Le Garçon Cousu est un recueil de textes dont la plupart ont été écrits pour la scène ou la radio. Si le texte intitulé « Le Garçon Cousu » donne son titre au livre, c’est que ce dernier est un assemblage de textes « cousus » entre eux, de « pièces » – morceaux de tissus et œuvres théâtrales – cousues entre elles, que le livre en est la couture, que coudre devient le principe de l’écriture. Écrire, c’est coudre, découdre, recoudre – le titre du livre insistant, en premier lieu, non seulement sur le principe d’écriture de ce livre mais aussi, sans doute, sur ce qu’est l’écriture pour Liliane Giraudon. Écrire, c’est coudre, cette idée de l’écriture engageant une certaine pratique de l’écriture, du sens, de soi, du monde.
Si ce livre est un recueil, il est tout autant un livre composé de pièces, de fragments agencés, formant un ensemble hétérogène qui exhibe ses coutures : l’hétérogénéité est affirmée pour elle-même comme principe d’une composition inséparable d’une décomposition qui rend ses éléments au divers, au chaos. Si, pour Liliane Giraudon, coudre est le travail même de l’écriture, les livres ainsi créés sont semblables à ces patchworks qui cousent ensemble des pièces de tissus de tailles, de matières, de formes, de couleurs différentes, et qui sont montrées en tant que différentes. Un livre est un patchwork – ou un monstre. Écrire un livre, c’est fabriquer un monstre – la langue devenant monstrueuse, le monde devenant monstrueux. Et chacun est également un monstre.
Dans Le garçon Cousu, il y a par exemple les lamproies, ces poissons monstrueux à la bouche monstrueuse, vestiges d’un temps archaïque, effrayant et brutal, mais qui sont aussi des êtres sexuels, excitants – à la fois Éros et Thanatos, terrorisants et attirants, suscitant le désir. Si les lamproies sont monstrueuses par leur aspect, elles le sont également comme l’est le monstre de Frankenstein : assemblage disparate de morceaux reliés entre eux selon des coutures bien visibles. Frankenstein est monstrueux par son aspect rapiécé, montrant ses coutures, ses points de suture, à la fois mort et vivant, corps et artifice médical, humain et non humain.
C’est l’hétérogénéité qui fait le monstre et le monstrueux, lorsque l’ordre supposé de la nature et de la culture, la répartition claire des règnes distincts, sont perturbés, troublés, subvertis – lorsque cette subversion s’affiche en tant que telle. Les lamproies sont des poissons qui, par leur aspect, leur bouche horrible, semblent échapper au règne actuel et connu du vivant. Ce sont en même temps des poissons dont la forme phallique en fait des poissons-phallus, ou des phallus-poissons : des sexes animaux, vivants, des sexes bruts car sans attaches avec un corps d’homme, entassés et grouillants, qui font crier d’horreur les filles autant qu’elles sont excitées par ce spectacle, « comme par ce qui remue dans la culotte des garçons ».
La lamproie n’est pas monstrueuse par son seul aspect effrayant. Ce qui en fait un monstre, c’est l’hétérogénéité qui, en elle, se rassemble, se compacte tout en continuant d’être hétérogène. Poisson et sexe masculin (bien que le mot lamproie soit féminin…), animal et humain, chair comestible, banale, et animal préhistorique, attirant et repoussant, Éros et Thanatos, bouche et cavité difforme, innommable – la lamproie est une série hétérogène, et par là monstrueuse.
La lamproie est, en tant qu’animal, un patchwork. Elle est aussi, à l’intérieur du texte, un signe multiple. Il ne s’agit pas seulement de polysémie, mais de considérer que le signe, ici, condense en lui une multiplicité divergente qui ne cesse de diverger : un signe-monstre, comme l’est, par définition, le signe dans les textes de Liliane Giraudon. Dire qu’écrire est coudre un patchwork ou créer des monstres est dire la même chose : on écrit avec des signes monstrueux, lorsque le langage devient un patchwork, un ensemble multiple, divergent, qui est maintenu et travaillé en tant que tel : « Maintenant c’était plus des membres, des corps que j’étalais comme du beurre de cacahuète mais des mots, des lettres ».
