Écrire aujourd’hui (1) : Écrire forever, Véronique Bergen

 Ma première réaction fut de ne surtout pas écrire sur l’écrire, de ne pas surplomber l’écriture, de ne pas ouvrir ses viscères pour en exposer ses lignes en amont, ses lignes en aval. Ma première réaction fut de me tenir dans l’angle qui interdit qu’on redouble l’écrire en écrire d’écrire, qu’on réfléchisse l’écriture en une méta-écriture.

Écrire, c’est veiller sur l’écriture, savoir d’un non-savoir qu’elle se tient du côté des animaux, des créatures du cosmos, du sauvage, du non-domesticable. Si l’on tente de pousser les vocables dans la zone où tout brûle, il faut laisser choir toute dissertation sur le feu.

Écrire, c’est écrire contre, à l’instar de Michaux, écrire contre le monde tel qu’il s’offre, malade, en manque, défait, écrire comme on se pend, comme on lance des pierres à la tête d’un univers sanglant.

414RZeFhRXL._SX354_BO1,204,203,200_Écrire, c’est faire courir les phrases contre les postures, les clichés, le prêt-à-penser, contre les fonctionnaires de l’ordre et du gâchis, contre la veine pituitaire des littérateurs qui déversent leurs entrailles sans leur sang, contre les usurpateurs d’Artaud, contre les nouveaux petits monarques qui pullulent, monarques des marges aseptisées, des transgressions de pacotille.

J’écris la joue posée sur l’inactuel, contre mon époque, ses manies, contre les lieux communs d’une littérature fossilisée, vendue, exsangue.

On n’écrit pas sans écrire contre soi, contre son nom, ses origines, sans le besoin viscéral de se délester. De toucher terre en perdant pied. De voyager dans l’innommé.

Une voix en moi crie sa volonté de ne pas écrire ce texte sur le textuel de peur d’ajouter des tonnes de mots morts au cimetière de la littérature régnante.

Bergen Résistances philosophiquesVenue des terres d’Artaud mais aussi d’Heidegger, une autre voix en moi me souffle que, comme nous ne pensons pas encore, nous n’avons pas encore commencé à écrire.

J’écris l’oreille collée aux textes magnétiques des voyants, des passeurs, des grands incendiés. Chacun a les siens. Pour ma part, ils ont pour noms Hélène Cixous, Artaud, Jean Genet, Celan, Shakespeare, Proust, Chloé Delaume, Lispector, Gracq et des kyrielles d’autres.

Je n’écris pas sans le souci de taire ce que je phrase, ce que je mi-phrase, sans le désir de marcher à côté du langage donné, dans ses sous-bois, là où vivent des fauves, des fantômes.

Je n’écris pas sans avoir un essaim de spectres penchés sur mon épaule, des spectres qui demandent des comptes, qui exigent d’être mis en mots, mis en vie, des spectres que je cache dans les ronces des virgules et des points, dans la jungle de la ponctuation tant la crainte est vivace qu’un chasseur infâme les mette en joue, tue et retue Cecil le lion, notre lion intérieur. Car tout spectre tient de Cecil, le lion abattu, tient de tous ceux qu’on a exterminés, traqués, anéantis.

Dans le tremblé de l’indéterminé, je pense savoir ce que les livres font sur moi en tant que lectrice, moi qui les attends comme des « sésame », comme des abris antiatomiques, des machines de guerre, des forêts de mots en marche. Les livres engendrent un autre espace dans l’espace, un autre temps dans le temps. S’ils éloignent d’un réel asphyxiant, s’ils dansent sur les crêtes de l’évasion, ce n’est pas sans transformer l’être du réel, sans faire jaillir à la pointe du rêve une action dans les choses. Les poèmes de Rimbaud n’ont rien laissé en l’état. L’alchimie du verbe est transverbale. Changeant la langue, elle change la vie, attente à l’injustice. Ses puissances oniriques soulèvent le réel, transfigurent le soi, le monde.

