Jean-Clet Martin est l’auteur de nombreux livres souvent consacrés à d’autres penseurs – philosophes, artistes, écrivains – qui sont aussi des intercesseurs pour sa propre pensée. Si le travail de Jean-Clet Martin affirme volontiers de l’admiration pour tel ou tel autre, il développe également une pensée singulière par sa forme, ses motifs, ses concepts : pensée du nomadisme attentive aux singularités, aux paradoxes que le monde ne cesse de créer – monde de l’art, de la philosophie, de la littérature, mais aussi monde des matières, des technologies, des animaux, des signes énigmatiques que la pensée aurait pour tâche de cartographier et d’expérimenter.
Est-ce que tu te définis comme philosophe ?
Je crois que j’ai toujours vu le philosophe comme prétention, personnage auquel on ne saurait prétendre. C’est curieusement une identité qui reste en réserve, avec le sentiment que je suis perpétuellement débutant, parce que je me déplace beaucoup et qu’une fois une thématique abordée, je passe à autre chose. Et puis en passant à autre chose, j’ai le sentiment d’être seulement dans ce passage. Peut-être que le philosophe c’est celui qui devient toujours, qui recommence à zéro, ailleurs. Une vie à la Orson Welles quand Kane, dans Citizen Kane, n’est plus personne à force d’être tout le monde à la fois. Je te répondrais donc en disant que oui, j’ai toujours voulu devenir philosophe, avec l’idée qu’il m’était impossible de l’être, que tout me manquait encore pour ça, que c’était là-bas, comme dans le miroir qui dédouble celui que je cherche à rejoindre. Un désir de philosophie est un sentiment d’incomplétude perpétuelle. J’aime bien cette insécurité mentale. J’ai le sentiment qu’on ne peut jamais être philosophe parce qu’on ne peut que le devenir. Ce n’est pas une décision institutionnelle, une profession. C’est un peu un désir de fou, j’adorerais devenir philosophe. Mais à la fin, tout s’arrête, rien ne finit jamais. Si tu veux, tout s’interrompt toujours au moment où on s’attendait enfin à commencer d’être quelqu’un. Je pense qu’on ne peut pas achever un travail. C’est en cours, il nous emporte, on voudrait le réorienter et puis surgit autre chose, quand ce n’est pas déjà la mort, qu’on n’attendait pas… Bon, je ne suis pas pressé ! Je pense de façon beaucoup moins dramatique cet inachèvement. J’avais, par exemple, toujours rêvé à une suite de mon livre Ossuaires. Tout un programme ! C’était sur le Moyen Age. J’étais certain que devait suivre un livre sur la Renaissance. Mais je n’ai jamais écrit ce livre. C’est vrai de chacun des ouvrages que j’ai publié. Il s’ouvrait à un futur possible, un futur qui a existé quelque part dans mon esprit, un futur tout à fait réel mais qui a avorté, resté à l’état de projet. J’ai plein de coups de sonde, de coups d’envoi, de prototypes chez moi. Et ils m’ont accompagné longtemps. J’en ai même oublié quelques-uns dans des tiroirs. Mais je les retrouve soudainement au détour d’une pensée, d’une phrase qui me reconduit vers celui que je n’ai pas été et que je vais attendre de façon définitive, jamais moi-même finalement. Donc, je parle des autres, fais aussi des livres sur les autres, des autres qu’au final je suis de plus en plus, des doublures qui sont moi au mieux, mieux que moi-même. J’ai l’impression que le philosophe, c’est un peu l’ombre de soi-même qu’on poursuit et qui revient du passé comme tout ce qui m’attend, que je n’ai pas fait, mais reste très actif dans ce que je fais réellement. Du coup, j’écris deux Deleuze, deux Derrida, certain qu’ils me dépassent au moment de les aborder, mais qu’à la relecture, je trouve plus ressemblants que ne me ressemblent mes courses au supermarché, mes postures du quotidien. Devenir un autre, pour moi, c’est devenir moi-même.
Que faisais-tu avant d’écrire des livres ?
