienne affirmant le règne du hasard, de l’indétermination et du constructivisme ou la déconstruction derridienne ou encore l’archéologie-généalogie foucaldienne. Le hasard chez Deleuze implique autre chose que la contingence sartrienne.

On trouve cette idée de contingence dès La Nausée

Oui, c’est en 1938, dans son roman La Nausée, que Sartre met pour la première fois en scène la contingence avant de la réfléchir philosophiquement, en 1943, dans L’Être et le Néant. Le personnage de Roquentin éprouve, au fil d’extases noires, d’expériences déroutantes, la contingence, celle qui frappe l’être, son existence et celle d’autrui. Face au galet, aux bretelles d’Adolphe, à la racine de marronnier — les « anti-madeleines », les « anti-réminiscences » de Sartre —, Roquentin fait l’épreuve de la nausée, d’un effondrement de son rapport harmonieux avec le monde. Cette épreuve est de l’ordre d’une révélation : celle de la contingence de l’existence, celle que le voile de la mauvaise foi dissimule. L’initiation délivre la vérité de l’injustifiabilité de l’être, de l’en-soi qui est gratuit, « de trop ». Faire l’épreuve de la liberté, c’est se heurter à sa contingence, plus exactement à la nécessité de sa contingence, la contingence de l’existence, du pour-soi et de l’en-soi.

Et donc, quelles conséquences ?

Les conséquences de la pensée sartrienne de la contingence sont prégnantes au niveau des stratégies d’action, des résistances, des mouvements d’insurrection, de libération : qui fait de la liberté l’alpha et l’omega de l’existence l’érige en moteur de l’action, du choix, de l’engagement, en clé de conquête/reconquête de la liberté, des libérations des libertés opacifiées, engluées. Les libertés avalées par la nécessité, empâtées dans l’inertie des choses sont celles des Salauds, majoritaires, que, de nos jours, on pourrait, comme tu le proposes, rebaptiser Connards. Ce déplacement implique une autre inflexion. La connotation d’intériorisation passive des mots d’ordre, d’alignement sur un devenir chose, un devenir réifié est encore plus marquante qu’avec le terme de « Salauds » où s’entend une participation plus active me semble-t-il. Les uns et les autres sont enlisés dans la mauvaise foi. La conduite des Salauds correspond à l’esprit de sérieux qui enlise la liberté dans la nécessité de ce qui est de toute éternité.

51--lD11asL._SX301_BO1,204,203,200_Sartre en donne nombre d’exemples dans ses romans, ses essais. Par exemple, les bourgeois de Bouville dans La Nausée, le célébrissime garçon de café dans L’Être et le Néant, Poulou jouant à être un enfant modèle devant son grand-père dans Les Mots, Emma Bovary lorsqu’elle s’annonce à elle-même « j’ai un amant » dans L’Idiot de la famille. Dans cette première forme de mauvaise foi, le pour-soi joue à être, mime l’en-soi afin de combler son néant et ressaisir son propre fondement, afin d’être ce que Sartre nomme un en-soi-pour-soi. Mais il y a une seconde figure de mauvaise foi qui correspond à la belle âme. Le mécanisme de la mauvaise foi consiste à défaire le lien irréductible entre liberté et situation, entre transcendance et facticité. Soit, en accentuant, en retenant la seule facticité, la pesanteur et en rejetant le mouvement du décrochage, c’est l’option des Salauds. Soit, en unilatéralisant l’autre terme, à savoir la seule déprise, la transcendance désituée. La mauvaise foi est alors celle de la belle âme, du mystique ou du stoïcien qui, se complaisant dans un déni du monde, dans un repli dans l’imaginaire, se réfugie dans une liberté abstraite déconnectée du réel, dans un idéalisme angélique. Bien des personnages de l’œuvre sartrienne répondent à cette position, Hugo, son exigence de pureté politique, son refus de se salir les mains dans Les Mains sales, Oreste dans Les Mouches, la phase ascétique de Goetz dans Le Diable et le Bon Dieu, Frantz von Gerlach dans Les Séquestrés d’Altona, la phase de l’esthète chez Genet…

40405Dans ton livre, tu relèves que, pour Sartre, la philosophie est d’abord une praxis, une activité transformatrice – et transformatrice du monde. Quels sont les moyens dont, selon Sartre, dispose la philosophie pour « changer le monde » ? En quoi cette idée de la philosophie comme praxis et les moyens que Sartre lui attribue pourraient-ils être utilisés par nous aujourd’hui ?

