« Le pire, c’est l’hiver », écrivait Marcel Theroux de ces terres Au Nord du monde (2009), quand on laisse derrière soi « les restes de la prétendue civilisation » ; quand, comme l’énonce Cormac McCarthy dans La Route (2007), adviennent « les nuits obscures au-delà de l’obscur et les jours plus gris que celui d’avant. Comme l’assaut d’on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie ». C’est cet espace qu’explore à son tour William Giraldi, une terre glacée où « résonnait l’écho obscur de l’esprit du froid », en lisière de toute civilisation, là où se trouve une vérité enfouie, dérangeante, de l’humanité. Un grand Nord dans lequel vacillent repères et certitudes, ouvrant à l’inconnu, à l’infini de la fable.
Aucun homme ni dieu s’ouvre sur une citation empruntée à un shaman esquimau : « Nous redoutons le froid et les choses que nous ne comprenons pas. Mais ce que nous redoutons plus que tout, ce sont les actes des plus inconscients d’entre nous ». Partir pour Keelut, en Alaska, endroit qu’aucun GPS ne répertorie, revient à plonger dans une angoisse sans fond : « Ce que vous ressentez ici, vous ne l’avez jamais ressenti ailleurs ». Partir pour Keelut, c’est accepter de changer de point de vue : là le mont que tous les Américains (et le reste du monde) appellent McKinley se nomme Denali (« le haut »), et le nom du village, Keelut, fait référence à « un esprit malin déguisé en chien. Ou en loup », à une malédiction. Rien, dans ce village au nord du monde, ne sera comme ailleurs : froid coupant, nuits interminables, sociabilité, tout est autre. Lire Aucun homme ni dieu, c’est changer d’espace-temps, plonger dans l’inconnu. « Ici vous n’êtes pas sur terre ».
Des loups sont affamés sont descendus des collines pour emporter de jeunes enfants du village. Medora Slone, mère du dernier enfant enlevé, écrit à Russell Core, écrivain de nature writing, spécialiste des loups, et lui demande de retrouver la dépouille de son fils et de tuer le prédateur. « Elle avait besoin de son corps, ou au moins de ce qui en restait, même si ce n’étaient que des os ».
L’écrivain, au bord de l’abîme, se rend en Alaska et découvre ce lieu hors du monde, sorte de « trompe-l’œil » dans lequel « la lumière semblait émaner de la neige elle-même ». Il rencontre Medora Slone, il est séduit par cette femme qui ne ressemble à aucune autre, et accepte de traquer la meute de loups. Mais le mystère est ailleurs sans doute, peut-être lié à Medora, sa blondeur, sa féminité opaque, son étrange famille. À des milliers de kilomètres de là, Vernon Slone, le mari de Medora, combat dans un désert écrasé de chaleur, Irak ou Afghanistan, il a pris les armes pour échapper à la crise économique qui touche cette partie de l’Alaska, mines à l’abandon, terres en friche, économie à l’agonie. Mais que l’espace soit de sable ou de glace, envers et revers d’une même planète, la douceur semble « un rêve lointain, inconcevable ». Blessé, Slone revient au pays, il découvre que son fils est mort, sa femme en fuite et, par vengeance, se lance dans une traque implacable, semant terreur et morts sur son chemin.
Le roman ne laisse aucun répit, il saisit le lecteur aussi vite que le froid polaire raidit les cadavres. Comme l’écrit Denis Lehane, Aucun homme ni dieu est « un voyage tendu au cœur des ténèbres ». William Giraldi révèle la noirceur paradoxale de la blancheur aveuglante, le poids de la faute sur chacun, dans une écriture viscérale, d’une urgence organique. La vérité que chacun poursuit n’a de cesse d’échapper, de se métamorphoser, au rythme de la traque haletante des protagonistes du roman. Tous sont hantés, par des légendes, des filiations, des malédictions ancestrales. Comme le dit Russell Core dans un demi-sommeil, « les morts ne hantent pas les vivants. Les vivants se hantent tout seuls ».
Hanter : voilà l’effet de ce roman sur ces lecteurs, bien après l’avoir refermé. Il agit comme un envoûtement, lié à sa poésie sauvage, sa densité dramatique, superbement rendues par la traduction de Mathilde Bach. Cette dernière l’expliquait dans « Le mot du traducteur » qui accompagnait la publication du livre en grand format aux éditions Autrement (2015) —, il lui fallait rendre les impressions « sensorielles » sur lesquelles se construisent les premières pages du roman, la « musique permanente » de Giraldi mais aussi la manière dont « très vite, le texte se dérobe », échappe à son apparente simplicité. « Le traducteur doit alors restituer ce faux-semblant, cette émotion qui avance masquée. Ce masque, chez Giraldi, c’est la poésie ».
Keelut, ce bout du monde, est une frontière labile entre la civilisation et le monde sauvage, un « lieu où les frontières habituelles entre humain et animal étaient bouleversées, ce lieu où les deux mots fusionnaient, indiscernables ». Là aucune vérité n’est sûre, Russell Core se perd en hypothèses et conjectures. Les limites du bien et du mal n’ont plus de sens dans ces « hectares étouffés de neige et comptables de rien ». « Au bord du monde » l’humanité révèle sa sauvagerie primitive, hommes et loups vivent en meutes et la faim comme l’urgence les poussent aux dernières extrémités. C’est sur cette bestialité inintelligible que bute Core qui ne « parvenait pas à se souvenir d’un seul autre lieu aussi étranger, aussi inconnu que celui-ci. Une colonie à la frontière de la Nature, à la fois familière du monde sauvage, et lui résistant ».
Aucun homme ni dieu explore un lieu qui est sans doute le personnage principal du roman, un espace à l’écart — « ici rien ne se passe comme ailleurs (…). Nous n’appartenons pas réellement au reste du monde » — mais révélateur d’une vérité fondamentale : la sauvagerie de l’homme, la puissance indomptée de la nature en lui, d’instincts ou désirs qui le dépassent. L’immense « fresque inexplorée de blanc » est le creuset d’un roman qui refuse tous les genres qu’il convoque pourtant (thriller, nature writing, roman polaire), pour basculer dans la fable. William Giraldi compose un « conte », celui que Russell Core promet à sa fille : « elle voulait qu’il lui raconte tout ce qu’il avait vu. Elle voulait entendre la vérité. Mais il ne lui donnerait qu’une histoire — une histoire qui semblerait s’être déroulée dans un rêve, à l’écart du monde réel — et cette histoire avait les apparences de la vérité ».
William Giraldi, Aucun homme ni dieu (Hold the dark), traduit de l’anglais (USA) par Mathilde Bach, éd. J’ai lu, 313 p., 7 € 60
&
Marcel Theroux, Au nord du monde, traduit de l’anglais par Stéphane Roques, 10/18, 347 p., 8 € 40
Cormac McCarthy, La route (The Road), traduit de l’anglais (USA) par François Hirsch, Points, 254 p., 6 € 80
William Giraldi est né en 1974 dans le Connecticut. Il vit à Boston. Il est l’auteur d’un premier roman, Busy Monsters (2011). Hold the dark (2014) est le premier de ses livres traduit en français (Aucun homme ni dieu, 2015). ll dirige la rubrique fiction de la revue littéraire AGNI et collabore régulièrement au New York Times, Book Review et The New Republic.