DEmiLEUquinZE (Face A)
J’ai rencontré Deleuze, j’avais vingt ans, et son Nietzsche, petit ouvrage conçu comme un bestiaire philosophique, alors que j’étais descendu au Mans pour un festival de jazz (nous y verrions Christian Vander faire un jam avec son maître Elvin Jones. Nous étions trois, Jean-Christophe C., Nicolas B.Elvin Jones, tout de rouge vêtu, rugissait derrière les toms, Christian Vander avait les yeux blancs.)
Deleuze a été pour moi, là, une lecture supplémentaire, enrichie si on veut, de Nietzsche et rien de plus. La déflagration s’est produite plus tard, 10 ans peut-être.
À présent, nous sommes dans l’auto de Jean-François P. et nous roulons sur une route de campagne. A ce moment-là où nous roulons, c’est lui qui conduit, moi je n’ai pas le permis, j’ai une sorte d’intuition stupide et je lui balance tout-à-trac Nietzsche n’est pas vraiment un philosophe. J’entends par là qu’il n’est pas un philosophe systémiste, qu’il ne fait pas système. JF, qui est Platonicien, opine du chef et ajoute Oui, c’est la grande force de Deleuze d’avoir réussi à en faire un philosophe. Mais si tu veux vraiment découvrir la philosophie, entre par Deleuze dans Spinoza. Et donc, quelques mois plus tard, mon anniversaire est en novembre, Jean-François m’offre le Spinoza de Deleuze.
Mais je vais trop vite, avant ça, je dois faire le récit de ma deuxième rencontre avec Deleuze. A ce moment-là j’ai tout à fait cessé d’écrire depuis quelques années, suite à la douloureuse prise de conscience que je ne produirai jamais rien d’autre que du caca. Je lis Nietzsche et la philosophie. Je fais l’expérience une nouvelle fois de sa langue à lui. Je rencontre la langue d’un homme qui prétend concentrer sur un peu plus de deux-cents pages la pensée d’un philosophe qui, puisqu’il ne fait pas système, développe la pensée des dragons plutôt que celle des poissons, pour déformer ce bon vieux Confucius.
La langue de Deleuze, donc, sa précision, sa netteté absolue, en même temps que sa mobilité.
Et je me dis :
« Et si, moi, je tentais de concentrer la pensée de Deleuze dans son effort à vouloir concentrer celle de N., par exemple en résumant en deux phrases chacun de ses chapitres, est-ce que ça finirait par faire un poème ? ». (Ne riez pas)
Je commence donc. Au dixième chapitre, je suis contraint de m’arrêter, car je ne comprends plus rien. Toutefois, la vingtaine de lignes qui s’alignent sur ma page me semblent ouvrir une voie.
A propos de l’échec, j’écrirai ceci qui a pour titre Bataille autour de Deleuze :
« Je commence une épopée. J’ai fait cet effort insensé et parfaitement vain au regard de la philosophie de mettre à la réduction un texte déjà dense de Deleuze et de le porter poétiquement (ce qui demeure probablement vain au regard de …). Je souhaite à présent rendre compte des nombreuses et amicales discussions que j’entretins avec ces deux penseurs du monde moderne ».
Cet échec, qui sera suivi quelque temps plus tard de la lecture du plus grand texte de littérature, à savoir La jeune parque, de Paul Valéry, reconditionne tout mon rapport à l’écriture. J’envisage pour la première fois qu’un texte ne surgit pas d’une suite d’effets qu’on appelle le style, habillant une suite de faits qu’on appelle l’histoire. Des mots comme précision – dont je comprendrai par la suite qu’il est un avatar du don, donc de l’amour – densité, mobilité, font surgir la possibilité de nouveaux paysages narratifs. Surtout, il me semble avoir senti une joie du cheminement. Il me semble que dès lors je me tourne vers un monisme où cheminer, le chemin, être celui qui chemine, sont une et même. Pour m’extirper de l’ornière dans laquelle je me trouve, aka l’insupportable dualisme du fond et de la forme, j’entrevois une notion préalable qui les précède tout en les rendant caduques : l’intention ou la vision. J’entrevois qu’écrire pourrait être la figuration la plus adéquate à cette intention (ou vision) et que le déploiement du corps d’écriture dans un espace narratif doit moins chercher à administrer la preuve d’une puissance qu’à éprouver une mobilité, à ressentir d’être libre ; densité et précision devenant les attributs d’une responsabilité nouvelle, peut-être même les prémices d’une éthique. J’ai 27 ou 28 ans.
Je reviens à cette soirée d’anniversaire, là j’ai 30 ans probablement. Nous sommes dans mon salon et Jean-François P. m’offre le Spinoza de Deleuze. Je prends le livre comme s’il s’agissait d’un passe.