Sans l’idée de suicide, je me serais donné la mort disait Cioran. Voilà que je loupe le « i », transformant Cioran en Coran, voilà que l’inconscient impersonnel parle à ma place.

Marilyn_naissance_annee_zeroSans les livres, ceux qu’on lit, ceux qu’on crée, sans leurs univers parallèles, alternatifs, agissant sur le vivre, le monde retomberait dans la mort, le monde serait insupportable.

Selon les jours, le geste d’écrire s’inscrit dans une tonalité exaltée, jubilatoire, une tonalité cathartique, une tonalité revenue de toutes les tonalités, une tonalité d’adieu au monde ambiant, une tonalité écoterroriste, une tonalité anarcho-poétique que j’espère dotée de pouvoirs insurrectionnels.

Le seul rendez-vous quotidien, le seul rendez-vous d’amour à ne pas manquer, qui m’emplit de joie dès le lever, vers lequel je me jette à corps perdu dans un mélange de besoin et de promesse de jouissance, c’est le corps à corps avec l’écriture. Elle m’attend avec une impatience sœur de la mienne. Tantôt les personnages, les paysages, les scènes ébauchées trépignent afin d’être poursuivis, engendrés dans toutes leurs subtilités, maugréent d’être trop vite délaissés. Comme les spectres, ils transpercent les pages de leurs têtes obstinées, montent à la barre, quémandent un sursis, une attention amoureuse, se plaignent d’être bientôt congédiés alors qu’ils sont à peine nés. Auteur, tire de moi toutes mes harmoniques… chuchotent-ils, rusés comme l’écrivain-Ulysse qui se dit sirène. Tantôt, personnages, paysages, situations, inventions de langue prennent les commandes, surgissent sans crier gare, orientent mon ébauche de roman, ma fiction vers un royaume que je ne connais pas. On n’y est pour rien, tout arrive de son propre chef, tous arrivent en même temps, flux de mots migrants, d’hapax, de sonorités nouvelles.

Selon la chimie météorologique, certains jours, je les accueille tous, je sabrerai par la suite, j’élaguerai, cisèlerai les branches luxuriantes, d’autres jours, je mets a priori un frein aux hordes indisciplinées, ne laissant passer que les élus, je ne m’en veux pas d’un tel réflexe élitiste refusant l’hospitalité tous azimut, je crie pour avoir de l’air. Je n’oublie pas que les mots, les inventions lexicales, les descentes dans la chair des vocables, dans l’infra-langue jouent des tours aux écrivains. Des créations sémantiques frappent à la porte, exhibant leur charge inédite alors qu’elles se sont déjà présentées des années plus tôt. Pas plus que je ne crois à la finitude des compositions, les musiciens ne disposant que d’une échelle de douze sons, je ne conçois une limitation dramatique aux combinaisons narratives, verbales, éruptives dès lors que l’on part d’un kit alphabétique de vingt-six lettres.

La ténacité de la tirade d’Hamlet, être ou ne pas être, son imminence, sa pertinence, son agissement à même le tissu de ce qu’on appelle vie ne frappent pas mon geste d’écrire. Écrire ou ne pas écrire n’est pas ma question, écrire s’élance seul dans l’arène, ne pas écrire serait encore écrire, écrire est un soleil, des molécules d’oxygène, un bond d’énergie. On pourrait poser la plume, histoire de voir si la vie continue sans elle. On pourrait contempler les ruses des mots délaissés, leur SOS, leur désespoir. Ou peut-être seraient-ils ravis de ne plus être mis à l’ouvrage, de retourner dans la bouche d’ombre, de s’ébattre dans le silence ? D’avoir des aèdes cédant à la tentation de Rimbaud, faire vœu de se taire, s’enrôler dans la religion du silence ?

couvbergen-286x412L’écriture agit comme une drogue. Sur celui qui la file, qui la nourrit, sur celui qui la dévore. Se sevrer de l’écriture revient à se sevrer de l’existence.