Affirmer la philosophie comme praxis, comme outil pour « transformer le monde » offre un canevas utile pour accroître la force de frappe des résistances, sans pour autant en revenir à une forme centralisée, homogène, sans recourir à une forme parti. La pensée dialectique présente une posture insurrectionnelle de type frontal et offensif. Un certain vitalisme peut incliner vers le stoïcisme – « se vaincre soi-même plutôt que la fortune », qui deviendra chez Descartes « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». Deleuze et sa « volition passive », sa micropolitique en phase avec une éthique, une éthologie, ses rhizomes déterritorialisant les sociétés de contrôle, décodant le train du monde font parfois signe vers la tentation de la belle âme, du retrait intérieur. Cette tentation conforte dans l’impuissance, laissant en place le néolibéralisme – une impuissance élevée en vertu, comme disait Daniel Bensaïd en parlant de la pensée de Toni Negri et Michael Hardt. La pensée de Sartre, par son sens de l’activisme, de l’engagement au cas par cas, sa posture aux aguets de tout ce qui ébranle le monde, est gage d’efficacité par sa menée frontale des luttes. Un souci d’efficacité qui ne doit jamais sacrifier la ligne éthique de l’engagement, qui doit tenter de se prémunir contre toute rigidification des causes, contre tout aveuglement.

La notion centrale de la philosophie sartrienne est la liberté et tu soulignes que celle-ci acquiert un sens nouveau, radical, à l’intérieur de sa philosophie de l’existence. Qu’est-ce que cette philosophie de l’existence et de la liberté a de singulier et quels en seraient les enjeux ? En quoi cette pensée de la liberté et de l’existence pourrait-elle rejoindre les discours d’autres philosophes contemporains et en quoi s’en distinguerait-elle ?