L’ampleur du choc est considérable. La libération que m’apporte la lecture de ce texte est considérable. Je suis coincé depuis plusieurs années par l’impression que le monde tel qu’il se propose dans ses fondamentaux est biais. L’axe transcendantal de la morale, en particulier, m’a toujours beaucoup gêné, je ne me reconnais pas dans son commandement, je souffre de ce qu’il établit le noble et le vil, le bien et le mal (en cela sensibilisé depuis des années par ma lecture à la moustache). Deleuze, qui deviendra pour moi à ce moment-là, et encore aujourd’hui, avant toute autre chose un philosophe spinoziste, fait éclater l’artifice de la transcendance par une suite de mots dont l’agencement relève du Plan de Nature, la Nature reprenant ses droits qui lui viennent de l’Immanence.
L’univers devient une substance infinie peuplée d’attributs et de manières d’être. La primo croyance en un Esprit fertilisant la Matière s’évapore sous l’effet du plan des combinatoires. Le monde ne répond plus à une série de commandements mais devient l’objet de ses propres agencements. L’éthique fond sur la morale. Le monde enfin revient sur ses pieds. Plus tard, je lirai son ultime ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ?, avec des larmes dans les yeux.
Plus tard encore, un autre ami, Guillaume C., m’offre en CD les cours de Deleuze à Vincennes, notamment ceux sur Spinoza. Depuis j’écoute régulièrement la voix de Deleuze chez moi ou au bureau jouer avec les notions :
substance absolument infinie = Dieu
les attributs, éléments constituants de la substance
de la substance aux modes
univocité de la substance
l’être en tant qu’être est substance
Être, substance absolue possédant tous les attributs
nous possédons deux attributs : l’étendue et la pensée, attributs de Dieu
l’être se dit de ce qui est, l’étant
attributs = éléments de l’être
rétablir anti-hiérarchie par rapport à :
l’âme vaut mieux que le corps, la pensée mieux que l’étendue, la cause émanative
les effets sortent de la cause
l’un est supérieur à l’être âme corps
tous les êtres sont égaux en tant qu’existants
nous sommes des modes, des manières d’être, pas des substances
je suis dans l’être par immanence
un corps est un mode de l’étendue
une âme est un mode de la pensée
mon corps et mon âme sont la même manière d’être
deux modes de deux attributs mais une seule et même modification de la substance
si bien que l’âme et le corps c’est la même chose, rapportée à deux attributs distincts, corps dans l’attribut étendue et âme dans l’attribut pensée
l’immanence supprime tout privilège de l’âme sur le corps
au contraire la morale, fille de la transcendance établit une raison inverse, une hiérarchie des valeurs
hiérarchie des valeurs pour la morale :
si le corps agit, l’âme pâtit et inversement
le problème du philosophe pour la morale, c’est de soumettre le corps
par l’éthique, tout est égal
si je suis une manière d’être, mon corps et mon âme agissent et pâtissent en même temps
le corps est constitué de rapport de vitesses et de lenteurs
de même que le corps on ne sait pas ce qu’il peut, votre pensée dépasse la conscience que vous en avez
l’éthique : accéder à cette connaissance du corps (l’inconnu du corps / Vous ne savez pas encore ce que peut le corps) et de la conscience de l’âme (inconscient de la pensée / Dépasse la conscience que vous en avez).
L’écoute attentive et répétée de ces cours sur Éternité et immortalité, à propos de Spinoza, inspire une scène du Portique du front de mer et en réalité tout le livre, puisqu’il s’agit d’un récit sur la fin du temps et de l’instant d’éternité qui le précède (je m’inspire aussi d’une expérience hallucinogène poursuivie avec Laurent B. au cours de laquelle la mémoire instantanée m’étant retirée toutes les deux minutes environ au profit d’un reloading dépourvu de la moindre rémanence mémorielle, j’éprouvai de vivre durant des millions d’années qui n’étaient que cet instant parfaitement recommencé.)
J’ajoute qu’un projet de roman, actuellement à l’étude, fera la part belle au maître Spinoza tel qu’il m’a été conté par Gilles Deleuze. Je ne peux en dire plus pour l’instant sinon qu’il s’agira probablement d’une histoire de zombies.
Encore une chose, trotskiste de formation, j’ai lu sur le tard Dieu et l’État, ouvrage posthume de Bakounine paru en 1882 qui m’a permis de comprendre ce que la transcendance comme lecture du monde générait invariablement au plan politique : le sur-ordre, que celui-ci provienne de Dieu, de l’État, ou de ses amis Bolcheviques dont il prévoit dès cette époque les dérives. Dans ce minuscule recueil de sa dernière pensée, Bakounine revient sur le fondement même de la transcendance : croyance en l’existence séparée de la matière, inanimée, vile, élément du bas, froid, et l’Esprit qui seul sait lui donner vie, noble, lumière, élément du haut. Il lui oppose sa vision moniste d’une matière animée, parcourue de vitesses et de lenteurs – oui, vous avez bien lu, J’ai soupçonné à cet instant Deleuze d’avoir emprunté à Bakounine cette première vision dynamique de la matière, porteuse en elle-même de sa propre vie, pour en faire un de ses axes de lecture de la pensée nietzschéenne (j’établis par la suite un axe pour moi fécond Nietzsche, Bakounine, Deleuze.)