J’ai eu un parcours scolaire absolument chaotique parce que je faisais autre chose que ce qui était requis. Je lisais Zola… au lieu de suivre les cours, Dostoïevski qui m’a transporté le plus en-dehors de moi-même. Celui qui lit des livres, ce n’est pas pour échapper à son identité présumée, c’est pour lui trouver des ouvertures. C’était vraiment une évasion de tout. Avec le refus de commenter, de prendre du recul. Je m’enfonçais dans des auteurs de ce genre comme pour devenir moi-même en les découvrant. C’était un vrai choc, la littérature. Et il me semble que je suis toujours resté une espèce de lecteur qui s’oublie lui-même dans ce qu’il lit, qu’il pourchasse en suivant des personnages bizarres. J’ai été un lecteur assez borgésien. Je ne sais pas comment le dire, mais c’est assez proche d’un parcours dans une bibliothèque, dans un dédale qui me tendait des images autres. Alors, quand j’écris un livre, c’est toujours un peu dans cette situation du lecteur qui découvre ce qu’il est en train de lire comme une passion. Jamais je n’ai écrit un livre dont je savais comme il allait finir. C’est toujours comme un suspens, une intrigue que je me soumets à moi-même à la manière d’une embûche. Rien de plus triste que les thèses à cet égard, avec l’illusion qu’on maîtrise la matière qu’on traite au lieu de se laisser conduire par elle.
Comment t’es venue l’idée et l’envie d’écrire toi-même ?
Écrire un livre, pour moi, c’est apprendre, c’est entrer dans le boyau ou se jeter à l’eau. Un peu comme pour un jeu vidéo avec un niveau de difficulté supérieur à chaque embranchement. Deleuze m’avait dit que la philosophie est une animation de concepts. Et je crois que c’est une animation qui n’est pas seulement celle du cartoon, ou du cinéma, mais quelque chose qui, comme une manette, comporte des niveaux à la fois qu’on crée, mais qu’on a tout autant le sentiment de découvrir, de reconstruire. De toute façon, je n’ai aucun respect particulier pour le livre, je ne suis pas passéiste au point de penser que seul le Livre pourra me sauver de ce que je ne suis pas devenu. Pour moi, facebook, mon site, ma tablette, mon téléphone, mes façons de basculer d’une fenêtre à l’autre sont déjà pris dans des régimes de signes avec lesquels composer une écriture, une inscription, une ligne tracée qui n’existait pas avant, mais qui nous attendait comme cette ombre dont je parlais. Alors, quand je lis Deleuze ou Derrida ou Hegel ou tout autre, j’y vois toujours ce que les disciples reconnus et les besogneux ne sauraient y percevoir. Écrire un livre, c’est donc ça, révéler ce que le livre disait à celui qui s’oublie, y trouvant la part la plus mobile et la plus vivace. Et quand c’est un livre personnel, dont la matière est un concept, tout est dans le montage, dans l’art d’attraper par là des choses que peut-être un insecte ou un animal pourraient percevoir. C’est incroyable le corps d’un singe qui parcourt l’espace en tous sens. Là, je me dis que mon corps ne sait pas faire ça, mais que l’écriture m’en donne peut-être les moyens. J’écris donc pour rencontrer ce type d’expérience avec un autre corps que le mien ou du moins dans le mien…
Ton premier livre est consacré à Gilles Deleuze. Comment as-tu rencontré la philosophie de Deleuze et pourquoi l’avoir privilégiée pour ce premier livre ?
Disons que c’est cet autre corps dont je te parlais à l’instant. Deleuze, c’est ce « corps sans organes » qui me fait penser au « devenir animal », au « devenir imperceptible » qui nous remplit de perceptions incroyables. Être imperceptible comme un électron qui passe dans l’espace sans laisser de trace, un pur trajet auquel proposer un médium pour qu’il y forme un trait, un parcours possible. Donc Deleuze, c’est un corps dont les organes sont entièrement posés en dehors de toute hiérarchie pour libérer d’autres rapports, d’autres associations, d’autres images de la pensée. Et puis, la lecture de Deleuze réveille dans les concepts des personnages qui vont au bout de ce qu’ils peuvent. Extrêmes. On ne peut lire Deleuze sans entrer dans une expérience. Le second livre que je fais autour de lui, c’est au pas de course, un peu comme la traversée du Louvre par les héros de Bande à part, un accéléré fulgurant.