Dans le cadre d’un vitalisme, les agencements sont la proie du hasard, et la liberté est vue comme une illusion, dans la lignée de Spinoza et Nietzsche. La perception de ce qu’est la liberté est celle d’une liberté d’enveloppement, de continuité entre les agencements humains, non humains et le cosmos. Chez Sartre, la liberté réservée au seul pour-soi, à savoir l’homme, est une liberté qui signifie une séparation, un décrochage vis-à-vis du monde. L’héritier de Sartre, c’est Badiou dont la philosophie fait fond sur la catégorie de sujet – héritage aussi de Lacan – et sur le vide, le décrochage entre sujet humain et état mondain. Si, dans le vitalisme deleuzien, dans son inclinaison vers l’amor fati, les agencements humains, non humains, collectifs ou particuliers sont avant tout en proie aux flux du Tout, pour Sartre, l’homme est en prise sur une situation qu’il remanie, qu’il réintériorise. Même passivisé, il choisit son devenir inerte. La liberté est index sui. Que l’homme soit condamné à être libre engage chacun de nous à se livrer à la tâche d’être libre. C’est parce qu’il y a absence de justification, absence de fondation, de sens, que le pour-soi est l’être par qui le sens, les valeurs existent. Il est celui qui transcende sa facticité, qui néantise, remanie le donné. Le problème majeur de la philosophie sartrienne se loge dans son anthropocentrisme, sa césure absolue entre en-soi et pour-soi, anthropocentrisme et césure intenables, témoignant de ce que Bruno Latour appelle l’illusion des modernes. L’accentuation anthropologique est celle qui met en exergue le pour-soi, sa structure de transcendance par qui la liberté se déploie dans le monde. Distinguant deux régimes d’être, elle ne reconnaît qu’à l’homme la possibilité de faire advenir le néant, de sécréter dans le monde des lacs de néant, à savoir la liberté. L’affirmation d’une prérogative humaine implique la défense d’un humanisme, même si l’on sait que Sartre ferrailla contre certaines formes d’humanisme. L’aptitude du pour-soi au dépassement, à la transcendance lui confère non pas une supériorité ontologique mais une singularité, une dignité dont les autres règnes, animal, végétal, minéral, sont dépourvus. Cette cheville ouvrière de la pensée sartrienne doit être dépassée car elle risque de conforter une attitude d’exploitation de la terre, une non-écoute de ses mouvements, une surdité dont les effets sont dramatiques, ruineux. On sait trop bien que l’anthropocentrisme déchaîné nous mène à la catastrophe sans retour, à la dévastation des écosystèmes. Il est néanmoins important de souligner que l’anthropologie sartrienne développe une théorie du sujet qui le vide des traits du sujet tel que l’entendent les Modernes et la phénoménologie husserlienne : elle le délivre du cogito ergo sum de Descartes, le désubjectivise. La conscience se retrouve délivrée de toute essence, de toute intériorité, de tout ego. Loin d’être ce qu’il est, ce qu’il pense, le pour-soi « n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas », la temporalité brisant toute adhérence à lui-même. Du sujet, Sartre fait un champ transcendantal impersonnel parcouru par une conscience n’existant que dans l’action, dans l’incessant mouvement de ses projets. Deleuze louera Sartre d’avoir thématisé ce champ transcendantal impersonnel, regrettant qu’il y glisse la forme de la conscience. La liberté du sujet interrogée par Badiou se situe dans le sillage de la liberté sartrienne, à savoir dans un dispositif discontinu entre sujet et état de choses. Les propositions de certaines figures de la philosophie contemporaine – Isabelle Stengers, Bruno Latour, Jean-Luc Nancy, Peter Sloterdyck, Giorgio Agamben, Bernard Stiegler, Slavoj Zizek, Quentin Meillassoux, Didier Debaise, Pierre Montebello, etc. – s’en séparent par le refus d’une division proprement intenable entre principe anthropique et cosmos.

9782070704934Concernant ces questions, qu’est-ce qui change entre L’Être et le Néant et la Critique de la raison dialectique ?

De L’Être et le Néant à la Critique de la raison dialectique un même fil rouge circule : la position de la conscience néantisante, l’affirmation d’un être par qui la liberté vient au monde. Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre enracine sa pensée dans un marxisme refondé par l’existentialisme. Abordant la question des ensembles pratiques, de l’intelligibilité de l’histoire, il excède la scène de la liberté individuelle pour interroger le nouage des praxis, les collectifs.

41OPWHqvyFL._SX319_BO1,204,203,200_Dans L’Être et le Néant, il énonce le principe de finitude interne selon lequel rien ne limite une conscience sinon elle-même : même opacifiée, prise à revers par le monde, elle riposte par sa capacité de déprise, d’arrachement.

Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre fera porter le poids sur tout ce qui mystifie, ensorcelle, engourdit les libertés qu’il nomme désormais praxis. Les entours, les déterminations qui ne formaient qu’une toile de fond gagnent l’importance qui leur vient de leur matérialité. Comme si un certain idéalisme assurant à la liberté sa mise en œuvre au plus profond de ses aliénations cédait la place à une prise en compte de l’insertion matérielle des praxis. Le nouage des finalités pratiques et des contre-finalités, l’imbrication des synthèses, des totalisations humaines et de la rareté, du pratico-inerte plombent les praxis déviées par l’envoûtement matériel. C’est ce que Sartre appelle la part du diable de la liberté. Il se produit alors une évolution quant à l’intelligibilité des sources et des mécanismes d’aliénation. Mais, tout au long de son œuvre, Sartre reste fidèle à l’affirmation d’une liberté index sui qui, en son anti-mécanisme, en son intervention brisant tout déterminisme, demeure agissante à même ses passivisations. La structure de l’aliénation est ontologique : qui dit liberté, une liberté située, dit aliénation et qui dit aliénation dit libération de la liberté. La liberté est un anti-destin. Il n’y a pas de liberté sans situation ni de situation sans liberté. Cela implique que l’autre de la liberté soit encore elle-même, que la transcendance de la conscience n’existe pas sans la facticité d’un être jeté, embarqué dans le monde. Formidable optimisme : toute aliénation est, en droit, apte à retourner son inertie dès lors que la liberté a avalisé sa tombée en absence, intériorisé son extériorisation. Indépassable pessimisme : l’aliénation revient ensabler la liberté reconquise ; les groupes en fusion s’institutionnalisent. La circularité de la passivité et de l’activité est sans fin. La dialectique de l’aliénation et de la liberté ne connaîtra pas de pacification réconciliante. En ce point, Sartre se sépare de la dialectique totalisante, heureuse de Hegel.