Il faut garder à l’esprit que je n’ai probablement rien compris à ce que Deleuze a tenté de m’enseigner à travers ses ouvrages ou ses cours, j’ai probablement biaisé chacun de ses prédicats jusqu’à le faire paraître son contraire, mais c’est égal. Deleuze m’a durablement ensemencé, même si les enfants que nous avons lui et moi ne lui ressemblent sans doute pas. C’est toujours lui qui conduit (moi, je n’ai pas le permis.)
Deleuze-sur-Mer (Face B)
Joao rêvait de lignes, il rêvait de plans, assis sur le bord du parapet surplombant la plage (qui est aussi le rebord du monde). Il n’entendit presque pas le pas de M. derrière lui, ne le sentit presque pas s’asseoir à son côté. Son regard se portait plus loin sur l’océan, derrière l’horizon, pour l’heure opaque à toute présence fraternelle car résonnaient encore en lui les vertiges d’un abîme aux parois bleutées. Le retour avec lequel il s’était composé avait imprimé sa marque dans cette partie de son être la plus poreuse aux miracles, les dernières vagues de la vibration achevaient de le posséder. Au loin, de lourds rideaux de pluie approchaient en silence. Il en sentit tout le poids, il ressentit chaque goutte, il se mit à respirer à l’unisson de la masse d’eau gigantesque dont les pulsations profondes lui évoquèrent une baleine endormie. Puis, alors que dans une autre région de son cosmos, un champ de concepts traversait l’espace à vitesse sidérale, il se rappela autrui.
Il ressentit M. à son côté, demeuré immobile, attentif à ne rien troubler. Lui aussi regardait l’océan, les mouettes ensommeillées dans les sables de la nuit. Alors Joao reprit en lui la langue, l’invitant à retrouver son axe, lui offrit de dérouler ses volutes comme autant de rubans de soie sertis de mots, tombés là, sans hasard. Il dit Je n’ai pas franchi davantage que le seuil. En cela, il inventait en partie, pour M. qui s’était tourné vers lui et dont il perçut à peine la demi-volte, et aussi pour Lucio, absent à lui-même, écrasé par la fixité qui le possédait de tout temps, et pour Raymond Mayo, disparu avec son coupé Deville dans un vortex automobile. Il parlait pour tous mais ne put rien dire de plus que ce songe. La langue là s’achevait, ce qui était exact, sur le bord vibrant de l’univers, elle s’était évanouie, franchissant à peine le seuil, l’ensemble de ses lois s’affaissant devant celles, plus proliférantes, des plans. M., quant à lui, se chargeait de lourds rideaux de pluie, des tonnes d’eau vaporisées le traversaient comme s’il avait été le ciel et plus bas aussi l’océan. Joao plongea dans les eaux de son ami et descendit jusque vers ses fonds sableux, il subit la pression gigantesque d’être lui, contempla sa faune et sa flore incolores surgies des plus profondes failles. Il saisit dans l’univocité de la substance la fragmentation des images, il éprouva la douleur infinie de se combiner sans éprouver jamais de continuum, une douleur focalisée et circonscrite au point de conscience. Vous ne savez pas ce que peut le corps.
Il fit de sa chair un mode de l’étendue, de son souffle un mode de la pensée, lancés bien au-delà de ce qu’ils avaient jamais été, cherchant l’union, ou bien le chevauchement par quelque chose qui avait toujours été lui mais dont il ignorait les dimensions non plus que les contours. Ce qu’il pressentit de la quête de M., perdu dans la contemplation du ciel alourdi dont on pouvait voir, en clignant les yeux, qu’il se déversait dans l’océan. Lui-même, M., se jugeait humide à tordre au dedans, il s’entendait couler mais ne voulut rien en dire à Joao de peur de le perdre à nouveau. Il s’était toujours avoué un peu court, quoique envieux d’une certaine façon, des dispositions volontaires de Joao à passer de l’autre côté, à saisir les lignes pour vibrer en elles, à disparaître en un mot. Avait-ce été la mort ce voyage-là, ce que c’est que la mort, c’est-à-dire, pour ce qu’il en avait saisi de la bouche même de Joao (mais Joao avait-il seulement parlé), un retour matriciel dans le ventre de fibres, qu’il prétendait saturées d’inconnaissance, ou alors tout à fait autre chose que Joao n’avait pu décrire puisque là-bas, au-delà du seuil, la langue était morte. M. se rinça la bouche à la pluie qui venait jusqu’à eux. Il évoqua dans un murmure la forêt de givre, leur espoir de le trouver là, lui, Joao, quête insensée qui leur fit voisiner la mort, les galaxies abandonnées dans le cœur impénétrable de forêts et de lacs gelés, l’échec et le désespoir qui les saisit tous comme le froid polaire et les défit, en quelque sorte. Il regarda au-dessus de lui ce qui menaçait. Il leur faudrait bientôt partir, se lever et partir. Retrouver les autres qui attendaient. Où bien ils resteraient là, confits de fraîcheur océane, figures de gisants assis sur le bord d’un parapet, attendant d’être reliés au sable, aux mouettes, à la terrasse du Zanzibar et ses chaises de fils de couleurs, attendant d’être relié au portique du front de mer.