Mais pour en revenir au premier livre que je lui consacre, beaucoup plus lent, je ne sais pas si cette étude a vraiment privilégié Deleuze. Si tu veux, c’est plutôt lui qui m’a privilégié, qui m’a élu, qui m’est tombé dessus comme une machine à vision, une machine de contemplation sans laquelle je n’aurais pas pu développer les sensations dont je parlais tout à l’heure en observant l’animal qui saute de branche en branche, pour un corps tout à fait prodigieux qui s’en fout de ses organes, qui ne voit que les lianes et les utilise pour rebondir dans des contorsions qui sont très légères, très aériennes. Comment se fabriquer un corps si nouveau ? Deleuze pose se genre de défi. Mais une fois posés ces mouvements, et en un autre sens, je n’ai cessé dans ce livre de confronter Deleuze à son ombre à lui, à Malcolm Lowry, à Valéry, personnages secondaires dans son œuvre qui deviennent essentiels chez moi…
Ton travail actuel est singulier puisqu’il fonctionne en croisant Deleuze et Derrida, ce qui pour beaucoup de gens est une hérésie. Quels sont les points principaux qui t’intéressent chez Derrida et que cherches-tu en greffant ensemble les œuvres de l’un et de l’autre ?
Justement, Derrida est un « personnage » mineur de l’œuvre de Deleuze. On en trouve quelques rares références dispersées dans son œuvre. Ce n’est pas comme Hegel bien sûr. Hegel, c’est carrément un ennemi, mais un ennemi intéressant qui permet de relancer les pièces de la machine et d’entraîner Deleuze sur un versant inédit, celui de la négativité. Mais cela me donne aussi la possibilité de prendre au sérieux Deleuze quand il dit qu’il ne souhaite pas reconstituer une chapelle, faire école, ni imposer une forme d’orthodoxie deleuzienne. Dans un tel retournement de Deleuze, se pose pour moi la possibilité de penser à partir de différentes entrées, à trouver, comme dans un jeu vidéo, des complices pour ouvrir une brèche ou franchir un seuil critique. Derrida est un excellent associé pour déconstruire les barrières, pour défaire les obstacles, pour donner des instruments qui sont chargés à bloc et qui s’accompagnent de fantômes, de spectres qu’on ne trouve pas chez Deleuze. Du coup, je suis comme un intermédiaire qui force un passage pour libérer des échanges entre Deleuze et Derrida, comme si j’y pratiquais un « intermezzo », une lecture qui leur propose un milieu, un point d’indiscernabilité, un espace qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Il y va, comme tu le dis si bien, d’une greffe. Et ce que j’ai privilégié dans les textes de l’un et de l’autre, c’est la question de la vie, de la survie, de la puissance de l’écriture vitale et virale. C’est chez Deleuze une puissante vie inorganique et chez Derrida un extraordinaire déchainement de virus qui nous poussent dans le dos comme dans la conquête d’une nouvelle éternité. Le virus n’est pas seulement une force de mort, mais de mutation, de transformation, avec une extraordinaire résistance au temps. Le virus est une sortie hors du temps irréversible. Il est tapi dans des calottes glaciaires, voire dans des météores pour une force insoupçonnée, celle de la trace, de l’empreinte qui reprend vie par-delà les tombeaux et les monuments. Ça, c’est mon premier livre sur Derrida, Un démantèlement de l’Occident. Le second concerne une percée hors de la modernité, de son nihilisme, de la finitude qui nous place toujours dans l’idée d’une fin du monde. Là aussi, ce que je cherche, c’est une espèce d’autre vie, de troisième vie qui ne nous est accessible que par d’étranges spectres, des reliques qui sont le propres de ce que nous pouvons trouver dans une espèce de pyramide, un labyrinthe qui n’est pas seulement imaginaire, mais qui convoque des médiums très différents, très vivaces…
Tu as aussi écrit sur l’art et la littérature, en privilégiant certaines figures comme Borges ou Van Gogh. Selon toi, qu’est-ce que l’art et la littérature apportent de différent par rapport à la philosophie et, éventuellement, à la philosophie ?
