Madame Himself : L’écriture noire de Liliane Giraudon

Dessin © Liliane Giraudon

Le titre du livre de Liliane Giraudon, Madame Himself, est immédiatement énigmatique. « Himself » est-il le nom de la dame en question comme, dans Les Demoiselles de Rochefort, le personnage joué par Piccoli se nomme Dame, Monsieur Dame ? Ou bien s’agit-il du pronom personnel anglais, « lui-même » ? Dans ce cas, serait normalement attendu « herself », ce qui correspondrait au genre féminin et annoncerait donc une vérité, l’énoncé de l’identité réelle de « Madame » : Madame elle-même. A moins que « Madame » ne soit « Monsieur » – mais pourquoi alors le nommer « Madame » ? Et pourquoi un mot anglais accolé au français « Madame » (ou l’inverse) ? Dans Madame Himself, il s’agit donc au moins du genre, de la langue, de la nomination, de l’identité. Mais les configurations habituelles qui organisent chacun ainsi que leurs rapports y sont questionnées, troublées, perturbées – trouble qui concerne l’être autant que l’écriture, le rapport à soi autant que les pouvoirs du langage, le biographique autant que la poésie.

madame-himself-de-liliane-giraudon-extraitLe titre condense les dimensions qui, dans le livre, sont explorées et surtout réagencées, acquérant une réalité problématique inséparable d’un trouble, d’une obscurité : « Je ne comprends pas. Je ne comprends plus (…). Je croyais avoir compris mais tout se brouille. Je suis comme frappée d’imbécillité. Ce que je tente d’écrire est incompréhensible ». Le livre parcourt une obscurité, erre à travers un espace incertain, vague – errance qui ne se résout pas en une idée rassurante, ne débouche sur aucune définition claire. L’auteur demeure au niveau du fait et le fait est que le genre, la langue, l’identité sont troubles, troublés, que leurs rapports incluent non seulement une obscurité mais des liens mobiles qui empêchent de fixer ces rapports, de produire un ordre définitif qui serait comme la loi de la langue, du genre et de l’identité : l’obscurité persiste, l’errance ne finit pas.

Cet espace où l’on ne peut qu’errer, où les évidences et la maîtrise disparaissent, où la pensée et le langage tournent dans les tourbillons de mouvements vagues, où la subjectivité s’éprouve à travers des distances et métamorphoses qui la rendent étrangère à elle-même – cet espace est celui de la littérature, de la fiction, de la poésie. C’est dans cet espace que s’écrit le livre de Liliane Giraudon, à la fois récit, souvenir, poésie, rêve, autobiographie : les frontières établies de la littérature, l’ordre des genres littéraires n’y ont pas plus cours que l’ordre genré des corps ou les distinctions que la langue distribue à l’intérieur du monde. L’obscur, le trouble, le vague, le décousu n’y sont pas connotés négativement, synonymes de manque ou de défaut, faisant par là signe vers une clarté possible, une sortie hors de l’errance : le trouble, l’incertain, l’indéterminé sont des dimensions du monde et l’occasion d’une machine poétique – la poésie étant une manière d’être avec le monde autant qu’un mode d’être du monde.

Le premier chapitre, intitulé « On va trouver des mots pour ça », est le plus narratif de ceux qui composent – ou décomposent – le livre. Ce chapitre se présente comme le récit de souvenirs : souvenirs de l’enfance, souvenirs de lectures, de rêves et d’écriture, souvenirs de chimiothérapies qui détruisent – ou recomposent – le corps. Ce chapitre met en place les éléments qui seront repris, agencés, développés, faisant apparaître les lignes obscures qui seront entrelacées, dépliées et compliquées, lignes le long desquelles le livre déploie ses ramifications incertaines.

Ce premier chapitre peut être lu comme une sorte d’art poétique ou comme la construction d’une machine poétique produisant des textes autant qu’un monde et qu’une manière d’être avec ce monde. « On va trouver des mots pour ça » fait signe vers un inconnu, une obscurité, une indétermination – « ça » – qui ne se rattachent pas immédiatement au Ça freudien mais à l’obscurité elle-même, au fait même du trouble et de l’obscur : quelque chose arrive et ce qui arrive non seulement n’est pas clair mais obscurcit ce qui semble évident. Au lieu d’être nommée et identifiée, la réalité du monde, du corps et de la langue devient « ça », cela, ceci – mais quoi, précisément ? Il ne s’agira pas de le savoir, de le définir, c’est-à-dire de dépasser son caractère étrange, inconnu et indéterminé, mais de constater l’émergence de cette étrangeté, de s’en tenir à cette obscurité à explorer, avec laquelle vivre et composer, comme il s’agit de composer avec la présence insolite de Mlle d’Avignon qui est vue, justement, la nuit, ou bien d’être comme les amazones inséparables d’une autre obscurité, d’une autre nuit dans laquelle s’enfoncer : « (…) le texte disait que les amazones vivaient aux bords d’un fleuve débouchant sur une mer brumeuse et inquiétante parce que cette mer était noire. Je me souviens avec précision avoir imaginé les amazones entrant nues sur leurs chevaux dans cette eau aussi noire que de l’encre ».