Toutes choses que Joao but comme si elles avaient été ses pensées propres. Il pouvait sentir le désarroi d’un ami tentant sans jamais y parvenir d’accroître sa puissance d’agir, il voyait les efforts colossaux qu’il avait dû consentir pour vivre plus, se débattant pour sortir du cadavérisme de toute chose, l’échec répété aux portes de la joie, et Lucio encore plus profondément, ce dernier appelant constamment la fin comme un chien malade. Il conjura en lui une amorce de la coupure des langues. Il aperçut lointainement l’automobile de Raymond Mayo filant à pleine vitesse en périphérie du vortex, le vit danser sur le fil dans une tentative désespérée d’échapper à l’avalement avant de s’effondrer tout comme, juste avant lui, une gigantesque naine rouge.
Joao, que la pluie gorgeait comme un sac de son, frissonna à la contemplation de ces manières d’être, aussi fugitives que sacrées. Toutes faisaient valoir des trajectoires qu’elles appelaient leur chemin, toutes s’attachaient à presser du sens de leurs incohérences, et en cela, précisément, Joao ressentit que toutes relevaient du sacré, à la mesure identique des phalènes qui se perdaient dans l’éclat des réverbères sur la promenade du front de mer.
Dans ce que Joao avait parcouru comme étant un plan géométrique aux bords courbes, il s’était composé avec les figures puissamment compatibles, s’affranchissant du commandement et de l’axe, franchissant les gouffres, dévorant les failles, il avait été en particulier cet abîme aux parois bleutés qui lui avait paru être le seuil second. Comme il avait quitté toutes les coordonnées, à présent il délirait le monde.
Il était entré dans le flux, il était devenu le flot d’images, son ardente succession, voyant défiler les événements dans une vitesse de la lumière, advenant à lui-même comme cette face d’un multiple à l’éclat volatile sans cesse recomposé, amnésique. Il avait tracé des lignes de fuite jamais précédées, espace délivré de toute brisée, sans piste, sans vestige, sans rémanence, s’aguerrissant à la très grande vélocité. Lui-même dissous par l’afflux d’échos qui le constituait, dans une composition changeante et de feu, il avait anticipé l’évaporation de l’univers. Ce qui le parcourait alors lui parut comme le déploiement d’une puissance vitale infinie, tout à la fois onde et plan, se multipliant en éphémères avatars célibataires, dont les singularités s’éteignaient à peine écloses. Mêmement traversé, ainsi immanent, délivré de l’ordonnancement contraire, soustrait à l’empreinte appliquée du monde qu’on nomme délire ou récit, sans plus de territoire.
C’est ça qu’il aurait voulu leur montrer, la vision qui fait échouer la langue. Mais au lieu de cela, il faisait battre ses jambes contre le parapet, s’imprégnant de pluie et du ressac, bordé par M. dont tout l’être, à présent, tremblait. Je viens libérer la vie mais déjà l’orage du Temps était sur eux. Il venait pour sa fin. lancé à pleine vitesse. pour effacer tout devenir. pour se consumer en eux tous.
(Plus tard, après l’instant dernier, ils marcheraient tous les quatre de nouveau et sans plus jamais d’arrêt, empruntant la promenade sur l’avenue de l’Océan, dont les dalles fendues seraient balayées par la poussière ocre vif du désert, bercés par le chant plaintif des nuées de mouettes. Leurs corps empreints d’espace, vastes et tranquilles, ouverts à l’air doux, traversés de permanence, tous les quatre alignés faisant front dans l’éternité).
Manuel Candré
Manuel Candré a publié :
Autour de moi, éditions Joëlle Losfeld, 2012, 104 pages, 11,90 €
Le portique du front de mer, éditions Joëlle Losfeld, 2014, 160 pages, 15,90 €