Tu insistes sur les différences que l’on trouve, dans la Critique de la raison dialectique, entre les collectifs et les groupes, différence qui sera reprise par exemple par Guattari dans ses analyses du groupe assujetti et du groupe sujet. Il me semble que rétrospectivement les analyses menées par Sartre peuvent éclairer beaucoup de choses qui ont été pensées et développées jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans la constitution et la pratique de groupes et mouvements féministes, LGBT, antiracistes, etc. Selon toi, est-ce que ces analyses ont une pertinence pour nous aujourd’hui et si oui en quoi ?

Oui, on peut dégager une filiation entre Sartre et Deleuze et Guattari dans leurs analyses respectives des collectifs : des collectifs que Sartre échelonne du plus englué dans la sérialité – la série où chacun est objet pour lui-même et pour l’autre, tous les autres – au groupe en fusion reconquérant sa liberté et que Deleuze et Guattari divisent entre groupes assujettis et groupes sujets. Sur ce point, celui de l’analyse des mécanismes de l’aliénation individuelle ou collective et des modalités de libération – conversion, « saut sur place », formation d’un groupe en fusion… –, l’actualité et la pertinence de Sartre me paraissent absolues. D’une part parce qu’il radiographie, éclaire les processus d’engluement de la liberté et d’autre part parce qu’il repère les « lignes de fuite », comme diraient Deleuze et Guattari, les arrachements émancipatoires, les actions qui libèrent la vie, l’intensifient en ses puissances – via la constitution de pratiques de lutte, mouvements altermondialistes, autonomes, alternatifs, le mouvement zadiste, écologique, les groupes d’autogestion, féministes, LGBT, etc. Bref, ce qui nous permet de reconquérir nos puissances, nos vies, de dessiner notre présent, notre avenir dont visent à nous spolier une société de surveillance généralisée, un fascisme rampant dans des « démocraties » consuméristes vacillantes livrées au pouvoir des technocrates, des oligarques du néolibéralisme. Il nous revient de construire un autre monde que celui qu’une poignée d’oligarques avec l’assentiment des gouvernants nous réserve.

6108hxJxheL._SX358_BO1,204,203,200_Un des points sur lesquels tu insistes est aussi la difficulté qu’il y a à penser une écologie à partir de la philosophie sartrienne. Quelles sont les raisons de cette difficulté et en quoi serait-il malgré tout important d’essayer d’intégrer Sartre dans une pensée de l’écologie ?

Il importe de dépasser l’anthropocentrisme de Sartre, sa vision anthropocentrique. Non qu’il s’agisse d’intégrer Sartre dans une pensée de l’écologie mais dans le but de les ouvrir l’un à l’autre, de tenter de conjoindre deux plans en apparence antagonistes. La conjonction de deux plans permet de mener plus avant le traitement de questionnements, de problèmes, de gagner en intelligibilité et en force de frappe. Le geste consisterait à prolonger, étendre le moteur de la liberté que Sartre réserve à l’homme seul au vivant sous toutes ses formes, aux agencements végétaux, hybrides, minéraux, aux animaux, au non-humain, aux écosystèmes. Il faut prendre acte de ce que 9782359251272Bruno Latour a nommé le passage des Humains aux Terriens, du globe à la terre, à Gaïa. Confronter Sartre à l’hypothèse Gaïa même si, de prime abord, cela semble un paradoxe de les confronter. Peut-être dans ce grand écart entre deux plans d’immanence qu’on tente de résorber y a-t-il de la haute voltige ? On pourrait se demander à quoi bon les hybrider, les croiser ?