Ce sont justement dans l’œuvre des écrivains et des peintres qu’on trouve ces labyrinthes, ces embranchements dont je parlais. Deleuze aime bien partir du milieu et Derrida des médiums quand nous savons que Hegel pratiquait des intermédiaires et des médiations, des cercles qui gonflent comme des montgolfières prêtes à s’envoler. J’ai toujours éprouvé une passion pour les paysages intermédiaires qui devenaient médians de façon définitive. C’est, si tu veux, comme dans les grands paysages romantiques, avec la mer, l’océan, les bateaux qui partent pour aller nulle part, la mer devenant un milieu plus important, plus vaste que tout horizon, que toute limite. J’ai beaucoup abordé la question de l’île et je crois que les figures de l’art arpentent justement des espaces isolés plus que des personnages. L’art nous propose des étendues illimitées, de vastes plages de silence mais isolées par le cadre, tandis que la littérature nous tourne vers le temps, le temps d’une traversée qui dure au-delà du temps, justement, comme chez Melville, quand il n’est pas du tout question de rejoindre le port, mais de suivre une baleine blanche. Van Gogh et Borges sont un peu spéciaux dans un tel dispositif. L’un est aveugle et du coup est obligé d’user de la littérature pour créer des espaces de peintre, d’écrire avec du rouge, de monter des labyrinthes que seul un aveugle sait voir, visualiser dans la nuit. Van Gogh, c’est un peu l’inverse. Il est celui qui voit, mais qui cherche dans la vision ce qu’on ne peut qu’écrire. Sa correspondance est aussi énorme que sa peinture. Il introduit, dans l’espace, le temps de l’écriture, décrit des tableaux qu’il n’a jamais peints, imagine des espaces à partir du ton rompu de la musique de Wagner… Ce sont dans leur style respectif des créateurs excroissants, toujours en-dehors de leur art, en-dehors de tout genre, dans un débordement qui fait l’essence de la création. Alors l’un comme l’autre se prêtent à des perspectives brisées, à des zooms en profondeur, à des formes cinématographiques dans le cas de Borges… Il y a, dans cette façon de créer, des montages pour fabriquer un monde. Tout art véritable est un montage, une construction qui intègre dans son monument des éléments de grande incertitude, des éléments de déconstruction, de vacillement qui nous donnent l’envie de les éprouver, de sonder les limites. Art et littérature proposent à la philosophie un espace et un temps qui franchit toute limite et qui vient nourrir tout exercice critique. Pour entrer dans la vie, pour faire de la philosophie une véritable ressource critique, il faut qu’elle entre dans l’expérience d’un certain enfer. Il y a un « enfer de la philosophie » à partir duquel elle peut se mettre à parler autrement, à fabriquer des concepts pour y survivre et nourrir la pensée. Philosophie, Littérature, arts sont inséparables d’une transgression comme Hegel le savait aussi. On veut voir en Hegel le philosophe qui dépasse, le philosophe du progrès. En vérité, c’est le philosophe de l’inquiétude, du danger. Sa dialectique est le nom d’une transgression qui lui fait voir les œuvres et les événements dans une nuit insoupçonnée.
Dans ton travail, quelle place fais-tu à la réflexion politique ?
Je suis dans la révolte. Je suis un peu du côté de l’esclave et de l’opprimé. Je comprends les faibles, je saisis toute la négativité d’une vie dénuée, privée de tout. C’est mon côté hégélien, dont je venais d’évoquer la nuit. Ossuaires, Une intrigue criminelle de la philosophie, Enfer de la philosophie, Le mal et autres passions obscures s’inscrivent dans cette logique de la faiblesse, de l’art pauvre qui conduit à la révolte. Je ne me sens pas très aristocrate, disons. Je ne suis pas d’accord avec Nietzsche et Deleuze pour ce qui relève de la force, de la puissance dont le retour n’est donné que chez les maîtres, ceux qui supportent, visant au-delà de l’homme mais souvent depuis leurs châteaux. Il y a dans l’offense, dans l’humiliation des ressources créatrices qui me paraissent évidentes simplement en regardant l’art dans la rue, dans les tags que les maîtres vont bientôt s’arracher des murs pour les réintégrer dans la valorisation capitaliste. Le livre que j’ai fait sur Derrida comportait trois grandes parties : Tags, Graffitis, Tatouages. Jacob Rogozinski, que j’aime bien cela dit, a trouvé drôle et loufoque une telle partition. Mais elle a plutôt quelque chose de loubard, de politiquement chargé par les déchets de la rue, par la ruée qui se déchaîne dans la rue plus qu’à l’Université où beaucoup dorment. Je trouve que l’art dans la rue donne l’exemple de procédés d’écriture qui résistent