Le pelage de certains mots est si doux que je m’y couche. Surtout pas de scaphandre pour descendre dans leurs soutes, leurs labyrinthes. Aller à leur rencontre à mains nues, se tenir à distance des boursicoteurs du verbe qui mutilent ce dernier, le coulant dans le béton de la non-pensée, préférer être lue par des hardes de cerfs, des dissidents du langage, des expatriés de l’intérieur, des grands fauves, des fugueurs, des écorchés opiomanes.

Il n’y a pas de disjonction exclusive : qui convoque les mots pour eux-mêmes peut aussi les appeler pour découvrir en eux une enfance, un trou noir, un abîme qu’ils aident à déchiffrer par leur traduction des hiéroglyphes en étoiles de sable.

Jamais les phrases, les textes ne se laissent mener où l’on veut. Ils nous déportent, ils nous moby dickent sur le dos dans un jet d’écume, ils se lamentent de nos pauvres acrobaties, de nos appariements sans génie, de notre ignorance de tant de leurs congénères, les anciens, les spécialisés, les spécimens rares, ils s’indignent de la fixité des postures syntaxico-anatomiques que les humains leur infligent. Quand surviennent un Valère Novarina, un Guyotat, une Hélène Cixous, un Joyce, la liesse les fait sortir une deuxième fois de leurs gonds.

*

Il faut beaucoup de mort pour écrire, de mort retournée, transfigurée, de mort sur le chemin du retour, il faut beaucoup de cadavres qui vie reprennent, beaucoup de perdus qu’on perd à chaque livre, si bien qu’on caracole de livre en livre avec un essaim de disparus qui prennent la poudre d’escampette dès qu’on les a retrouvés.

Il faut tenir la ligne, tracer des particules de vie dans le chaos, il faut écouter le sable, les planètes, le silence des animaux, les peuples à la dérive pour sentir l’écriture prendre à même la peau, à même les nerfs.

Qu’on ne dise pas qu’écrire c’est se passer du corps, se passer des courants nerveux qui sillonnent les tribus qu’on porte en soi, en contrebande.

Qu’on ne dise pas qu’écrire est transitif, se surplombe vers autre chose, se thésaurise.

Si l’on se transforme en écriture, si l’on s’absente de soi pour la laisser venir, c’est d’un mouvement physique, chimique, sans origine ni destination. Dans l’espoir d’arracher un peu de lumière à la nuit, dans l’espoir contraire d’aller à la rencontre de l’opacité.

Tout dépend du moment, comme l’écrit mon ami Olivier Steiner dans « Maintenant ».

La Chose avant d’être écrite s’avance de face ou de profil, tente sa chance, s’impose sur la scène, saute dans la cervelle, dans le corps de l’écrivain ouvert à l’ailleurs.

La Chose se prend parfois à détester le prosateur, le poète qui la surjoue dans le pathos, qui file des vers, se plante des shoots d’héroïne verbale fabuleuse. La Chose alors se rebelle, remet le créateur à sa place, à savoir sa non-place. La Chose a l’audace de s’écrire elle-même, d’emprunter la main du scripteur pour se trouver une forme provisoire.

La Chose parfois nous injurie, nous lance que les mondes sans écriture n’ont pas besoin de nous pour monter à l’être. Merci, l’écrivain, les dieux, les oracles, les rivières échevelées, les incendies ont leur langage secret qui n’a pas besoin d’être traduit dans la langue des hommes, surtout dans la langue de ceux qui s’imaginent passer par-dessus l’Om, par-dessus l’humain.

La main de l’écrivain gratte les murs de sa nuit intérieure, le sang du monde est son sang, la mort d’un rouge-gorge la sienne. Si l’écrivain est dans les corps convulsés, pris d’apocalypse, dans les failles de l’existence, il est aussi au-delà, à l’écart car la souffrance, la joie ne tiennent pas en place.