« On va trouver des mots pour ça » signale également que « ça », l’indéterminé, est à la fois ce qui perturbe le langage, son pouvoir de nomination, d’identification, en même temps qu’il génère du langage : le langage n’est pas donné, il doit être trouvé car surgit une indétermination, une obscurité que l’on ne sait nommer ni identifier. S’il n’est pas question dans ce livre de résoudre l’indétermination ou de supprimer l’obscurité, c’est que le langage fait poésie ne nomme pas, ne définit pas, que les mots ne sont pas des étiquettes : le langage sert l’indétermination, les mots sont au service de l’obscur. Dans l’image d’une eau « aussi noire que de l’encre », la comparaison n’insiste-t-elle pas sur l’équivalence de l’obscurité marine et de l’encre, sur l’idée d’une écriture non formée, liquide ? Le langage est facile et maîtrisé lorsqu’il se rapporte à un ordre évident du monde et de la pensée, mais lorsque ceux-ci perdent leur évidence, le langage devient lui-même une matière obscure, indéterminée. Inversement, lorsque le pouvoir de nomination et d’identification du langage, les définitions stables et les identités différenciées qu’il implique sont troublés, le monde s’obscurcit – ses frontières s’effacent, la pensée s’enfonce dans une mer d’encre noire. « On va trouver des mots pour ça » exprime ce double mouvement qui est celui de la poésie : trouver (produire) un langage en rapport avec une obscurité du monde qui ne peut être dite, mais aussi créer un langage produisant une indétermination du monde, pour faire du monde un « ça » qui échappe à la loi du langage, à l’ordre emprisonnant du monde et de la pensée.

Le livre s’ouvre sur l’évocation d’une lecture de l’Iliade, et surtout de la figure des amazones, qui résonnera avec celle de la Penthésilée de Kleist. Les amazones sont des figures de l’errance et de l’indétermination : nomadisme spatial, nomadisme des corps. Elles impliquent un danger, une menace pour l’ordre des corps et celui du genre, pour l’ordre social et politique, mais aussi du langage : « Les amazones ne peuvent être assignées à résidence, elles n’ont pas de cité et constituent en cela une menace pour le monde civilisé. Elles ne parlent pas (…). Je perçois comment le désordre de ces femmes s’oppose à un ordre patriarcal et comment s’hallucine un monde renversé ». Ces figures sont moins caractérisées comme transgressives que par le nomadisme et la violence spontanée qui les situent ailleurs que là où règne la loi. Elles sont davantage les figures d’une fuite de l’ordre carcéral des corps, des langues, de la société. Alors que l’ordre de la loi impose des frontières, des places et identités exclusives, les amazones incarnent un dehors de la loi, un hors-la-loi féminin et muet, violent et nomade qui impose son indétermination géographique, le silence du langage, mais aussi le nomadisme des corps en pratiquant l’ablation des seins. Figures féminines, muettes comme les animaux ou les enfants, arrachant un des attributs par lesquels l’ordre social et du genre définit le féminin : que sont les amazones ? comment nommer ces corps ? où les situer ?