au pouvoir, un pouvoir qui dépense des sommes folles pour les effacer. Ils sont pris par le désir non seulement de créer comme le maître, mais par celui de fuir un territoire, de le déterritorialiser par certaines marques très étranges. Un art de la nuit qui est souverainement déconstructeur et que je trouve dans l’espace contemporain aussi fort que la barricade d’un Hugo ou les cris de Dostoïevski relu par Chestov quand il s’agit de trouver les moyens de dire qui nous possède, nous envoûte. D’autres fois, c’est la figure du bouc émissaire, du pharmakon, qu’un tatouage va montrer du doigt, inscrire à la surface de la peau. Le plus profond, disait Valéry, c’est la peau. Je crois que le maquillage, la scarification d’un corps, ce sont des arts mineurs mais que tout commence dans cette forme mineure de la création. Je crois que c’est ce que j’ai voulu montrer dans Parures d’Eros et encore dans 100 mots pour jouir de l’érotisme. Je ne suis ni scarifié ni tatoué, peut-être parce que je n’arrête pas de taguer partout mes « Strass de la philosophie », qui est le nom de mon site sur internet. Et j’y vois le symbole d’une déconstruction possible, d’une inscription risquée qui met en danger celui qui en fait son totem pour mettre à l’abri un tabou qui le concerne. C’est encore autre chose qui se joue sur la peau. Dans le corps, dans l’écriture du corps, chancèlent les rapports de pouvoir qu’une société met en œuvre pour contenir les faibles dont en réalité la force est immense. Un démantèlement de l’Occident veut dire cela, un peu de faiblesse pour survivre, suffisamment de faiblesse pour se retourner un moment et poser quelque part un tag. Il n’a été question de rien d’autre que d’une écriture qui est comme une cicatrice dans l’histoire et qui cherche dans les arts mineurs, dans l’élément nocturne des spectres pour hanter le pouvoir.
Tu développes dans tes livres une logique des relations – relations non naturelles, sans filiations naturelles ou essentielles, relations plurielles, locales et éphémères. Il me semble que tu as en vue plusieurs choses : produire une critique de l’ontologie d’une part, produire une image du monde et de la pensée qui implique le mouvement, le changement, la multiplicité…
J’essaie des relations éphémères, fragiles. Mais c’est un peu comme on travaille la poussière, la cendre. Dans le Roman de la momie de Théophile Gautier, il y a une monumentalité partout, l’imposante masse égyptienne de l’architecture. Mais ce n’est pas là qu’advient le roman. C’est dans une galerie souterraine. Sur la dalle du sol que personne n’a visité depuis que la chambre mortuaire a été scellée. Alors le narrateur s’arrête sur une empreinte de pas, un peu de gras durci, lithographique, sur lequel s’est fixée la poussière comme dans une révélation photographique. Et il va dire que les monuments peuvent s’écrouler, mais c’est cette photographie, cette trace de pas dans la poussière qui va s’imposer à l’être comme élément non-substantiel. Ce n’est rien en comparaison du granit, mais c’est cette poussière, cette trace qui basculent dans l’éternité. Et tout le roman continue par relater ce que contiennent les quelques papiers tenus par la momie, des papiers, une écriture, d’autres traces donc pour une éternité que ne connait pas la force massive de l’ontologie, trop monumentale. Ce qui est remarquable, c’est que ce sont ces traces dans le sable, cette écriture sur un papier qui vont bouleverser l’Histoire, la rejouer à partir non des plus forts, des effigies nobles, mais des esclaves, des spectres qui se sont glissés dans les murs, amour d’une esclave pour le pharaon qui va survivre à toutes les institutions. C’est donc ça qui m’intéresse chaque fois que j’écris un livre : quelle est la ligne la plus faible, la ligne la plus insignifiante à partir de laquelle déployer une survivance, un événement qui fait basculer les empires. Et quelle multiplicité peut s’ordonner autour de ces empreintes, quels corps vont s’y contracter, s’y nouer pour y faire passer un peu de vie, de contestation capable de se jeter hors des systèmes d’assujettissement. Je crois que l’histoire a toujours plutôt été mise en mouvement dans ces interstices d’abord perçus comme des négatifs. Bon, je suis un deleuzien de la négativité. Ce qui est inattendu et finalement pas si évident que ça ! Et cette néantologie qui n’est pas deleuzienne me tire sans doute du côté de Derrida mais sans être reconnu comme tel par les lecteurs attitrés de ce dernier. Cela me pose dans une double imperceptibilité ou une double impertinence.
Hormis Deleuze et Derrida, quels sont les auteurs qui t’aident dans cette démarche ?