Blablabla quelque part dans le nulle part, pitrerie d’Ulysse qui fait sa sirène de ressentir en chaque point-virgule, en chaque substantif la douleur du cosmos, l’agonie des êtres… Et pourtant, l’écriture vient de là, de ces points de crise, des fêlures, du déracinant.

Je n’écris pas sans avoir l’oreille tendue vers le risque d’usurpation, vers les grands poncifs de l’écrivain-Voyant, de l’écrivain-paria qui, souvent, ne voit rien du tout, qui se dit mage, capteur des fluides, sismographe de la vie et de la mort alors qu’il contemple ses plaies.

Écrire, c’est prendre garde aux poses vraies doublées d’indignations mensongères, aux bons sentiments toutes voiles humanitaires flottant dans l’encre, prendre garde à la grandiloquence rentrée, larvée de l’écriture-thérapie de soi, à la grandiloquence assumée de l’écriture-thérapie du monde.

C’est s’avouer qu’on laisse couler dans le néant les mots qui sont l’irrespirable en acte.

Qu’on ne les sauvera pas.

Qu’il n’y a pas de sauvetage.

Dire qu’on convoque le désastre, c’est déjà le désamorcer. Dire qu’on se tient dans l’œil du cyclone, c’est déjà s’en extraire, dire qu’on plonge dans le maelstrom de l’insupportable, c’est le phraser d’un certain dehors, d’un léger retrait, à l’abri.

Rêver écrire comme le tonnerre, comme la neige, comme l’aurore, comme le rire d’un noyé ne garantit pas que le tonnerre, la neige, l’aurore, le noyé prennent la parole, déposent sur le seuil de nos vies leurs non-mots qui ne sont pas nos pré-mots.

Le seul qui fera du non-écrire sa passion, sa mission, le fanatique de la verboclastie, le grand phobique des mots frappés dans la terre glaise, le chaman vêtu de silence, laissant les graphèmes dans la boîte de Pandore, refusant d’ajouter de la méta-écriture aux écritures des forêts, des nénuphars, des nuages, des gazelles, le Parsifal de l’averbal accueillant avec un sourire d’ironie le récit du Graal, le premier qui scellera le pacte du désécrire, de l’anécrire entendra les spasmes, les souffles du monde du verbe.

Tout ce qui s’écrit s’éloigne en se rapprochant, se rapproche en s’éloignant de la zone de nuit, de l’aile de corbeau qui catalyse les premiers mots.

Les mots semblent courir après le dernier, semblent aspirer à l’ultime mot qui arrêtera tous les autres rendus caducs. Jeu de dupes. Le désir du dernier mot conjure la peur de l’après-mot. Il y a simultanément peur de l’après-mot et nostalgie de l’avant-mot, il y a une alliance entre les deux mouvements. Le pré-verbal fascine le verbe qui tente de rejoindre son impossible origine. Quant au dernier mot, l’écriture en son for intime lui dit « non » : l’écriture ne parie que sur sa création continuée. Chaque explorateur sait que tout mot est le pénultième, voire dans les moments de grâce, le premier. Un vocable adamique, taillé dans l’unique, créé sans rapport univoque avec la chose. Un vocable-monde sans arrière-saison mondaine.

Les mots ont la nausée des doctrines référentielles qui asservissent leurs pouvoirs à la désignation de choses extérieures à leur règne, ils ont la nausée des querelles sur l’arbitraire ou la motivation du signe, du conflit entre les Hermogène professant la nature conventionnelle des signes et les Cratyle défendant leur naturalité.

Certains mots cachés depuis des millénaires se tiennent à l’abri des voyants, des sorciers du Verbe. Insaisissables à jamais.

Pas plus qu’il n’y a de maître-mot initial, de mot-ombilic impulsant la mise en branle des troupeaux de vocables, il n’y a de maître-mot final qui clôture la danse.

J’écris depuis un lieu traversé par les feulements de mon chat.

Véronique Bergen

Véronique Bergen a récemment publié Le cri de la poupée, éditions Al Dante, 2015, 246 pages, 17 €