Dans le même temps est évoqué un cancer du sein gauche, puis du sein droit, conduisant à des chimiothérapies invasives suivies de l’ablation des ovaires : « Je progresse moi-même dans une vie qui n’est plus la mienne, me retrouve enfermée dans un corps qui n’est plus le mien, que la maladie (…) a rendu non seulement étranger mais inadéquat ». Quelque chose arrive au corps qui l’entraine dans des directions inattendues, lui donne une autre composition inadéquate – inadéquate à quoi ? A la volonté sans doute, mais aussi à l’ordre des corps, à l’ordre social et genré des corps et des sexes, à lui-même. La maladie et ses conséquences imposent le fait que le corps n’a pas de loi fixe, il est le siège de transformations qui le déplacent hors des grilles de l’ordre attendu, le rendent par définition « inadéquat ». Par cette transformation et inadéquation du corps, s’impose la convergence entre les amazones et les conséquences du corps malade : une même fuite hors des définitions et cadres habituels, une même dérive des mots et des choses. Liliane Giraudon ne se demande pas si cette convergence est objective ou subjective, réelle ou imaginaire : celle-ci est un fait, subi et accepté en tant que tel, y compris son obscurité et l’obscurcissement produit par lui sur le monde et la pensée, elle est un rapport nouveau qui s’impose et avec lequel vivre et écrire – la vie et l’écriture, devenues indistinctes, ayant moins à voir avec les disjonctions habituelles du réel et de l’imaginaire, du subjectif et de l’objectif, ou qui organisent les corps et les genres, qu’avec des transformations et rapports survenant comme des événements du corps et de la pensée. Ce sont de tels événements et devenirs que Liliane Giraudon parcourt dans ce texte, dont elle suit les lignes multiples et mobiles, y compris et surtout dans l’indétermination du monde et de la pensée qu’elles reconfigurent sans cesse – Spinoza poétesse ou Deleuze herself.

Dans le même chapitre sont évoqués des lectures, des rêves, des auteurs, des personnages : Homère, Kleist, les amazones, Penthésilée, Gertrude Stein, Djuna Barnes, Genet, Freud, etc. Ces évocations ne se présentent pas uniquement comme des souvenirs : chaque personnage, chaque auteur ou rêve fait apparaître des éléments qui se recouperont, se rejoindront plus ou moins pour constituer un réseau, un agencement disparate constituant l’étrange cartographie de ce livre. Des résonances se mettent en place, des rapports s’imposent, mobiles et vagues, par lesquels le livre se déploie, par lesquels l’écriture progresse, le monde et la pensée s’ouvrant à des dimensions singulières dont l’indétermination et l’obscurité sont préservées. On ne pensera pas que Liliane Giraudon s’identifie aux amazones, s’inspire de Gertrude Stein ou retranscrit ses rêves. Le fait est que ces éléments sont l’occasion de prélèvements, de captures, d’extractions (l’auteur les qualifie de « petites mines à ciel ouvert ») entrant dans des relations inédites, mobiles et obscures, qui produisent les variations composant le livre, l’écriture, mais aussi l’être compris comme un ensemble ouvert de déterminations vagues et éphémères. L’écrivain n’a pas d’identité ni de nom, son être est constitué, littéralement, de bouts de phrases, de morceaux de personnages comme autant de « fantômes innombrables » qui « hantent véritablement », de fragments de rêves donnant ici un personnage, là un titre ou encore une voix – d’accidents du corps et de la pensée, de processus qui ont lieu en lui, au dehors de lui, avec et sans lui, et le plongent dans les eaux noires d’un agencement inédit, d’un réseau incompréhensible, de devenirs mortels et vivants.

Cet agencement et ces devenirs sont, si l’on peut dire, le centre de ce livre, son cœur toujours variable et sombre : constitutifs du livre lui-même, comme ils le sont du monde impliqué par ce livre ou de l’auteur qui lui serait rattaché. C’est l’agencement qui impose ses relations inédites, troubles autant que troublantes. Le livre de Liliane Giraudon souligne comment cet ensemble d’éléments et de rapports plus ou moins convergents, en résonance, en variation, s’impose comme un fait ni voulu ni choisi, ni même compris, mais accepté et parcouru en tant que tel – ce qui correspond à ce que l’auteur appelle « se faire des films », défini comme le fait d’être affecté par l’événement de relations inédites dans le monde et la pensée : « on me reproche déjà de ‘me faire des films’ et rétrospectivement j’ajouterais ‘muets’ car tout ça repose sans doute sur l’excès d’une sensorialité intense mais difficilement nommable et qui va faire basculer l’activité psychique dans la tranche du corporel ». L’agencement implique des relations entre ce qui apparemment n’en a pas – une lecture et un cancer, le féminin et le masculin, Freud et un zona buccal, etc. –, relations ignorantes des disjonctions exclusives et du principe de non-contradiction mais n’ayant pas pour effet une identification, une simple assimilation : elles produisent plutôt des déplacements, des bouleversements, des variations troublant ce qu’elles atteignent pour l’entrainer ailleurs, dans les eaux noires du devenir. L’agencement inclut des séries inédites qui dessinent une nouvelle carte du monde, de la pensée, du corps, du rapport à soi, du langage (« L’enfance rameute sa grammaire » – l’enfant, l’infans, étant celui qui ne parle pas). Il s’agit de s’en tenir à ces séries (par exemple : amazones-cancer-seins-corps-féminin-masculin-langage-société…), de les suivre y compris dans leur obscurité inséparable d’autres dimensions du monde et de la pensée, de la mise en échec de l’ordre actuel du monde et de la pensée (« L’ignorance est une arme de grand calibre »). La force de ce livre est de s’enfoncer dans cette obscurité, de la parcourir sans la réduire, d’être ouvert à l’événement de configurations inédites qui, par-delà ce que l’esprit commun pourrait y trouver de critiquable ou d’absurde, sont affirmées et suivies pour une création qui est poétique autant qu’elle est création du monde et de la pensée. Ce livre relèverait ainsi d’un empirisme un peu fou, par lequel seraient reconnues les conditions d’une pensée et d’un monde sans cesse nouveaux, et donc par lequel serait affirmée la vie du monde et de la pensée, du corps, du langage et de la subjectivité – une célébration de l’indéterminé, du changement, de l’obscur, des devenirs, qui en sont la vie même.