Le livre de Liliane Giraudon est donc constitué de ces signes cousus ensemble et qui sont déjà, en eux-mêmes, des coutures, des signes-monstres. Les phrases deviennent des monstres, les textes des patchworks où les répartitions établies, les distinctions logiques sont défaites, décousues et recousues autrement, selon un ordre nouveau et chaotique qui affirme son chaos, ses « dé-coutures » et sutures. Une telle écriture ne peut être que subversive, transgressive, produisant un déplacement-dépassement des lignes et frontières instituées des genres, des règles, des règnes, des binarismes : « Une coupe dans du chaos ». L’ordre policier de la logique aristotélicienne est absorbé – comme par une bouche de lamproie – dans un devenir libre et « délirant » (déliant) : « Un homme. C’est-à-dire le metteur en scène. / Une femme. C’est-à-dire celui ou celle qui écrit pour le théâtre. / L’homme est debout. / La femme devant lui assise sur un tabouret. / L’homme porte des talons hauts. / La femme porte des talons plats ». Ainsi, un homme peut être une femme, une figure de la grammaire théâtrale peut devenir un personnage (Didascalie), un chat et une crevette superposent leurs voix à celle d’une poétesse italienne du XVIe siècle (Gaspara Stampa), un panier de poissons est un panier de phallus, des écrivains réels (Hélène Bessette et Huguette Champroux) deviennent des personnages qui sont leurs doubles autant qu’elles sont autres, le langage devient des choses et les choses du langage, comme les corps sont des mots et les mots des corps (« les mots reçus par l’oreille ou par le cul je les redonnerai »), etc.
Le langage-monstre, le langage-patchwork est celui du devenir, un devenir qui ne peut être qu’incessant. Celui-ci ne concerne pas que le langage : il est un devenir du monde et de soi. Si écrire c’est coudre, ce qui est cousu ne peut être que morceaux épars, et le texte-patchwork n’est qu’un ensemble de morceaux. Le texte cousu présuppose la « dé-couture » du langage et du monde qui ne sont pas des totalités cohérentes, en équilibre, ordonnées : ils sont des processus fragiles et ambigus, des mouvements et variations, des ensembles hétérogènes, des articulations transitoires de différences, des séries plurielles et mobiles. Le patchwork présuppose que le monde soit un ensemble d’échantillons sans totalité ni totalisation possible – échantillons, pièces, morceaux, dont la coexistence hasardeuse implique le devenir comme principe de composition et de cohérence. Écrire ne consiste pas à donner une unité, une identité à ce qui n’en a pas, mais à parcourir le mouvement du devenir, à en déployer la logique. Écrire, c’est d’abord découdre le langage et le monde, en faire un ensemble d’échantillons, de pièces que l’écriture agence en inventant de nouvelles sutures, de nouvelles coutures monstrueuses – c’est-à-dire qui rendent visibles les raccords – et par là même transgressives, subversives : « Je ne suis pas l’auteur de mes livres (…) et leur composition (par mes soins) s’avère au bout du compte un travail de décomposition. / Je décompose dans la fiction ». Ecrire, ce n’est pas masquer les écarts ou les béances, les trous, les déchirures, c’est au contraire les exposer à une plus grande visibilité.
L’écrivain-couseur n’est pas un démiurge. Il est un arpenteur, un errant. S’il crée des mondes, s’il invente du langage, il ne peut le faire qu’en n’étant pas lui-même ce qui donne au monde et au langage une nature qu’ils n’ont pas, une homogénéité efficace et rassurante mais oublieuse du monde et du langage (« C’est un ‘je’ sans garantie qui vous parle »). L’écrivain est celui par qui le monde parle, par qui le langage dit d’abord ce qu’il est, par qui le monde et le langage affirment donc leur chaos, leurs devenirs, leur monstruosité (« Je suis la grammaire (…). La multiplicité des grammaires »). L’écrivain ne peut être lui-même qu’un monstre errant, le rêveur d’un monde et d’un langage nomades plutôt qu’un bâtisseur, loin des constructions, des stratégies habituelles par lesquelles la forme unifiante et homogénéisante du Sujet s’impose dans le monde et le langage : « je ne raconte pas une histoire mais égrène simplement des images ».
