« Mohicans » de Denis Robert, du journalisme littéraire

La mèche est allumée le 30 octobre, soit une semaine avant la parution du livre de Denis Robert qui s’en est alors ému sur son mur Facebook. Livres-Hebdo, l’AFP, L’Express-L’Expansion consacrent des articles à la publication presque concomitante de C’était Charlie de Philippe Val chez Grasset et de Mohicans de Denis Robert chez Julliard. Les deux livres ne sont pas encore dans les bacs des libraires que le débat est déjà houleux, ab ante, et le terme « polémique » vient truster les surtitres. La raison principale : le livre de Denis Robert écornerait le mythe Charlie et le journaliste-écrivain s’en prendrait à Philippe Val et Richard Malka.

Si cette interprétation n’est pas totalement erronée, elle n’est pour autant pas suffisante. Mohicans dépeint certes en des termes plus ou moins amènes les années Charlie de Val, Riss et Charb, propulsés sur le devant de la scène le funeste 7 janvier dernier. Mais il parle surtout des hommes, Cavanna et le Professeur Choron en tête, qui ont fondé un autre journal, Hara Kiri, et inventé l’humour bête et méchant.

Mettons de côté les vaguelettes polémiques et les biais journalistiques qui permettent de parler d’un livre de manière périphérique pour nous attacher à l’essentiel : le livre. Mohicans est l’œuvre d’un journaliste-écrivain-enquêteur-réalisateur, un récit qui balaie plus de cinquante ans d’histoire de la presse. Avec Mohicans, le postulat de Denis Robert est simple : « l’histoire de Charlie hebdo est intrinsèquement liée à celle d’Hara Kiri et de ses créateurs. On ne peut rien comprendre ni rien résoudre dans les conflits d’aujourd’hui si on ne plonge pas dans les origines de l’aventure ». Il s’agit dès lors de parler des figures tutélaires, des auspices sous lesquelles sont nés Hara Kiri, Charlie Mensuel, Hara Kiri Hebdo, Grodada, La Mouise, de raconter les coups de sang, les coups d’éclat, l’argent, les évictions des uns, les manœuvres des autres, les départs forcés ou volontaires, les batailles juridiques, les regrets nourris par Cavanna jusqu’à sa mort.

Le premier numéro d’Hara Kiri paraît le 1er septembre 1960. (…) Sous une couverture rouge dessinée par Fred, un samouraï noir s’ouvre le ventre en tirant sur une fermeture éclair. A l’intérieur, personnage avec un gros nez se marre. Cavanna tient son journal. C’est lui qui en trouve le titre.

Repartir dans le passé est parfois salutaire, parce que l’histoire est souvent sinon source d’enseignements du moins riche d’informations nécessaires. Mohicans est à ce titre un excellent devoir de mémoire : il parle de la censure, des difficultés artistiques, économiques, juridiques, politiques, humaines… de ce que signifie faire un journal — surtout un journal comme Hara Kiri — dans la France des années 60-70. À plus forte raison lorsque Cavanna, Choron, Wolinski, Reiser, Cabu, Siné, Fred et consorts sont aux commandes. Et qu’ils inventent ex nihilo une machine infernale bête et méchante propre à dégoupiller la bêtise et la méchanceté de leurs contemporains. C’est tout cela que raconte Denis Robert : l’ambiance foutraque, le couple Cavanna-Choron (« les Lennon & McCartney de la presse » comme il les qualifie en entretien), l’inventivité, les galères, la liberté, l’outrance… et l’héritage (au sens propre comme au figuré) d’Hara Kiri dont certains se sont réclamés et se prévalent encore aujourd’hui (à tort ou à raison).

Il faut saluer le travail de Denis Robert qui se met en scène tout en racontant une histoire. L’auteur devient le prisme par lequel la lumière jaillit : les entrelacs, les allers et retours, les citations choisies et la narration éclatée sont au service du propos et de la chronologie des faits : les manœuvres financières, les questions de propriété intellectuelle, les droits d’auteur, les lignes éditoriales mouvantes. Avec son écriture libre, incarnée et cette forme de « Denis Robert raconte » (pour oser le parallèle facile avec les célèbres chroniques d’Alain Decaux), l’auteur personnifie, n’omet aucun détail, n’hésite pas à prendre des risques et position.

Cette prise de parole est encore plus intéressante quand il s’agit du récit de Charlie Hebdo, érigé depuis janvier en étendard de la liberté d’expression. Pourquoi dès lors ne pas raconter l’autre Charlie, celui qui ne serait pas dans la doxa officielle ? Celui de Willem, Cavanna, Choron, Delfeil de Ton, durant les années de plomb quand Hara Kiri voulait occuper le terrain de la contestation de l’ordre établi. En montrant comment d’un journal libertaire apolitique dont le seul credo était de se marrer envers et contre tout, on en est arrivé à un hebdo satirique, fortement politisé (ce qui n’a pas ravi toute la rédaction, loin s’en faut) et aux partis pris humoristiques parfois pointés comme relativement équivoques et ce bien avant les attentats. Denis Robert raconte tout cela et plus encore.

Mohicans est une formidable machine à remonter le temps, écrite avec la verve d’un auteur qui fait du new journalism, du gonzo, et invoque ses figures tutélaires : David Foster Wallace et Tom Wolfe. Il collecte, amasse, renseigne, retranscrit, reprend, cite, démontre, avec une subjectivité assumée et une volonté de dire les choses autrement. Il dépasse l’exercice compassé du biographe neutre à l’extrême.

Mohicans est le livre d’un enragé volontaire, qui interroge autant qu’il se questionne lui-même. Pour remettre la vérité au centre du débat, pour préciser, appuyer, enfoncer et redire encore. Et revenir aux origines, avec Cavanna, Choron et Hara Kiri, ces Mohicans. Peut-être les derniers.

Denis Robert, Mohicans, éditions Julliard, 306 p., 2015, 19 € 50 — Lire ici un entretien avec Denis Robert autour de Mohicans, « on a volé leur âme… »