Les noms que je retrouve le plus dans mes prototypes, dans mes histoires avortées, dans les livres que je n’ai pas faits mais qui ont presque existé, au moins sous formes de traces, ce sont Zola, Jules Verne, Maine de Biran, Renouvier. Parfois j’ai des souvenirs d’Hergé, mais comme des flashs d’enfance. J’ai toujours pensé que Le Trésor de Rackham le Rouge était une espèce de forme circulaire assez proche de la Phénoménologie de l’esprit. Pour moi, la philosophie est une aventure conceptuelle. Clément Rosset dit parfois des choses de ce genre. Sauf que pour moi, le réel devient intéressant dans ses doubles, et je suis assez à l’aise dans les doublures. C’est intéressant de lire un livre et de se demander ce qu’il pourrait devenir si on lui amputait tel ou tel personnage. Donc, je cherche dans l’histoire de la philosophie ce qui aurait pu se passer, par exemple en enlevant Kant à cette histoire et en voyant Maine de Biran réécrire une « esthétique transcendantale » très différente, une sensibilité, une intuition qui n’est pas seulement humaine mais qui renvoie aux habitudes qui s’agitent encore en nous, en tant que vivants, en tant que corps chargés de la mémoire des protozoaires. Alors là, Bergson apparaît comme un nouveau personnage qui donne à l’intuition une autre forme que celle de Kant. Et du coup, on comprend le livre de Derrida sur Le toucher. Bon, c’est de cette façon que je pratique l’histoire de la philosophie. Par scénario. J’ai parcouru un scénario de ce genre dans Derrida–déconstruire la finitude, avec certains philosophes mineurs, avec des lignes de philosophies qui sont des prototypes
pour une autre histoire. C’est pas du tout une « contre-histoire de la philosophie » qui consisterait à dire que les philosophes avant moi étaient nuls comme le font des intellectuels qui ont du mal à créer des idées et qui comptent sur les ressources du vedettariat. Je préfère la vendetta qui va dans les marges, dans les coins où restent des traces d’une autre forme de pensée. Et les penseurs mineurs sont intéressant pas du tout parce qu’on ne les a pas lus, mais parce qu’on les met en rapport avec les penseurs majeurs qui s’effondrent sous leurs coups. Foucault évidemment m’aide beaucoup dans cette manière de faire et de relancer une politique de la pensée, une micropolitique où la vie assujettie laisse des dépôts pour une nouvelle manière de se penser soi-même.
Il me semble aussi que ton travail développe une logique éthique, qu’à travers ton travail tu réfléchis à la production d’une éthique. Quel sens donnerais-tu à ce concept d’« éthique » ?
C’est vrai. Cette manière de se penser soi-même à partir des déchets de notre histoire, des tags, des graffitis, tout cela implique non seulement un souci de soi, mais une forme éthique, au sens de Spinoza, autre nom qui compte dans mon parcours. Parce que Spinoza c’est un philosophe des rencontres, philosophe poignardé qui poursuit sa vie autour d’une blessure. Je n’essaye pas de trouver dans un chapeau de magicien un obscur penseur de son temps pour l’occulter. J’essaie de me représenter Spinoza lui-même dans sa forme la plus faible, minimale, presque négative. Le mal est de principe. Spinoza ce n’est pas du tout le paradis. On ne l’aurait pas excommunié pour si peu. C’est au contraire un philosophe qui s’intéresse aux « modes » d’existence les pires et qui cherche un salut. Le salut n’intervient pas dans l’horizon de celui qu’on soupçonne de commencer par l’absolu. Les lectures universitaires de Spinoza y voient quelqu’un qui part de la Substance, de ce qu’il y a de plus haut. En fait, c’est tout l’inverse. La Substance n’est rien sans les « modes » d’existence qui ont pour ainsi dire les pieds dans la boue. Et pour ces modes se proposent différentes orientations, différents attributs dont l’existence poursuit l’enchaînement. Ce serait compliqué de parler de Spinoza en quelques mots, mais l’idée c’est de dire que son « Éthique » n’est pas une morale qui part toujours d’en haut, de la loi, de sa table immaculée pour donner des leçons, mais d’en bas, des vilaines blessures, des virus, des empreintes qu’ils laissent dans la pensée, des poisons dans le corps. Avec la possibilité de s’en tirer, de