Je pense qu’on y gagne une clairvoyance dans le dépli des problèmes et une efficience dans les pratiques de lutte. Comme je l’énonce dans mon essai dont je reprends ici les lignes, les impasses que présente la pensée sartrienne relativement à une pensée de l’écologie sont les suivantes, on pourrait dire que, premièrement, son dispositif non seulement discontinu mais d’affrontement, d’hostilité qui sépare l’homme de la matière, qui, en dépit de la reconnaissance de leurs empiètements, de leurs hybridations, césure la vie organique de l’inorganique. Sartre a désanimé la Terre, comme les Modernes. Sartre représente ce dont il faut se défaire : la « bifurcation de la nature » comme dit Whitehead, à savoir l’opposition entre sujet et objet. Or, comme insiste Latour, la division entre nature et culture est obsolète, l’a toujours été, il n’y a plus ni nature naturelle ni culture culturelle. Deuxièmement, il y a le corrélat de ceci, la lame de fond anthropocentrique. Mais je pense que ce sont aussi les points de friction qui permettent à la pensée écologique d’aller plus avant dans sa mise en place d’une écosophie.

Le nerf de la pensée sartrienne, la position de deux régions d’êtres placées sous le signe du conflit, hypothèque le développement d’une écosophie responsable. On doit outrepasser deux limites si l’on veut penser avec Sartre et contre lui une philosophie de l’écologie : d’abord, sa vision d’un rapport d’inimitié entre l’homme et la nature, le prédicat d’hostilité accolé à la nature, et aussi le fait que tout ce que Sartre concède à l’homme – liberté, choix, devenir, etc. – il le refuse aux autres existants, bref son principe anthropologique. Penser une écologie qui élargirait la liberté à toutes les régions du cosmos, sans plus de division entre humains et non humains, en faisant fond sur la liberté sartrienne pour l’excéder, la mâtiner de vitalisme, s’afficherait comme la prolongation du geste de penser contre soi qui est une des signatures de Sartre. Il ne s’agit pas de faire le tri entre un Sartre à conserver, à prolonger et un Sartre à réformer. Le geste ne s’inscrit pas dans la tendance pragmatique à découper en fragments les corpus philosophiques hérités afin de ne conserver que les pans utiles. Il consiste plutôt à soumettre Sartre à ce que Deleuze définissait comme l’activité de l’histoire des concepts : faire un enfant dans le dos des penseurs. Le pari fou d’un enfant monstrueux, « contre nature » d’un Sartre croisé avec les intuitions du vitalisme.

Pour finir : que faire avec Sartre aujourd’hui ?

6108hxJxheL._SX358_BO1,204,203,200_Pointer le fabuleux écrivain qui souleva la littérature avec Les Mots, La Nausée, déconstruire l’emprisonnement de Sartre dans un théâtre didactique – même s’il l’est sous un certain angle, celui de la dialectique –, ne pas en rester aux sacro-saints procès, parfois justifiés, parfois grotesques, aux dénonciations de ses errances politiques – lesquelles dénonciations permettent de passer tout Sartre aux oubliettes en une manœuvre captieuse –, de son compagnonnage aveugle du parti communiste, ne pas opposer en un face-à-face stérile l’irénisme de Camus, sa clairvoyance — antidote contre les totalitarismes — et la violence, la passion pour une certaine violence – et le corrélat qu’on en tire, son aveuglement politique – de Sartre. Enfin, point décisif, faire fond sur son athéisme sans concessions, libératoire, plénier en ces temps de repli dans les vapeurs de religions asphyxiantes, nihilistes.

Véronique Bergen, Comprendre Sartre, avec des illustrations de MicKey OC, éditions Max Milo, 2016, 152 p., 12 €