Les cinq autres chapitres sont constitués de phrases brèves, elliptiques, comme des bouts de phrases, des fragments ou des échos de phrases dont la forme exprime en même temps leur destruction. Ces chapitres juxtaposent des phrases entre lesquelles des rapports se tissent mais vagues, obscurs, mobiles. Par elles des personnages traversent les pages, des auteurs comme Gertrude Stein ou des personnages comme Mlle Davignon qui devient M. Daubignan. Des voix sont là et se chevauchent, des faits sont évoqués mais à peine indiqués, énoncés sans être expliqués ni contextualisés : « Juste le temps de retourner une omelette Mlle Davignon est devenue M. Daubignan ». Tout y est plus évoqué que dit, esquissé plutôt qu’énoncé, exprimé au-dessus du vide, sur le fond d’une indétermination autant créatrice que destructrice. Chaque phrase est ainsi une ligne lumineuse sur la crête d’un paysage noir, un signal brillant à la surface d’un océan obscur, comme l’éclair inséparable du fond noir sur lequel il se détache, qui à la fois le fait apparaitre et l’absorbe dans sa noirceur.

Ces chapitres reprennent et développent ce qui est apparu dans le premier : l’agencement, le réseau disparate qui a pris consistance, l’ensemble des phrases, textes, personnages, auteurs, voix – les corps, le cancer, le féminin, le masculin, les lectures, l’écriture évoquée d’un texte à partir du Penthésilée de Kleist, etc. Il s’agit dans ces chapitres de parcourir ce réseau et de s’en tenir à ce qu’il implique (« Demeurer dans un monde ensorcelé »), de déplier les variations dont il est porteur (« tout est absolument autre », « tout est mouvement »), d’arpenter comme un personnage de Beckett à la fois ses limites et ce qu’il ouvre dans le monde et la pensée : faire une « Poésie locale et descriptive » qui est la condition d’une fidélité au fait brut, inexplicable, fidélité à ce qui survient et aux devenirs impliqués. Ainsi, le livre devient lui-même un ensemble de transformations, de voix fantômes, de corps précaires qui s’échangent, d’animaux qui sont aussi des organes – l’ensemble constituant « Un objet à la fois réel et imaginaire » inséparable de l’obscurité, de l’indétermination, de la vie des devenirs.

On l’aura compris, le livre de Liliane Giraudon échappe à la narration, au fait de raconter, puisqu’il rend possible une autre écriture pour laquelle il s’agit moins de dire que de faire exister – faire exister les corps, l’incertitude, les devenirs qui nous emportent nous ne savons pas où alors qu’ils sont nous, « nous-mêmes ». Il échappe de même, évidemment, au genre autobiographique qui semble avoir un certain succès actuellement, puisque l’expérience de soi qui est exprimée relève avant tout d’une « dépossession », d’un envahissement par autre chose que soi et qui défait les coordonnées habituelles du moi, de la conscience, de l’être social : littérature qui, en ce sens, est de résistance. A côté de Gertrude Stein ou Djuna Barnes, d’autres auteurs pourraient traverser ce livre : Virginia Woolf, Monique Wittig, Kathy Acker, qui pratiquent la même écriture vivante et noire que Liliane Giraudon, écriture finalement joyeuse qui célèbre le fait de la vie dans les corps, dans le monde, dans la pensée : « Je progresse moi-même dans une vie », une vie dont l’autre nom pourrait être poésie.

Liliane Giraudon, Madame Himself, éditions P.O.L, 2013, 96 pages, 13 € — Lire un extrait