Denis Robert : « on a volé leur âme… » (Mohicans)

Le long entretien accordé par Denis Robert à Diacritik est à l’image même de l’écrivain-journaliste : chaque réponse est une affirmation de soi comme du résultat d’une enquête poussée. Le personnel rencontre le factuel et le questionnement initial est prolongé par des interrogations nées des propres réponses de l’auteur de Mohicans : la quête de Denis Robert semble sans point final possible. Un entretien en mode gonzo, un genre que l’auteur revendique.


Peut-on mettre en miroir Mohicans et Cavanna, jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai ? Le livre est-il le prolongement du documentaire ? Ou est-ce l’inverse ?

CavannaafficheL’idée du film remonte à très loin. 2010. Cavanna, qui avait tant compté pour mes amis et moi, était oublié, gommé, maltraité. Non seulement par la nouvelle équipe de Charlie Hebdo qui l’avait momifié. Mais aussi et surtout par un public de moins de quarante ans. Les plus vieux ne l’avaient pas oublié. Au contraire, certains le vénéraient, mais en silence. Je trouvais cette situation injuste. Je suis partie de là. Dire pourquoi et comment, François Cavanna était un personnage important de notre Histoire contemporaine. Il est l’homme qui a libéré la presse française de son carcan. Et cette presse satirique a infusé sur le reste du monde. Cavanna est le chroniqueur, l’écrivain, le patron de journaux qui a le plus œuvré pour la liberté d’expression en France. Avec Choron, ils ont été des dynamiteurs formidables. Sans eux, pas de révolte en mai 68… Quand je me mets sur un travail au long cours, il y a toujours un livre qui s’impose à un moment. Là, c’était plus compliqué. J’avais surtout envie d’enregistrer des images de Cavanna avant que la maladie de Parkinson ne l’emporte. C’était une course contre la montre parce que Miss Parkinson s’attaque aux cordes vocales. Et Cavanna perdait sa voix. Quand on fait un film, c’est gênant.

Et donc le livre ?

J’y pensais sans trouver la note de départ. Écrire une biographie, ce n’était pas mon truc. Une histoire d’Hara Kiri et Charlie Hebdo un peu plus, mais c’était une quantité de travail considérable et j’avais d’autres livres en tête. J’ai toujours un livre en préparation. Pourtant je prenais des notes. Il y a eu deux déclics. Le premier est venu de Delfeil de Ton, quand il m’a révélé cette histoire des 0,44 % que Cavanna touchait sur les ventes de Charlie pour compenser sa pige mensuel. C’était une pièce du puzzle qui me manquait. Une infamie. Ensuite, sont venus les attentats de janvier. Voir et entendre à longueur d’interviews, Philippe Val et Richard Malka, l’avocat de Charlie, raconter une histoire qui n’avait rien à voir avec la véritable histoire de Charlie Hebdo, les entendre nier jusqu’à l’existence de Cavanna et de Choron, pour se mettre en scène et en valeur, était insupportable.

Mohicans est un récit, une enquête, avec ses sources, ses retranscriptions d’entretiens, combien de temps cela a-t-il pris pour rassembler et organiser ? 

J’ai mûri le livre deux ans. J’ai collecté des documents, des jugements, des pièces comptables. J’ai découvert des choses édifiantes qui attestaient d’un détournement de fond. Je ne parle pas d’argent, là… J’ai commencé à écrire Capture d’écran 2015-12-13 à 17.16.46début avril 2015. En même temps, j’appelais des gens, des journalistes, des avocats, des témoins de cette histoire. En tout, j’ai dû voir et enregistré une cinquantaine de témoins. Tout le monde me déconseillait de me lancer. C’était troublant cette unanimité. « Trop casse gueule. Ça va passer pour un règlement de compte. C’est trop tôt après les attentats. Tu t’attaques à des morts… » Je tournais en rond. Il me fallait la première note. Les premiers mots. Et ce dialogue est venu :

Je voudrais raconter leur histoire. Ce qu’ils étaient et comment on a volé leur âme… Leur quoi ? Laisse tomber.

J’ai enchaîné. J’ai écrit un premier jet jusqu’en juillet, tout en continuant à voir des témoins et à modifier mon texte. En septembre, j’y étais encore. Il me fallait voir ou essayer de voir les gens que je mettais en cause. Ils ont refusé, m’ont envoyé des courriers d’avocat. Ils ne voulaient pas que ce livre existe. Il y a eu beaucoup de pression. J’ai continué à écrire jusqu’au 20 octobre. Le livre est sorti trois semaines plus tard.