trouver dans cette faiblesse une puissance insoupçonnée. Spinoza est un pauvre. Une petite chambre, un mobilier de rien du tout, quelques vêtements laissés à sa mort, aucun héritage, pas d’enfants, pas de femmes ou d’hommes avec qui il ferait réellement couple, foyer. Il refuse un poste à l’Université, il taille des lentilles optiques pour survivre. Alors seulement « l’Éthique » peut commencer à prendre corps. Donc oui, à partir de ce dénuement, « l’Éthique » commence à m’intéresser. Mais pas du tout pour parler de l’Autre, de son visage qui rayonne. Je n’ai jamais compris qu’on puisse parler du visage quand il faudrait commencer par la gueule. Il y a un peintre qui est tout à fait exemplaire, très spinoziste pour moi et assez différent de Vermeer dont les tableaux seraient déjà le salut réalisé, le troisième genre en acte. Il y a un peintre disais-je, qui montre non pas des visages, mais des gueules, des sales gueules. C’est Rouault, une espèce de Chestov de la peinture. J’aurais toujours voulu écrire quelque chose sur Rouault, un autre de mes regrets. Le Christ y est montré chez lui dans une posture insupportable, une écorchure. Mais c’est là que peut démarrer un processus éthique et que la question du salut peut prendre un sens. « Éthique » pour moi veut dire déjà chez Aristote un ensemble de comportements écorchés, qui n’ont pas de règles, dont la règle n’existe pas parce qu’on est hors la loi, en dehors de la loi, dans un monde qu’il dit « sublunaire », monde de l’accident, de la mauvaise rencontre, où rien n’est prévisible si ce n’est le pire. Alors comment vivre là dedans ? Avec quoi s’associer et comment tenir debout ? C’est l’image du cavalier qui s’impose à Aristote, l’association avec le cheval, avec une monture pour tenir droit et sauter les ravins. On a là un autre corps, comme celui du singe dont je parlais tout au début. Avec Sénèque, c’est encore pire. Il nous propose, un moment, de monter sur le dos d’un chat pour faire de la philosophie. Imagine un peu comment sauter avec un chat sur des troncs d’arbres ! C’est terrible ça ! Et donc l’Éthique nous fait inventer des règles pour tenir droit dans le chaos, dans l’irrégulier. L’Éthique est une question de milieu, d’« éthos », d’éthologie. J’aimerais bien alors penser avec l’animal, rentrer dans un mode d’existence qui s’associe l’animal, mais aussi le monstre ou la machine comme dans Plurivers ou dans Métaphysique d’Alien qui sont un peu mes livres les plus récents. J’ai un moment réfléchi avec le film Blade Runner à des modes d’existence de ce genre. Mais ce n’est pas du transhumanisme. L’humain ne peut pas se transcender ni devenir Dieu. Ça c’est encore une soupe morale, de la moraline. Je trouve que l’animal, le ver de terre, la tique, ont une présence extraordinaire, forment une complexion extraordinaire dont on pourrait apprendre les formes d’existence au lieu de les détruire. Et, de même, une technologie de pointe qui serait ouverte au vivant, associée à « Bios », ce serait assez extraordinaire. En tout cas, pour moi, le salut n’est pas donné dans la hauteur et la verticalité mais dans la chute, dans les formes supposées les plus basses…
Sur quoi travailles-tu en ce moment et sur quoi aimerais-tu travailler ?
C’est toujours difficile d’anticiper. Je vais d’abord créer une collection aux éditions Kimé dans l’esprit de « Strass de la philosophie ». Elle se nommera « Bifurcations ». Mais ce n’est pas pour m’auto-publier. Je vais ouvrir en mars la collection par « Le siècle deleuzien ». Mais je poursuis évidemment des projets avec des amis de L’éclat, Max Milo, Léo Scheer. Une chose est certaine : quand Deleuze publiait chez Minuit, c’était, en 1967, un éditeur qui commençait à peine à sortir de la nuit, disons. Quand Derrida quitte Flammarion, Galilée n’existait pas pour ainsi dire. A chaque époque se pose un problème analogue. Pour publier de nouveaux talents, il faut non seulement oublier les anciens, mais leur échapper. Et surtout sortir des pattes de tous ceux qui se protègent, qui rêvent de ruiner une pensée qui pourrait leur nuire, nuire à la bêtise des réussites autoproclamées. Les éditeurs en marge seuls résistent ! Il faut donc aussi sortir ses griffes.