Le langage et le monde deviennent ainsi des images – le texte de Liliane Giraudon développant une poétique de l’image comprise comme fragment, une poésie de la phrase et du texte compris comme images et séries d’images cousues entre elles, décousues et recousues selon des coutures et plis qui font se juxtaposer et dériver les règnes, les genres, les espèces, les mondes, les voix. Cette poésie est forcément aberrante, illogique, privilégiant les rencontres improbables, les discontinuités, l’ignorance des frontières – suivant les tracés nomades de lignes suturées à même le chaos (« Parce que toujours les choses se déplacent. Autrement »).
Si l’on parlait avec les mots de la psychanalyse, on dirait que le monde et le langage sont devenus des ensembles d’objets partiels sans totalisation, sans rapport avec un corps organique unifié et durable, des objets laissés à leur réalité de fragments, non intégrés à une unité supérieure, celle d’un corps ou d’une signification – des images pures prises dans des agencements mobiles, dans le devenir qui les coud ensemble autant qu’il les découd. Une écriture schizoïde donc, mais pas du tout malade, au contraire, puisqu’elle est le mouvement de la vie du monde et du langage, qui est la même vie, c’est-à-dire la vie même. On retrouverait ici une proximité de la poésie de Liliane Giraudon avec ce que Gilles Deleuze a pu écrire sur la langue et le corps, sur la nature schizophrénique et vitale du devenir, sa fuite de toute organisation rigide, de tout organisme, au profit, toujours, d’un mouvement non organique, d’un « corps sans organes » qui concerne autant le corps que le langage ou le monde. « L’imagination est une fonction sans organe. / Elle ne s’alimente que de son activité », écrit Liliane Giraudon.
N’est-ce pas, dans Le Garçon Cousu, ce mouvement non organique que recherche ce personnage qui, danseuse accidentée, veut par l’écriture produire un mouvement que le corps ne peut pas produire ? « J’écris des chorégraphies masquées. Pour voix dansantes. / Des voix aussi flexibles que la colonne vertébrale. / J’écris comme on parle dans les rêves. / A la manière de somnambule ». L’écriture fait ce que l’organisme ne peut pas faire, et par elle advient un étrange devenir du corps autant que de la langue : le corps devient ce corps qui traverse tout le livre, le corps-lamproie, corps d’anguille qui n’est pas une ligne mais une torsion, une ligne qui ne cesse de se tordre, une ondulation au gré des mouvements du devenir (« Les lignes sont tordues. Les lignes je les tords »). Ce corps-anguille est aussi celui de la phrase tordue par ce qui l’anime, rendue flexible par son ouverture aux mouvements dont elle est faite, à l’hétérogénéité dont elle témoigne.
Celui qui écrit le fait comme on parle dans un rêve, car le rêve, au-delà du langage quadrillé de la raison, est lié au non organique de l’esprit et du corps, à la schizophrénie en réalité inhérente au langage et au monde. Si l’on se souvient que les textes qui composent Le Garçon Cousu ont été écrits pour le théâtre ou pour la radio, c’est-à-dire pour être lus, pour être des voix, on comprend que Liliane Giraudon trouve dans cette destination de l’écriture un moyen d’intensifier celle-ci, de l’accélérer, de la faire tendre vers sa propre nature nomade : un texte existant à travers des souffles discontinus et éphémères, un texte qui s’abolit dans l’instant de sa profération, nécessairement pris dans une série de ruptures et de sauts, dans un mouvement qui avance et, sans cesse proliférant, se succède à lui-même. La voix c’est dans l’écriture le mouvement de la vie : « La vie avance. / La vie avance plus vite dans les livres lus à voix haute ».