Votre livre est construit sur une chronologie éclatée, qui part des origines jusqu’à aujourd’hui, avec des inserts (des réflexions, presque des apartés), c’était pour briser la linéarité du récit ? Pour gommer l’aspect « biopic » ?

Capture d’écran 2015-12-13 à 17.18.56C’est du journalisme littéraire. Du new journalism, à la manière du gonzo américain. David Foster Wallace, Tom Wolfe. Je viens de là. Je ne revendique pas l’objectivité. J’enquête, j’amasse des documents, je vérifie les faits, je suis dans le présent, je questionne le passé. J’ouvre des portes, que parfois je force. Je fais des liens. Je tisse. Je ramifie. J’interroge le réel, j’en rends compte. Les histoires intéressantes sont faites de trahisons, de types qui pensent détenir la vérité, d’imposteurs. Avec Charlie, je suis servi. Je ne suis pas habité par un esprit belliqueux. Ma tendance naturelle serait plutôt la paresse. C’est un paradoxe. Il m’en faut beaucoup pour mettre en marche la machine à écrire. Après, tout tient sur un fil. Je suis porté par une énergie que j’espère communicative.

Votre histoire croisée avec Philippe Val est en filigrane dès le début, pour devenir centrale à la fin du livre, avez-vous rencontré des difficultés dans l’écriture (pressions ? difficultés juridiques ?) et si oui, est-ce que ça a influencé votre écriture ?

Il n’est pas le seul mais Philippe Val est une des figures importantes du livre. J’ai essayé de comprendre son fonctionnement. Il est à l’origine d’un détournement, il a posé une étiquette sur un produit frelaté. Il s’est servi de la beauté et de l’innocence de génies comme Reiser, Topor ou Cavanna pour les trahir. Il faut toujours un méchant dans les livres. Philippe Val est formidable pour ça. On n’est jamais déçu. Les pressions ont été très fortes avant la sortie du livre, principalement par l’intermédiaire de Maitre Kiejman qui a pris contact avec Editis et son service juridique. Editis est la maison mère de Julliard. Mais bon, ils n’ont pas mesuré la solidité du lien entre mon éditeur Bernard Barrault et moi. Je pense que dans un autre cas de figure, un autre éditeur, un auteur moins habitué aux pressions, ce livre n’aurait jamais vu le jour…

Mohicans est passionnant d’un point de vue de l’histoire avec un grand H, il retrace l’histoire de Charlie, de Cavanna, de Choron, de Val, avec en creux les époques : est-on moins libre aujourd’hui ? De créer, de dire des choses, de contester ?

1041588-bal-tragique-a-colombey-1-mortC’est délicat de comparer les époques. Cavanna et Choron ont risqué la prison et de fortes amendes sous trois présidences. De Gaulle, Pompidou et Giscard. Même si l’étau s’est desserré peu à peu. Ils se sont battus comme des renards pour résister à la censure. J’ai retrouvé des documents passionnants racontant comment ils ont su déjouer les pièges des magistrats de l’époque. Il faut s’imaginer ce que c’était que les années 60, avec les interdictions successives d’Hara-Kiri. Cavanna et Choron devant courber l’échine face à un magistrat pompeux de la Chancellerie comptant les bites et les nichons et s’énervant contre le mauvais esprit de Topor ou de Fred. La censure à l’époque était franche, évidente. On leur est redevable d’avoir su résister. Aujourd’hui, tout est dilué. La censure existe mais elle a changé de nature et de forme. On est face à la profusion et à la confusion. Exister et résister face au nombre et au clonage médiatique est usant et compliqué. A cela s’ajoute ces guerres de religion, le nouveau rapport au blasphème. La crainte de voir débouler un djihadiste dans n’importe quelle rédaction…

Mohicans est passionnant aussi dans ce qu’il ne dit pas explicitement : la liberté d’expression (et surtout le courage et la folie douce, ce côté libertaire) qu’avaient les fondateurs d’Hara Kiri, de Charlie ne semble plus avoir cours, un Charlie des origines pourrait-il voir le jour aujourd’hui ?

On le retrouve encore un peu à Groland par exemple. Ou dans des journaux comme Siné Mensuel, CQFD ou Fluide Glacial. Certains à l’intérieur de Charlie Hebdo essaient de le faire revivre. Mais bon… Le Charlie Hebdo, celui mort en 82, celui des origines pourrait inspirer des initiatives. Le film sur Cavanna Jusqu’à l’ultime seconde j’écrirai est sorti en salle en juin dernier. Il y a eu des dizaines de projections. Les réactions qui me font le plus plaisir sont celles de ceux qui, voyant le film, ont des fourmis au cerveau et témoignent de leur envie de s’y mettre. Ils se disent que tout est possible. Revoir Cavanna et Choron aujourd’hui donne envie de créer de nouveaux espaces, de nouveaux journaux.