Cette écriture à voix haute est celle que Liliane Giraudon pratique dans ses autres livres. Écriture discontinue, éphémère, soufflée, ne cessant de s’abolir et de se produire à nouveau. Écriture dans l’obscurité, somnambule, écriture du rêve – celle du rêve monstrueux d’un corps archaïque, reptilien. Ecriture mobile, écriture-lamproie. On peut se souvenir de ce que, dans Chercher une phrase, Pierre Alferi écrivait au sujet du langage poétique : « chaque phrase laisse le souvenir d’un volume aux bords évanescents, qui s’agrège plus ou moins aux précédents » ; ou bien : « La phrase instaure un rythme qui lui est propre, mais qui ne se réduit pas à sa construction : une syntaxe plus riche que sa grammaire (…). Ainsi entendue, la syntaxe est bien plus que le squelette de la phrase, c’est son système circulatoire ». Ce qui est dit ici correspond à la logique des livres de Liliane Giraudon, et de ce livre en particulier : livre de phrases aux bords évanescents, qui s’agrègent plus ou moins non seulement aux autres mais aussi à elles-mêmes, phrases dont la syntaxe est plus large que le corps de la grammaire, livre de circulations. Ce qui fait le lien, éphémère et évanescent, c’est justement la voix, celle qui, écrite ou parlée, crée le mouvement par lequel ce qui disparaît déjà dans le chaos demeure consistant, ne serait-ce que pour un temps très éphémère.
« C’est la voix qui instaure le texte en tant que tel. Les relations syntaxiques de voisinage entre les phrases obéissent seulement à l’exigence de l’enchaînement : narrer, argumenter, dialoguer, etc. Elles fondent seulement l’ordre du discours. Si un texte a besoin d’une voix, c’est qu’il est avant tout un réseau de relations entre des phrases non contiguës. Et ce réseau est immobile, il plane au-dessus du déroulement linéaire du discours. La voix est sa cohérence propre, elle le constitue donc comme texte, comme tissu ou comme tessiture », écrit Pierre Alferi. C’est cette logique de la voix et du texte que Liliane Giraudon pousse à sa limite logique, déchirant le tissu du texte pour en faire un patchwork, laissant la voix être elle-même, c’est-à-dire aussi bien un ensemble de déchirures, de saccades, qui accentue le chaos autant qu’il en préserve – une voix devenue monstre, s’échappant de l’horrible trou de la lamproie.
Dans une postface, « Le narrateur (qui n’est pas l’auteur) » évoque un souvenir d’enfance : le souvenir d’une grand-mère italienne qui additionne les amants et qui, à la suite d’une « descente d’organes », est hospitalisée et, sans son consentement, cousue. Son sexe est cousu, ce qui, selon la remarque de ses deux fils, devrait « la calmer ». La couture est ici ce qui est infligé au corps de la femme, au sexe de la femme, pour la soumettre dans sa chair, littéralement, à l’ordre masculin du monde. Les hommes cousent le corps des femmes, comme ils cousent la syntaxe et le monde, les bouches et les yeux. Coudre est ici empêcher et s’approprier. Poser, comme le fait le livre de Liliane Giraudon, qu’écrire est coudre, ne reproduit pourtant pas le même geste. L’écriture comme couture implique la déchirure de ce qui est cousu, une « dé-couture », l’invention d’un patchwork, donc d’autres sutures qui laissent visible la déchirure, qui l’exhibe en tant que telle. Écrire est fendre l’ordre masculin du langage et du monde, ouvrir dans le langage et le monde les sexes que le pouvoir masculin ne cesse de refermer. Par l’écriture, il s’agit de s’approprier le geste par lequel l’homme referme le délire de la langue, des corps, du monde, pour défaire ce geste, ouvrir et multiplier ce qu’il étouffe – même si, et surtout si, dans le livre de Liliane Giraudon, l’exhibition de cette béance concerne le corps et le langage d’un garçon. Écrire, c’est donc toujours devenir femme, et autre chose. C’est un geste violent contre ce qui opprime, empêche, fait violence – pour une libération qui est celle de la vie.
Liliane Giraudon, Le Garçon Cousu, éditions P.O.L, 2014, 128 p., 10 € — Lire un extrait