Mohicans, c’est aussi et surtout une ode à Cavanna, mais on y lit également une grande tendresse pour le professeur Choron. Ce dernier est le grand oublié de l’histoire ?

image001Il l’était. Mon film et mon livre lui redonnent une place, un visage. Il y a aussi l’excellent livre sorti chez Glénat le mois dernier Ça c’est Choron. Et puis il y a eu le très bon film de Carles et Martin Choron dernière. On a trop tendance à associer Choron à sa caricature, le mec au crâne rasé toujours bourré qui avait un humour de chiotte. Choron était beaucoup plus fin, sensible et malin que ce que l’on croit. Sans lui, Cavanna n’aurait jamais pu mener à bien ses projets. Il avait un talent fou pour faire vivre les journaux. Sans Choron, Cabu, Reiser, Wolinski et tous les autres seraient peut être toujours à gratter des petits dessins à Zéro ou chez Jean Novi. Capture d’écran 2015-12-13 à 17.27.16Il était bordélique, sans foi ni loi, mais c’était un fidèle en amitié. Il formait avec Cavanna un couple quasi indissociable. C’était les Lennon & McCartney de la presse. Je dis « quasi » parce que l’histoire et les petites affaires de Val et Malka les ont mené à une rupture. Mais c’est une longue histoire. Et elle est dans mon livre.

Les attentats de janvier ont presque « sacralisé » Charlie, mais votre livre vient démythifier l’histoire du journal, pour remettre les choses à leur place ? Pour remettre en perspective et pointer une évolution que tout le monde a déjà oublié ?

Oui, c’est le but. Rien n’est sacré. C’est ce que Choron et Cavanna m’ont appris. Je suis persuadé que les galères, les démissions et les cassures dans l’équipe d’aujourd’hui sont aussi liées au passé. Aux trahisons, aux cadavres dans les placards. C’est comme en psychanalyse, les mensonges et les non-dits nous contraignent et nous fondent. Regardez cette histoire de société des rédacteurs qui veut devenir actionnaire du titre. Je raconte, comment Val et Malka, ont réussi à tuer ce projet dans l’œuf dans les années 92-95. C’est ce qui va donner les pleins pouvoirs à Val et selon moi participer à la mort du projet initial. Capture d’écran 2015-12-13 à 17.28.57Vingt ans plus tard, mêmes effets, mêmes causes. Les rédacteurs et les dessinateurs de Charlie essaient de résister face à la nouvelle direction représentée par Riss. Et on fait tout pour empêcher cette société des rédacteurs de prendre des parts au capital. En l’occurrence, rien n’a évolué. Riss a attrapé les tics de Val. Il gère Charlie, cette marque devenue planétaire, comme un boutiquier. Il est admirable à certains égards, avoir tenu, continuer à dessiner, mais pas très bon dans sa gestion du journal et dans sa peur de s’ouvrir aux autres.

Enfin, sur la réception du livre et la polémique née avant même sa sortie ?

MohicansJe crois vraiment au livre, à la force des histoires. Bien sûr il faut que les lecteurs aient accès à l’information. Ensuite le bouche à oreille opère et le livre fait son travail sur les consciences. Cette face cachée de Charlie est une histoire édifiante, moins par ce qu’elle dit de ce journal et de ces hommes qui l’ont fait vivre et mourir… que par ce qu’elle dit de cette époque où même un journal devient une marque. Quand Picasso devient une voiture, c’est emmerdant mais c’est moins grave. Quand on se sert d’un titre magnifique pour vendre autre chose, faire sauter des verrous idéologiques, changer les représentations de ses lecteurs, c’est plus grave. Charlie Hebdo et Hara Kiri étaient des repères, des phares restant allumés dans nos nuits sombres. On leur faisait confiance, y compris quand ils se plantaient, nous énervaient. Des usurpateurs ont changé le cours de cette histoire. Ils veulent nous faire croire aujourd’hui, strabisme ultime, que c’est parce que le monde a changé que Charlie Hebdo a changé, rien n’est plus faux. C’est l’inverse qui s’est passé.

Denis Robert, Mohicans, éditions Julliard, 306 p., 2015, 19 € 50
Lire ici l’article consacré au livre de Denis Robert